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IMPRESSIONS DE GUERRE
DE
PRÊTRES SOLDATS
ETUDES
Fondées en 1856, paraissant deux fois chaque mois en
livraisons de 144 pages grand in-8% la Revue comporte,
avec des articles de fond et des variétés, une recension
sérieuse des livres nouveaux.
Recueil de haute vulgarisation avant tout religieuse,
les Études font la première place à des sujets que leur im-
portance maintient à l'ordre du jour, et auxquels l'intérêt
passionné des hommes intelligents assure en notre temps
un surcroît d'actualité.
Les Etudes ont publié, depuis septembre 1914, et conti-
nuent de publier, parallèlement à leurs Impressions de
guerre, divers articles sur les questions de morale, de philo-
sophie et de psychologie soulevées par la présente guerre.
Les abonnements partent du 5 janvier, du 5 mars, du
5 juillet ou du 5 octobre.
Un an : Fhance.... 25 fr. — Union postale.. 30 fr.
Six mois : France.. 13 fr. — Union postale.. 16 fr.
Numéro spécimen sur demande.
S'adresser à l'Administrateur des Études,
12, rue Oudinot, Paris (Vil')
IMPRESSIONS DE GUERRE
DE
PRETRES SOLDATS
RECUEILLIES PAR
Léonce de GRANDMAISON
IMAGES DE LA GR.U'DE GUERRE
DE BRUXELLES A SALONIQUE
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOUIIRIT ET C", IMPRLMEUKS-ÉDIÏEURS
8, RUK GARANCIÈRE — 6"
1917
Tous droils réserves
Nihil obstat.
A. d'Alès.
iO décembre 1916.
Imprimatur
Parisiis, die 16» decembris 1916.
H. Odelix,
V- g-
Droits de reproduction el de traduction
réservés pour tous pays.
AVANT-PROPOS
Un si petit livre ne souffre pas de titre
massif. C'est la raison qui m'empêche de pré-
senter ce second volume d'Impressions comme
un Recueil pour servir à f histoire et à la psychologie
du militaire français de la grande guerre.
Aumôniers, combattants, brancardiers, les
prêtres-soldats qui ont bien voulu nous confier
leurs souvenirs furent en contact étroit et con-
tinuel avec l'âme du soldat. Sans y chercher un
sujet d'étude, appliqués entièrement à leur mi-
nistère sacerdotal et à leurs devoirs profession-
nels, ils n'ont pas laissé de bénéficier de la juste
confiance faite à leur caractère et à leur discrète
sagesse. Peut-être n'ont-ils pas mieux raconté
que d'autres — encore que la haute culture de
beaucoup les mît déjà hors pair parmi les chro-
II IMPRESSIONS DE GUERRE
niqueurs du front ; — ils ont sûrement vu mieux,
plus juste et plus au fond que la plupart de
leurs émules, ce qui touche au moral, aux
croyances, aux sentiments, aux habitudes d'es-
prit des combattants. C'est, avec le bon accueil
fait à la première série de ces Impressions de
guerre des Études, ce qui nous encourage à
publier celle-ci.
Quelques-uns des morceaux qui la compo-
sent : Deux marsouins de 1915, par exemple, ou
Dans la fournaise de Verdun, ont retenu, au
moment qu'ils furent publiés, l'attention d'une
large partie du public français. On les retrou-
vera ici, joints à d'autres récits d'une tonalité
plus grise, d'un intérêt peut-être moins poi-
gnant, mais donnant à merveille le sentiment
de cette longue guerre d'endurance et d'usure,
guerre de détail, d'attente et d'affût, de tenace
et invincible patience, dans laquelle le génie vif
et primesautier de la France n'a pas moins
excellé — à l'admiration du monde — que dans
l'offensive et la guerre de mouvements. De
Tahure à Troyon, et de Bruxelles à Salonique,
avec de longs arrêts dans ces « environs d'Arras »
où nous promena si longtemps la prose réti-
AVANT-PROPOS m
cente des Communiqués, et dans les champs,
désormais sacrés, des Hauts-de-Meuso et de
Verdun, nos souvenirs se trouvent former une
chaîne suivie. Mais, plus que dans cette conti-
nuité géographique, l'unité profonde réside ici
dans l'esprit religieux qui anime celles même
de ces pages où l'œil distrait ne verrait d'abord
que paysages sobrement notés, qu'émotions
puissamment rendues. Divers par la fonction
ou l'attitude, penché sur le mourant pour l'ab-
soudre et le consoler, entraînant au feu sa
section, ou affermissant le moral de ceux qui
ont à subir l'assaut rageur des obus, le prêtre-
soldat reste, dans ces récits sincères comme
dans la réalité de l'action, l'homme de Dieu, le
messager et le bon sergenl du Christ Jésus.
Léonce de Grandmaison,
Directeur des Études.
i" septembre 191G.
LIVRE PREMIER
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE
IMPRESSIOiNS DE GUERRE
DE
PRETRES SOLDATS
EN CHAMPAGNE
1. — Relève de blessés à la Butte de Tahure
{Champagne pouilleuse) .
Mercredi 13 octobre 1915. — Hier au soir, au
coucher, on m'avertit que je devrais aller aujour-
d'hui aux blessés. Enfin, on va travailler sérieu-
sement! La nuit a été mouvementée; on a mar-
mite notre bois; beaucoup d'entonnoirs dans le
champ à côté, quelques brandies d'arbres cassées;
pas d'autre dégât; mais les éclats sifflaient ferme
au-dessus de nos abris : j'avais l'impression de
dormir dans une tombe.
4 IMPRESSIONS DE GUERRE
Dans le petit jour, on nous donne un quart de
café chaud, un morceau de fromage et du pain;
puis on s'attelle deux à deux à une poussette, et
en route. (La poussette est constituée essentielle-
ment par deux roues assez hautes et légères, entre
lesquelles est suspendu un brancard. L'ensemble
est léger et assez commode.)
Nous allons directement vers les tranchées, en
suivant la route de Perthes à Hurlus. Cette route a
été si bien marmitée qu'il n'en reste plus grand'-
chose. On en a fait une autre à quelques centaines de
mètres ; elle aboutit à la route qui va vers Tahure.
On marche à la queue leu leu, sans parler; il y a
six poussettes, donc douze hommes, un caporal et
un sergent. Nous suivons la route : le jour est rose
dans le brouillard et le contraste est frappant de
ce calme et des horreurs que nous traversons. A
côté de la route, une tombe d'Allemands a été
retournée par une marmite ; c'est une sépulture
de l'an dernier : un crâne déjà desséché est sur le
bord de l'entonnoir. Un peu plus loin, un obus est
tombé, cette nuit, sur une cuisine roulante qui
apportait la soupe aux combattants. Conducteur,
cuisinier, chevaux, tout a été horriblement déchi-
queté. De la cuisine, il reste quelques tôles tor-
dues, une ou deux tiges, un robinet de cuivre ;
tout le bois a été consumé. C'est effrayant comme
destruction. :
Il y a des débris informes mêlés à de la terre ;
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 5
ce sont les restes de deux hommes. Les chevaux
sont à côté ; l'un est décapité, l'autre a l'épaule
ouverte. Une prière, en passant, pour les deux
pauvres liéros inconnus dont on ne parlera pas, et
on continue. Nous arrivons au carrefour de la
route de Perthes à Tahure. Le canon recommence à
tonner. D'abord, une batterie de 75 qui tire der-
rière nous : les obus doivent passer très peu liaut
par-dessus nous ; on a une invincible envie de
courber la tête et les épaules à chacun de ces
Dumm... qui nous rasent. Puis, d'autres batteries
s'y mêlent un peu plus loin, puis l'ennemi riposte.
Nous avançons quand même. Les boyaux d'accès
sont trop étroits pour laisser passer nos poussettes
et il faut aller en terrain découvert en suivant la
route. Nous sommes obligés de contourner trois
trous de marmite qui ont défoncé la chaussée.
Quelques petits sapins bordent la route, tous cou-
pés à hauteur d'homme parles obus.
.En contre-bas, voilà un endroit ravagé, noirci,
brillé..., des bouts d'étoffe calcinés, des débris de
cuivre, un entonnoir énorme, criblé de trous plus
petits. C'est un dépôt de munitions boclies, qu'ils
avaient abandonné là; un de leurs obus l'a fait
sauter avant-hier, il y a eu grand ravage ; tout ce
qui était inflammable, à 50 mètres à la ronde, a
flambé : poussettes, musettes, équipements, bois
de fusil, sapins. Un peu plus loin, c'est encore
plus triste : presque au milieu de la ciiaussée.
6 IMPRESSIONS DE GUERRE
quatre casques, trois énormes flaques de sang
avec quelques débris indiscernables; sur la haie,
à côté, des cartouchières toutes neuves, avec
leurs courroies jaunes. C'était, me dit-on, quatre
hommes qui se reposaient. Un obus les a tués
tous quatre... Nous suivons encore la route au
milieu de débris de toutes sortes ; dans le champ
à côté, un boyau circule, on voit des têtes de fan-
tassins qui y passent. Nous sommes au plus mau-
vais endroit, bien visibles, sur la route bien repérée
par l'ennemi. Enfin, nous arrivons au poste de
secours où l'on doit nous amener les blessés. On
laisse les poussettes sur le côté de la route. Je
n'arrive pas à décrocher ma bricole de la pous-
sette, la hâte me rend maladroit ; mes camarades
sont déjà dans le boyau et m'appellent; j'essaye
de me raisonner, mais je sens, je l'avoue humble-
ment, une peur insensée m'envahir... On ne voit
que moi, tout seul, sur cette route blanche...
Enfin, je me décroche. Ouf 1... juste au même
moment, une commotion me secoue; est-ce un
vent violent, ou le bruit de la détonation, je ne
sais ; ma tête rentre d'elle-même dans mes épaules
qui se courbent et, sans trop savoir ce que je fais,
je dégringole dans le boyau. C'est un obus de 305
qui a passé à 2 mètres environ au-dessus de moi,
et a éclaté 100 mètres plus loin. Allons, mon ange
gardien veille sur moi !
Le poste de secours est tout simplement le des-
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 7
SOUS de la route : un pont fait de rondins couverts
de tôle et de terre. Il y a peu de place et les bran-
cardiers n'y séjournent pas : en attendant que les
blessés arrivent, ils se mettent dans un tronçon de
boyau long- de 100 à 200 mètres, parallèle à la
route. Dans les côtés de cette tranchée sont
creusés des trous, sortes de loculii où un homme
peut s'étendre. Ainsi on ne gêne pas la circulation
dans le boyau, et on est à l'abri, à peu près, des
éclats d'obus. Il n'y a danger que si un obus tombe "
juste dans le boyau; alors on est enseveli.
Nous prenons chacun possession d'un trou et
attendons. Il y a encore, entre nous et les Alle-
mands, d'abord un terrain découvert, sans boyaux,
de 1 500 mètres environ, coupé d'une ligne de
tranchées ; puis trois lignes de trancliées dans un
espace de 600^mètres environ; puis le village de
Tahure occupé par nos tout avant-postes ; puis
l'ennemi à 300 mètres. L'endroit où nous sommes
est un des plus mauvais, car les Prussiens l'ar-
rosent perpétuellement de « tirs de barrage », afin
d'empêcher les munitions et le ravitaillement d'ar-
river aux combattants de tranchées.
Et de fait, à peine sommes-nous là (il est sept
heures) que le marmitage commence; par rafales
de quatre, de huit, de dix, les grosses marmites
tombent. Elles s'annoncent de très loin par un
ululement qui s'approche, devient décliirant, puis
éclatent en faisant une énorme colonne de fumée
8 IMPRESSIONS DE GUERRE
noire, de poussière, de débris... Les éclats vont
retomber au loin en faisant chacun leur petite
musique.
On se rencoigne dans son trou et on attend en
supputant, de trou à trou, sur l'éclatement plus
ou moins proche de telle et telle marmite.
Il n'y a pas attaque aujourd'hui aux tranchées,
aussi les blessés sont rares, j'ai le temps de réflé-
chir dans mon loculus. Ce coin oii nous sommes,
si horriblement bouleversé, coupé par les boyaux,
taraudé par les obus, remué, saccagé... C'est bien
cette terre pétrie de sang et de ferraille dont on a
parlé dans les Études. L'impression est horrible-
ment désolée, écrasante. On sent la puissance de
la mort qui plane là. Une odeur douceâtre im-
prègne tout, odeur que je retrouverai plus tard
sur les cadavres : celle du sang desséché, cette
craie de Marne en est imbibée. C'est aussi l'odeur
humaine pourrie, odeur d'excréments qui souillent
tous les tournants de boyaux, le réalisme le plus
abject à côté de l'horreur et de l'héroïsme; c'est
une odeur qui s'attache aux vêtements, à la barbe,
qui reste en vous avec cette poussière pénétrante
et tenace... C'est ça, la guerre; nous y sommes
en plein.
Le bruit du canon est tel que d'un côté à l'autre
du boyau on ne s'entend pas; je suis obligé de
hurler pour me faire entendre de l'homme couché
à un mètre en face de moi. Un éclat d'obus gros
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 9
comme la main tombe entre nous deux : c'est le
premier de la journée; et il fait cliaud, lourd, l'air
est cliargé de fumée, le ciel semble tout l)as sur
nos tètes et toujours les marmites qui hurlent;
il est vrai que les 75, de tous côtés, y répondent,
et ils en font, un raffiil! C'est le « duel acharné
d'artillerie » que vous avez lu dans les commu-
niqués.
Le sergent qui était resté dans le poste de se-
cours passe en se courbant dans le boyau : « Un
blessé vient d'arriver. A votre tour! »
Je sors du boyau avec mon coéquipier et monte
sur la route. Un petit frisson en se trouvant de
nouveau à découvert et seuls. On ne voit pas une
tète d'Iiommc dans cette plaine si remplie de com-
battants. Les brancardiers régimentaires ont posé
le brancard sur le bord de la route et sont repartis
par les boyaux. Le blessé est là, couché, en plein
sous les marmites qui passent... Mon Dieu, j'ai
bien vu des l)lcssés à iMontauban, et {)Ourtant
qu'était-ce à côté de cela?... On n'a même pas
pansé le malheureux : en vaut-il la peine?... Il a
la jambe droite coupée au-dessus du genou, on
voit les deux bouts d'os dans une bouillie rou-
geàtre, la jambe gauche broyée au til)ia; le [)ied
gauche a été coupé en deux presque longitudina-
lement; une section assez nette qui laisse voir les
bords du soulier emprisonnant une tranche de
quelque chose qui ressemble à du haciiis de porc.
10 IMPRESSIONS DE GUERRE
La section, en biseau, va de la base du petit doigt,
qui seul reste, à la clieville interne : c'est hor-
rible!.. Les habits sont noircis de poudre et de
terre. Le visage entièrement couvert d'un masque
de sang- coagulé, à travers lequel fdtrent deux
regards de bête blessée... L'homme explique,
comme il peut, que c'est une marmite qui l'a ainsi
écrasé. Il est resté huit heures enseveli... Com-
ment n'est-il pas mort? Les poils de sa moustache
sont colles au sang de sa lèvre inférieure. Il parle
au travers comme il peut. Son aspect est tel que
nous restons abasourdis, malgré le danger.
Puis le sentiment de la réalité nous revient; on
prend le brancard, on le suspend à la poussette,
puis bricole à l'épaule, et en route. Que de cahots
sur cette route défoncée! On fait attention, mais
l'homme ne se plaint pas : « Allez, vite, vite, »
répète-t-il. Après 200 mètres, plus de route; une
marmite, depuis notre passage de ce matin, l'a
défoncée. Il faut descendre dans le champ (si on
peut appeler cela un champ), puis, à force de
coups d'épaule, remonter le talus. Nous haletons,
on étouffe, le casque pèse horriblement... On
entend un chant continuel, srar une note jolie,
presque mélancolique... Je n'ai analysé que plus
tard ce que c'était. Ce sont les obus de 75 qui
passent sur nous et les éclats d'obus boches, en
nombre incalculable, qui pleuvent partout : la
basse est faite par les éclatements de marmites à
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 11
tout instant, et cela devient si continuel qu'on n'y
fait plus attention, on va tète basse, tirant de tout
son poids, aliuri, abruti par ce bruit, endormi par
cette note chantante des obus. On ne raisonne
rien, on n'a plus peur, on marche la gorge pleine
de poussière : je récite machinalement un acte de
contrition que je recommence indéfiniment, sans
trop savoir ce que je dis. Pourtant, je n'ai pas la
sensation d'avoir peur, comme tout à l'heure.
Derrière nous, le blessé se plaint; il a froid, il
demande si on n'a })as une couverture. Il faut
arrêter. C'est dangereux... Un effort de volonté,
et ça y est. On arrête en pleine route. Nous
n'avons pas de couverture, j'étends ma pèlerine
de caoutchouc (celle que mon frère m'a envoyée
et qui fait pour la seconde fois la campagne) sur
les jambes en bouillie du malheureux. Puis on
repart. Enfin, voilà le relais de voitures. Un peu de
calme. Le blessé est posé dans une tranchée tandis
qu'on charge d'autres brancards.
Le pauvre homme s'est confessé et a reçu
rextrôme-onction déjà, d'un prêtre soldat qui a
aidé à le déterrer... Je lui renouvelle l'absolution-
Il est mort, m'a-t-on dit, dans la voiture, après
2 kilomètres.
Nous revenons, par la même route, reprendre
notre [»lace au poste de secours et on attend. Les
marmites sont un peu moins nombreuses, c'est-à-
dire qu'il n'y en a plus qu'une toutes les deux ou
12 IMPRESSIONS DE GUERRE
trois minutes. D'autres équipes partent, emme-
nant chacune leur blessé... Je mets un peu de
poussière de craie sur le sang qui est resté attaché
à mon caoutchouc. Dans l'abri, à côté de moi, un
brancardier lime paisiblement un coupe-papier fait
du cuivre d'une ceinture d'obus. Il est habitué à
tout cela. Il est sur le front depuis le 10 août 1914.
Je me lève et circule un peu dans le boyau;
chaque trou a son homme qui dort, qui mange,
qui écrit... On en vient à se rassurer. De temps à
autre, un petit détachement de quinze à vingt
hommes vont vers les tranchées de première ligne
ou en viennent.
Ils passent à la queue leu )eu, surchargés de
leur sac et outils, pioches, pelles. Ils sont blancs
de poussière de craie, hâves, sales indescriptible-
ment. Plus de couleur à leurs habits, tout est gris;
il semble qu'ils n'ont plus de sourcils, que leurs
moustaches ont disparu; une couche de craie et
de sueur cache leur peau; leurs yeux brillent là
dedans; ils défilent sans parler, automatiques,
sans vous regarder. Pauvres gens; voilà quatorze
ou quinze jours qu'ils sont dans les tranchées,
couchant par terre sous l'incessant bombarde-
ment, attendant la mort à tout instant, mangeant
peu et froid. On leur porte la soupe de 2 kilomètres
à l'arrière, dans des seaux en toile. Elle arrive
couverte d'une couche de poussière de craie, et
froide; et puis ils ont du « singe »; pas de vin, pas
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 13
d'eau ou presque... Ah! ceux qui se plaignent à
l'arrière ! . .
Un petit groupe se forme au bout du Ijoyau. Le
sergent parle avec un homme qui vient de Tahure.
Il s'ag-it d'aller là-bas, chercher deux blessés
tombés devant Tahure et qu'on ne peut aborder
sans passer sous le feu d'une mitrailleuse boclie...
Il faut amener des poussettes pour les rapporter;
on demande des hommes de bonne volonté, ce
sera dangereux. Nous partons à quatre, traînant
deux poussettes, avec un sergent, gros pépère
placide, calme et brave. Par la route directe, d'ici
à Tahure, il y aurait à peine 1 200 mètres, mais
elle est prise en enfilade par le feu des tranchées
ennemies, et on interdit d'y passer, ce serait folie.
On fait un détour de 2 kilomètres. Il n'y a pas de
boyau. Nous descendons de la chaussée; d'abord,
un champ de terre rougeàtre avec quelques trous
d'obus; puis nous contournons un petit bois : au
tournant, quatre carcasses de ciievaux qu'il faut
enjamber et sur lesquelles faire passer les pous-
settes. C'est liideux!.. Le petit défdé entre deux
bois s'élargit : c'est maintenant une piste qui
passe sur le côté d'un petit clianip, gorge de
30 à 40 mètres entre deux bois. Les deux bois
sont remplis de nos soldats dans les trancliées; ils
nous font signe de nous liàter en liocliant la tète.
Ils lèvent les yeux en l'air : je regarde, il y a là-
bas, au bout (\u délilé, un ballon-saucisse boche
n IMPRESSIONS DE GUERRE
qui ne peut pas ne pas nous voir. Nous formons
avec nos deux poussettes un groupe trop compact.
On va certainement nous repérer. Ça ne manque
pas; un obus de 77 tombe dans le champ à côté,
qui est criblé de trous, déjà. Il n'éclate pas... Nous
nous séparons.
Je prends de l'avance avec mon compagnon. Un
obus tombe sur la piste derrière nous, devant
l'autre poussette, et éclate fort bien... La terre
retombe sur nous en pluie, un casque du groupe
d'arrière sonne sous un éclat d'obus... Rien! pas
de blessés, c'est miraculeux. Nous prenons le trot
en conservant nos distances.
Les poussettes bondissent par-dessus les enton-
noirs. D'autres obus tombent dans le champ à
côté... Les uns éclatent, les autres non, on n'y fait
plus attention, on trotte. Le défilé s'allonge entre
les bois. Mon Dieu! comme c'est long! Implaca-
blement, les obus nous suivent et éclatent à notre
liauteur, mais à gauche... Décidément la « sau-
cisse » y voit de travers.
Enfin voilà le bout du défilé; triste spectacle au
tournant, à 4 mètres sur la gauche : un cadavre de
soldat. Il est sur le dos, les deux poings fermés,
©n distingue sa mâchoire crispée, ses deux poings
menaçant le ciel. Il faut passer. Pauvre homme 1
Qui est-ce? Qui le pleurera là-bas, en France?...
Un peu plus loin, un autre, puis deux ou trois
autres en groupe, couchés sur le côté ou sur le
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 15
ventre, les bras étendus. Pauvres morts!.. Mais
nous sommes presque arrivés; la petite vallée a
tourné à angle droit et là tout près on distingue à
300 mètres des j)ans de murs dans des arbres
hachés, sur un monticule. C'est Taliure, dont on
a tant parlé... Sur la droite, adossés à la colline,
protégés par un repli de la vallée, on distingue des
cahutes en bois très bien construites. Devant, des
hommes vont, viennent. Ce sont les anciennes
« Écuries allemandes ». Ils sont restés là tout
l'hiver et s'étaient installés. L'offensive du 25 sep-
tembre les a chassés. Maintenant, c'est un poste
de secours... Les hommes qui sont là nous font
vivement signe de nous mettre sur le côté de la
vallée.
En effet, dans le milieu, on est sous le feu d'une
mitrailleuse qui, par une dépression do la butte,
fauclie tout. Et nous entendons soudain des dzinn^
dzimi, significatifs. Nous sautons de côté, et, après
avoir passé par-dessus une tranchée, pleine de
poilus, qui barre la vallée, nous voilà en sûreté
aux Écuries boclies. Voici, sur une cinquantaine de
mètres, à moitié creusées dans la colline, à moitié
construites, des écuries pour les chevaux, des
habitations pour les hommes, un salon pour des
officiers. Devant, une pompe bien cimentée. J'y
vais prendre un peu d'eau, elle est fraîdie, excel-
lente, je remplis mon bidon. Ce sont les Allemands
qui ont fait creuser ce puits, très profond, paraît-il.
16 IMPRESSIONS DE GUERRE
Tout cela est organisé solidement, proprement,
durable, bien à l'abri. Nos deux blessés sont là;
ils étaient tombés au milieu de la vallée à 30 mètres
à peine (là où nous sommes passés) en voulant
aller directement de la tranchée aux Écuries, sans
passer par le boyau. Ils sont restés quelque temps
au milieu; aller les chercher eût été se faire tuer
sûrement: ils ont réussi à se traîner jusqu'à l'abri
des Ecuries. Blessures relativement légères dans
les jambes. On souffle un peu; on en profite pour
regarder Tahure. Cette butte dont on a tant parlé,
objectif qui a coûté si cher... J'y suis presque :
200 mètres à peine. Et qu'est-ce? Presque rien;
une petite butte, une taupinière; que de sang
versé ! Les obus français ont inondé pendant
soixante heures tout le coin où nous sommes. On
en a tiré, paraît-il, plus de deux millions î et nous
qui, après deux cents ou trois cents marmites,
étions dans un état d'énervement ! A quel degré
d'abrutissement n'ont pas dû arriver ceux qui
étaient là, dans ces écuries bien propres, dans ce
salon bien coquet... J'ai envie de dire : « Voir
Tahure et mourir! » tant je suis ravi d'être venu
jusque-là. Je pense au commandant H... qui a cer-
tainement passé par ici; à mon frère, dont cette
butte a été l'objectif pendant longtemps... Mainte-
nant ça y est, elle est à nous. On ne peut s'ima-
giner ce que, ici, ce nom de Tahure évoque de
pensées, d'idées tristes et glorieuses à la fois !..
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 17
Je veux essayer d'aller au village, dans lequel il
y a une ligne de tranchées des nôtres. C'est inter-
dit. J'aurais peut-ctre, au cimetière, s'il existe
encore, trouvé quelques traces, une tombe... Il
faut repartir. Nous chargeons nos blessés sur la
poussette. Ils sont heureux et oublient qu'ils
souffrent pour nous plaindre d'être venus les
chercher si loin... Il y aura un mauvais pas à fran-
chir : le milieu de la vallée, là où la mitrailleuse
donne. Nous y sommes passés sans défiance tout à
l'heure ; maintenant, un petit frisson . Allons, un acte
d'abandon à Dieu, un signe de croix et on se lance
au grand trot, tirant les poussettes... Nous voilà à
l'endroit le plus critique, au beau milieu de la
petite gorge, pas loin du groupe de cadavres qui
ont été étendus là par la mitrailleuse. Allons-nous
être comme eux dans un instant?.. Mes idées filent
dans mon esprit avec une rapidité vertigineuse :
je remar([ue presque simultanément notre gros
petit sergent qui trotte de toutes ses forces, tout
suant, son ventre secoué comme un panier à sa-
lade, et puis je remarque que les poilus de la tran-
chée, sur laquelle nous repassons, sont propres et
ont l'air content. L'eau de la pompe boclie, sans
doute... Ahl les bienfaits de l'eau!... Puis je pense
à Madagascar... Si les élèves du collège nous
voyaient tramant cette poussette!.. Et puis, tout
d'un coup, une vive douleur au talon : j'ai calé
avec ledit talon la roue de la poussette lancée à
n. 2
18 IMPRESSIONS DE GUERRE
toute vitesse sur une petite pente; je tombe pres-
que, mais je me relève ; mon talon me fait violem-
ment mal... Mais, dzin, dzin, dzinn... voilà la note
chantante des balles. Clopin-clopant, mais sans
diminuer la vitesse, nous trottons, nous trottons...
Nous dépassons les cadavres : je remarque leurs
molletières, bien sanglées, couvertes de boue...
Et enfin, le tournant, la vallée où les obus nous
accompagnaient; nous sommes hors du champ de
la mitrailleuse. Il n'y a plus que les obus à
craindre, c'est relativement peu.
Nous allons au pas ; on est haletant, épou-
monné, notre blessé rit de tout son cœur Nous
refranchissons les cadavres de chevaux, comptons
les trous d'obus tout en marchant, nous rions,
nous sommes gais d'avoir échappé au danger et
sauvé deux braves gars : une fervente prière de
remerciement. Et nous voici au poste de secours.
Ce n'est plus qu'un jeu : il y a encore du danger,
mais tout est relatif.
Jeudi 14 octobre. — Je passe la journée, assez
calme, à mettre en ordre affaires et souvenirs. Ce
matin, un cheval a été tué dans le champ à gauche
de notre cantonnement par un éclat, ou une balle
perdue. Je le vois d'ici, faisant une grosse bosse
noire au milieu du champ grisâtre. J'ai été me
promener à cette place, en toute sécurité, avant-
hier. A sept heures du soir, on appelle les hommes
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 19
de ma section; on craint une attaque et de nom-
breux blessés, dans la nuit. Nous partons, étjuipés
comme à l'ordinaire, mais sans musette ni bidon.
Je n'emporte que mon fidèle caoutcliouc.
Nous reprenons la même route connue; mais
c'est un dédale, un enchevêtrement, un fouillis
inextricable de cuisines roulantes qui viennent
porter la soupe et le café aux combattants. Elles
s'arrêtent en lile interminable sur la route et des
hommes avec des seaux de toile distribuent la
pitance dans les tranchées... les Allemands con-
naissent certainement cette affluence de ravitaille-
ment, ils connaissent aussi la route ; ils ont assez
vécu dans ces parages, tout est repéré. Cependant,
par une sorte de convention tacite, les canons se
taisent à ce moment et, dans la nuit, la soupe va
en paix vers les poilus. Pourtant quelquefois un
obus inattendu arrive en plein sur la route, parmi
les équipages enclievétrés, fait sauter cinq ou six
chevaux, autant d'hommes, une ou deux cuisines
roulantes... et puis le silence se rétablit, on ra-
masse les débris des morts, on écarte les chevaux
éventrés et les cuisines serrent la file... C'est inex-
primal)le, l'insouciance de la mort que tout ce
monde a par ici.
Comme nous arrivons en cet endroit (l'embran-
chement des deux routes), traînant avec peine nos
poussettes au milieu de cet enchevêtrement de
chevaux et de cuisines, je sens mes yeux me
20 IMPRESSIONS DE GUERRE
picoter ferme, puis une envie de fermer les yeux,
de pleurer... Mes camarades connaissent déjà cela.
« Des gaz lacrymogènes ! » Vite, les lunettes bien
assujetties sur le nez... Quelle tête devons-nous
avoir ! Mais ce n'est pas assez, cinq ou six obus
éclatent sourdement à quelque distance. Ils ne font
pas le bruit ordinaire... Et, presque aussitôt, une
sensation d'étranglement, comme si on vous ser-
rait à la gorge... puis la respiration devient pé-
nible : « Des gaz suffocants ! » On adapte le masque
devant le nez et la bouche, on serre vigoureuse-
ment, on est à moitié étouffé. Derrière nous,
nous entendons les chevaux qui renâclent, qui
s'ébrouent; puis, une à une, les cuisines font tête-
à-queue et s'éloignent au plus vite en ferraillant.
Les poilus auront-ils leur soupe ce soir?... Nous
continuons à marcher, à tâtons, car il fait nuit et
les lunettes jaunes enlèvent le peu de lueur qui
reste... Les yeux me piquent horriblement, par
suite du gaz que j'ai emprisonné dedans ; on
étouffe sous le bâillon du tampon-masque, et
pourtant c'est le salut : il faut les laisser.
L'impression de ces gaz est abominablement
démoralisante. On se sent pris, sans rémission, à
la merci de tout; c'est l'air respirable, la vie et la
vue qui manquent à la fois. Fuir... où? dans quelle
direction ne s'étendent-ils pas? Ils couvrent toute
la plaine; et cela en plein air, là où jamais on ne
devrait manquer de cet airl Quelle abominable
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 21
angoisse! Ah! les misérables! Ils ont bien trouvé
le seul moyen de faire reculer les Français !
Avec un violent effort de volonté, en tenant la
poussette qui est devant moi et que mon coéqui-
pier, aveuglé lui aussi, fait marcher je ne sais
comment, j'avance à tâtons, me demandant avec
une certaine angoisse comment cela va finir... Je
sens la peur m'envaliir de nouveau! et puis cela
se dissipe peu à peu. La confiance me revient,
peut-être est-ce, tout simplement, que mon masque
fonctionne bien.
Nous revoilà au poste de secours de ce matin.
Il fait noir comme dans un four. Il n'y a pas de
blessés; il n'y aura probablement pas d'attaque
cette nuit. Nous voilà vingt-deux iiommes immo-
bilisés là pour la nuit sans aucun travail. On s'ac-
croupit par terre sous le pont de la route, le menton
aux genoux. Défense d'allumer quoi que ce soit;
défense de causer trop fort... Et les hommes com-
mencent à se traîner. Mon compagnon a une
montre à cadran pliosphorescent, ce qui permet
le raffinement du supplice de voir s'écouler trop
lentement les heures. Neuf heures du soir... dix
heures... Ouf! mes jambes recroquevillées me
font un mal horrible. Je propose à mon voisin
d'en face (car nous sommes entassés les uns sur
les autres comme des harengs dans une caque)
d'étendre une de ses jambes entre les miennes,
pour que je puisse en faire autant de son côté. Il
22 IMPRESSIONS DE GUERRE
accepte avec reconnaissance. Nous voilà bons
amis pour la vie. C'est horrible de rester replié
sur soi-même sans rien faire toute une nuit. Il
commence à faire froid. On grelotte; on essaye
des changements de jambe... Enfin, on fait passer
l'ordre d'enlever les masques et les lunettes...
Quel bienfait! De l'air pur! Le temps est clair et
par les deux bouts du pont, comme par des ouver-
tures de tunnel, on voit briller les étoiles... On se
gave d'air frais : pendant ce temps, on ne pense
plus à la position incommode des jambes. Mais
tout passe, et bientôt les jambes recroquevillées
vous rappellent durement à la réalité. Ce dessous
de pont doit être sale, ignoble. On n'y voit rien,
on s'étend là dedans, dans une boue douteuse,
faite, Dieu sait de quoil... On se repose en met-
tant un coude là dedans, puis l'autre. On s'accote
l'un contre l'autre; on grogne! Il n'est qu'une
heure du matin : encore quatre heures de supplice.
Je n'y tiens plus, je sors et vais me promener
dans le boyau. Le bombardement recommence :
ce sont des 77, dont beaucoup n'éclatent pas, heu-
reusement, car la terre est ameublie... J'ai froid
aux pieds cruellement; je trotte dans le boyau. A
côté de moi, quelques énormes rats, si gros que je
les prends d'abord pour des chats, passent, dispa-
raissent dans les trous où nous étions ce matin I
Quelle horreur! De quoi sont-ils nourris, ceux-là?
Je dis mon chapelet, je fredonne, je pense à
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 23
Madagascar, à mes parents, je prie... le temps
passe avec une lenteur!... Il est deux heures et
demie du matin; presque plus de canon. Seuls
des 75, par petites raffiJes brutales qui déchirent
le silence, envoient des obus vers les Allemands,
puis tout redevient silencieux, pour recommencer
dix minutes plus tard.
Ils sont crispants, agagants, ces 75... Ils ne se
sont pas tus de toute la nuit; ils ont l'air de dormir
et puis tout d'un coup, vlan, vlan... une rafale
rageuse montre qu'ils veillent.
Le sommeil m'accable... tant pis pour les rats!...
je m'enroule les pieds dans mon caoutchouc, et je
m'étends dans les trous-abris d'hier. Le sol en est
fait de petits morceaux de craie, comme des cail-
loux concassés : c'est atrocement dur, ça salit
plus que la boue; ça entre dans les chairs... Ah!
les beaux habits bleu horizon! à quelle sauce on
les met! Et je m'assoupis tout de même à moitié...
Je rêve que les rats mangent mon caoutchouc et
que je suis devant mon frère, penaud, m'excusant
de n'avoir pas pris plus de soin de ce précieux
vêtement.
Vendredi 15 octobre. — Ouh! là! je me réveille,
engourdi, meurtri, roué de coups. Je me lève avec
peine, sors de mon trou... D'autres brancardiers,
engourdis aussi, sortent de dessous le pont;
boueux, ignobles; je dois être comme eux. Je
24 IMPRESSIONS DE GUERRE
sens que ma barbe est pleine de craie... Il est six
heures du matin. Nous repartons pour le canton-
nement, et j'y dis ma messe avec délices dans ma
tranchée relativement sûre et presque propre 1...
Que le bon Dieu est boni...
Paul DE LA D...,
ancien missionnaire à Madagascar,
brancardier à la N° division.
2. — Leux marsouins de 1915.
Fred... Frédéric sans doute. Les camarades ne
lui connaissaient d'autre nom que ce sobriquet
d'outre-Manche. Lui, pourtant, n'avait rien de bri-
tannique. C'était l'apache montmartrois dans toute
la pureté de la race, sans croisement aucun :
1 m. 80 de haut, maigre, nerveux, la peau basanée
par la fumée des bouges, les yeux noirs, vrillants
dans l'orbite creusé par les nuits de crime, parais-
sant plus noirs et plus mauvais encore sous les
cheveux de jais qui, pour mieux dissimuler le
regard, descendaient jusqu'au bas du front; le
visage imberbe, malgré ses vingt-huit ans; la
lèvre carminée par des années d'alcool et pen-
dante sous un bout de cigarette toujours éteint;
les épaules voûtées, des bras aux biceps d'athlète
et, pour commencer tous les gestes, un mouve-
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 25
ment de la main droite, poing fermé, où l'on
croyait encore voir le « surin ».
Quand il arriva sur le front, au mois de décem-
bre, instinctivement, les voisins « se garèrent »,
— d'autant qu'il n'était pas dans son escouade
depuis deux heures que l'on savait déjà ses
anciennes accointances avec Bonnot et ses trois
dernières condamnations, à lui, l'une pour vol,
deux autres pour meurtre.
On distribuait ce matin-là des paquets de car-
touches. Fred prit les siennes des mains du gradé.
0 Attends un peu que je mette à part celle des gé-
néraux », traîna-t-il avec son accent faubourien...
Tous avaient entendu. Pas un n'avait souri;
dans ce régiment d'infanterie coloniale, où les tra-
ditions étaient particulièrement glorieuses, où les
chefs aimaient passionnément leurs hommes, s'in-
téressaient à chacun, vivaient de leur vie et, dans
les heures difficiles, ne leur commandaient qu'une
chose, de les suivre, les complots antimilitaristes
n'avaient pas cours. Le mot de Fred fit scandale.
Or, l'escouade était commandée par le plus
jeune de tous. Petit-Pierre — ou « le gosse »,
comme on l'appelait avant qu'il n'ait conquis ses
galons rouges.
*
* *
De son père, de sa mère, de son enfance, Petit-
Pierre ne savait rien. Ses souvenirs ne remontaient
26 IMPRESSIONS DE GUERRE
pas au delà d'un voyage en Amérique, avec une
troupe de musiciens dont, à sept ans, il était le
violoniste prodige et l'attraction la plus lucrative.
Depuis lors, il avait couru le monde, — le « grand
monde », disait-il : il voulait dire les musics-halls
des grandes villes.
En août 1914, il avait dix-huit ans, pas d'ar-
gent — car, s'il gagnait gros, il dépensait plus
encore, — et un ravissant minois blondin, qui lui
avait valu mille et une aventures romanesques et,
tout fraîchement encore, une « peine de cœur »,
Celle-ci, beaucoup plus que l'idée de patrie, l'avait
décidé à s'engager pour la durée de la guerre.
Je fis sa connaissance au début de l'hiver, dans
les tranchées de Massiges. En fait de religion, c'était
la table rase : il ignoraitjusqu'aunomde Notre Sei-
gneur Jésus-Christ, qu'il ne se rappelait pas avoir
jamais entendu. Il avait bien vu des crucifix, mais
c'était, croyait-il, un épouvantail pour menacer
de pendaison les enfants pas sages. Dieu fut di-
vinement bon pour cette âme à qui personne
n'avait même essayé de donner un rayon de vé-
rité. En quelques jours la grâce l'illumina tout
entière.
Affiné par l'art, peut-être aussi par des hérédités
ignorées, Petit-Pierre goûtait de véritables jouis-
sances à s'entendre exposer les merveilleuses har-
monies du catholicisme. L'incarnation, la rédemp-
tion, l'eucharistie, la sainte Vierge, autant d'aperçus
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 22
nouveaux qui le ravissaient, qui satisfaisaient enfin
les aspirations de sa belle nature.
Le baptême ne tarda pas. Je le lui conférai dans
les ruines de Massiges, au matin d'une journée qui
s'annonçait dure. Puis, sortant de ma custode une
petite hostie, je lui donnai ce Dieu près duquel il
avait passé dix-lmit ans durant, en inconnu, et
qu'il aimait déjà en ami, avec toute sa naïve déli-
catesse dartistc. J'attendais, je l'avoue, avec une
certaine curiosité, les premiers mots de cet enfant
quand il se relèverait de son colloque intime avec
Jésus, la première pensée éclose de cette première
communion. Le moment venu de rejoindre son
poste, il rouvrit les yeux et, m'embrassant douce-
ment : « Père, je vous les amènerai tous. »
Dès cette première heure où il tenait son idéal,
Petit-Pierre sentait le besoin, le devoir de le révéler
à d'autres. Ceux qui auront eu, comme moi, l'in-
sig"ne bonlieur d'assister, durant la guerre, à la ré-
demption des âmes de soldats et, chez bon nombre
d'entre elles, à une sanctification rapide, précipitée,
où les événements semblaient forcer la grâce à
condenser en quelques jours son travail ordinaire
de longues années, auront remarqué que tout con-
verti, si égoïste, si timide fût-il, devenait, à dater
de son premier contact avec le corps du Ciirist, un
foyer rayonnant de vie divine, un apôtre.
Deux jours après, « le gosse » m'avait amené
trois camarades, o Vous les aiderez un peu, Père:
28 IMPRESSIONS DE GUERRE
ils sont comme j'étais; ils n'en savent pas long-
sur le bon Dieu. »
Tout naturellement aussi, une transformation
se fit dans son caractère, mais lente, très lente.
Avant d'atteindre la fermeté du chrétien, sa nature
sensitive eut à subir des chocs douloureux. Et puis
les habitudes de toujours étaient là, et la situation
faite près des camarades, et les contre-attaques du
démon, furieux d'une si belle prise de la grâce.
Contre tout, Petit-Pierre eut vite trouvé le préser-
vatif : cliaque jour, où que nous fussions, il « exi-
geait » la sainte eucharistie.
Que de fois, quand nous étions au cantonne-
ment, je le trouvai, le matin, rôdant aux alentours
de son abri! Assailli la veille au soir par les solli-
citations criminelles de voisins de paille, incapable
de résister par la force, il s'était enfui au dehors et
là, toute la nuit, — ces nuits glaciales d'hiver, — il
avait battu la semelle en récitant son chapelet.
Quand je paraissais alors, il était radieux : « Ah!
je vais enfin l'avoir! » Et comme je le grondais
malgré tout : a Ne vous inquiétez pas, me répon-
dait-ii, tant que j'aurai ma communion quotidienne,
le reste marchera. Et puis, je suis si heureux
d'ofi"rir à Jésus un petit sacrifice pour expier ma
vie, pour racheter ma pureté. »
La grâce le portait visiblement. Avec elle, il
résistait aux quolibets, muet d'abord et gauche,
bientôt gai, presque crâne. Lui, l'artiste rêveur,
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 29
nerveux, susceptible, craintif de toute gène et de
tout danger, il se fit serviable, toujours préoccupé
d'alléger ses camarades — môme surtout les rail-
leurs; — pour vaincre la peur, il se proposait à
toutes les patrouilles de volontaires; au créneau,
il regardait longuement par l'ouverture, défiant le
fusil braqué en face, à 20 mètres, parfois moins.
Un beurcux coup de main sur le petit poste
allemand, où il tua trois Boches et sauva la vie du
gradé qu'il accompagnait, acheva de lui conquérir
le respect des camarades et, un matin de décembre,
quand je lui apportai la sainte hostie, il me dit,
radieux : « Aujourd'hui, j'ai un petit cadeau à
donner à Jésus. » Il me montrait ses manches
galonnées de rouge. « Je vais lui consacrer mon
escouade et lui promettre de lui gagner tous mes
hommes. »
Et c'est pourquoi, sans doute, huit jours à peine
après qu'il avait été nommé caporal, Notre Sei-
gneur amenait Fred dans l'escouade.
* *
Petit-Pierre avait tressailli au scandaleux propos
du nouveau venu. Comme chef, il entrevit, en un
éclair de pensée, la gravité du cas et ce qu'entraî-
nait infailliblement son intervention — que d'autres
auraient d'emblée jugée son de\oir; — comme
apôtre, il entrevit une manière beaucoup plus
30 IMPRESSIONS DE GUERRE
haute de remplir ce devoir : sauver une âme à
Dieu et, par là même, donner un soldat à la France.
Il sembla n'avoir rien entendu.
Mais, quand la nuit fut venue, tandis qu'on veil-
lait aux créneaux, doucement il s'approcha de
Fred... Sous la capote du petit caporal, le cœur
battait à tout rompre : cette première tentative pou-
vait tout gagner ou tout perdre. Quelle fervente
prière il fit avant de parler!...
D'abord, il lui enseigna un « bon truc » pour
masquer, tout en visant, l'ouverture du créneau
qui se détachait sur le clair de lune. Puis, accou-
dés sur les sacs à terre, tout bas, on causa de
choses et d'autres, ■■ — des Boches qui guettaient là
€t qu'on entendait tousser, — des attaques précé-
dentes, — de la guerre, pour la maudire, mais
aussi pour reconnaître qu'il fallait bien nous dé-
fendre et défendre les autres... Méfiant aux pre-
miers mots, Fred s'était peu à peu détendu. L'on
en vint tout naturellement, tout amicalement, à la
plaisanterie malheureuse. Fred, de nouveau, se mit
en garde. Mais la voix de l'enfant se faisait si
douce, elle allait si délicate toucher au fond du
cœur durci les quelques fibres encore sensibles,
qu'il en fut tout remué. Il regretta la parole dite,
surtout parce qu'elle avait fait de la peine au petit,
peut-être aussi parce qu'il en sentait déjà la honte,
sans en comprendre encore l'erreur. Et quand
Petit-Pierre, après avoir serré la main de « son
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 31
homme », quitta le créneau, il aperçut, par delà
les tranchées, une étoile qui se levait au ciel du
bon Dieu...
Le lendemain, les jours suivants, il continua sa
tâche, activement, hai)ilement Mais il avait aflaire
à forte partie : l'apache tenait bon.
Quand il m'en parla, je lui répondis : « Tâchez
de me l'amener. — Je tâcherai, Père. Mais, tel
qu'il est, vous n'en ferez rien, personne n'en fera
rien. Il n'y a que le bon Jésus qui peut le clian-
ger. » Je ne pensai pas alors qu'il disait si vrai.
Noël approciiait. C'était l'occasion rêvée. Petit-
Pierre se promettait d'amener Fred à la messe de
minuit que nous préparions dans une grange à
moitié détruite, près des tranchées. Hélas! Fred,
lui aussi, avait organisé sa nuit de Noël et le réveil-
lon dans son trou, à deux mètres sous terre. Il y
passa toute la nuit, ivre-mort... Malgré le décor de
notre étahlc où naissait l'Enfant Jésus, malgré le
Minuit, chrétiens, le Noël de Paix et toute la joie,
toute l'espérance de cette fête, quand Petit-Pierre
s'agenouilla sur le foin pour communier, je vis
dans ses yeux des larmes de douleur.
*
* *
Un mois après, comme nous étions au repos,
Fred, pour faire plaisir à son petit ami, accepta
enfin de le suivre à l'église. C'était à C..., dans
32 IMPRESSIONS DE GUERRE
cette petite église aux vitraux brisés par les obus,
au bénitier ignoblement souillé par les Allemands
sacrilèges, mais où la Vierge prit sa revanche en
ramenant à son Fils tant d'âmes de coloniaux.
En ce matin de dimanche, nef, chapelles laté-
rales, chœur jusque derrière l'autel, toute l'église,
bien avant l'-heure, était bondée de soldats. Sur la
place, des flots de retardataires battaient la porte.
Fred, qui n'avait jamais franchi le seuil d'une
église depuis près de quinze ans, n'en revenait
pas. Dominant la foule de sa haute taille, il voyait
ces centaines de marsouins faire ce qu'il croyait
indigne d'un homme : prier. Tandis que, gagné
déjà par l'ambiance du recueillement, il cherchait
à se remémorer quelque bout de prière, on en-
tonna les cantiques : Pitiés mon Dieu... Credo... ^
Ave, ave Maria..., des chants qu'il croyait bien avoir
entendus quelque part^ avoir chantés lui-même.
Avec ces vieux airs lui revenait quelque chose des
sentiments qu'ils avaient jadis éveillés en lui, je
ne sais quoi qui montait du tréfonds de son être,
ohl de très, très loin, et qui était doux au cœur...
Les refrains s'enlevaient, scandés, puissants,
dans l'accord des voix mâles de réservistes, qui
chevrotaient sur les couplets du foyer, et des
voix presque enfantines des « petits 15 » sonnant
comme des clairons de charge. Dans ce cri de
toutes les poitrines passait un tel acte de foi, une
si ardente supplication, que Fred crut sentir une
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 33
larme perler au bord de ses yeux. Du revers de sa
main droite, — la main du surin, — il effaça rapi-
dement, honteux.
On sonnait le Domine, von sum dignm. Apres
avoir communié, je me retournai pour adresser
quelques mots à cette foule
Nous devions remonter aux tranchées le lende-
main. Sur les liommes qui m'écoutaient, combien,
avant le dimanche suivant, auraient déjà dû ré-
pondre à l'appel du Maître et Juge de là-haut? Cin-
quante au moins, s'il n'y avait pas attaque; s'il y
avait attaque, deux cents, cinq cents peut-être. Et
combien avaient la possibilité de se confesser entre
les corvées ou exercices presque ininterrompus
du cantonnement? Combien, dans la promiscuité
de la tranchée? La plupart, cependant, voulaient
leur réconciliation avec Dieu; les autres étaient
près de la vouloir; et tous n'avaient-ils pas, en ce
danger de mort imminent, le droit — et le devoir —
de réconforter leur àmc par le divin viati(jue? Aussi,
après leur avoir commenté l'Évangile du jour, (jui
disait la prédilection du Pasteur pour la brebis
égarée, blessée aux ronces des mauvais chemins,
je leur fis faire l'acte de contrition, l'acte do désir
(lu retour au bercail, avec la promesse de la confes-
sion quand elle serait possible, et, comme toujours
en pareil cas, je leur donnai l'absolution générale.
Alors, suivant le mot d'un de mes amis, ce fut
« la ruée à la communion ».
II. 3
34 IMPRESSIONS DE GUERRE
Petit-Pierre, les yeux baissés, les mains jointes
en prière sur son képi blanc de boue, vint à son
tour. Il n'avait pas regardé Fred ; mais sous ses
paupières closes, tout le regard de l'àme allait à
lui, et toute la prière aussi.
Fred hésita. Il se retourna. Quelques camarades
ne bougeaient pas, mais il ne les connaissait pas.
Son cœur se mit à battre. Pourquoi? il ne le savait
trop. Quelque chose l'attirait là oii le prêtre avait
dit d'aller, là où les camarades allaient presque
tous, là où Petit-Pierre allait avec tant de joie et
de beauté sur le front. « Après tout, se dit-il, —
c'est lui qui me détailla dans la suite ce drame
intime, — ça ne coûte rien et c'est quelque chose
qui me mettra bien avec le bon Dieu. » Et, de son
grand pas décidé, il s'avança...
Aurait-il pu dire au juste ce qu'il allait faire?
Évidemment, l'hostie ronde qu'il voyait distri-
buer n'était pas du pain ordinaire, on venait de
le dire; il avait même compris que c'était le
bon Dieu qu'on recevait là. Et, là-dessus, de
vagues, oh! très vagues réminiscences de sa
première communion lui passaient dans l'esprit,
— quelques mots du catéchisme, des mots vidés
de leur sens, — des images d'autel couvert de
fleurs, de brassard blanc, de cierge à poignée
rouge et franges d'or, de dispute à la maison parce
que le père avait trouvé que c'était bien des dé
penses pour rien, — mais aucun souvenir de cœur.
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 35
aucune impression clirélienne qui subsistât, car
aucune n'avait trouvé place dans ce cœur de onze
ans déjà gâté, déjà plein d'idoles grossières, quand
Jésus y était venu pour la première fois.
Cette seconde rencontre fut tout autre. La mèclie
fumait encore, le souffle de Jésus fut assez doux
et assez puissant pour la rallumer.
Tandis que Fred, tout occupé de régler sur les
voisins l'attitude de ses grandes mains, recevait
Dieu et revenait avec Lui près de Petit-Pierre,
quelque chose d'infiniment doux l'envahissait,
quelque chose comme l'amour, mais l'amour vrai,
qu'il n'avait jamais connu. Il lui semblait que tout
un passé s'en allait, qu'une vie nouvelle commen-
çait, meilleure, et, malgré lui, il se redisait à lui-
même : « Il faut que tu ailles te confesser. Puisque
tu as communié, c'est comme si tu l'avais promis.
Va te confesser. »
La messe finie, Petit-Pierre emmena Fred, et,
sous le porche, les yeux Immides de joie, il lui
serra violemment la main : « C'est bien, Fred, ce
que tu as fait là! » L'autre jeta un regard circu-
laire sur les voisins, puis remettant son képi, et
l'ajustant avec les deux mains comme pour mieux
étouffer sa réponse : « Oui, — fit-il d'une voix
basse qui tremblait, presque honteuse, — oui, je
crois que je suis changé. »
Vingt-([uatre heures encore il lutta. Enfin, le
lendemain, quelques minutes avant le départ, il
36 IMPRESSIONS DE GUERRE
s'approcha de moi, esquissa le geste du surin, puis
un salut militaire au garde à vous : « Monsieur
l'aumônier, je voudrais me confesser. »
... Ce fut une scène toute divine. La grâce était
là, visiblement agissante, donnant à ce criminel à
peine terrassé le repentir et la générosité d'un
saint.
Quand il se releva, de sa capote il sortit un por-
tefeuille crasseux. Simplement, naturellement, il
déchira deux photographies. Et, sur cette face
glabre d'apache, où déjà les plis de la haine
s'adoucissaient, je vis un sourire, le premier.
« C'est fini », articula-t-il énergiquement.
En échange, je lui donnai le corps très pur de
Notre Seigneur. Cette fois, il le reçut en pleine
connaissance, avec la foi ardente du néophyte, et
il partit radieux.
Devant la grange, on sifflait le rassemblement.
Fred, en passant devant Petit-Pierre, lui jeta, tout
bas : « La brebis galeuse est retrouvée et lavée.
Ca m'a b. . . fait du bien 1 »
La route se fit en silence. La nuit était tombée.
Il pleuvait. On glissait à chaque pas. De temps à
autre, quelque facétie du marsouin qui tourne tout
à la blague, quelque juron d'homme qui s'enlisait
ou roulait dans la boue avec sac et fusil.
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 37
Fred, si fécond d'ordinaire en grossières apos-
troplies, ne disait pas un mot. Petit-Pierre respec-
tait ce mutisme et, dans son âme débordante de
joie, il continuait, lui aussi, l'action de grâces, en
égrenant son chapelet et des mots sans fin de
reconnaissance.
La relève faite, chacun veilla aux créneaux.
L'ennemi, à qui ne pouvait écliapper ce long va-
et-vient dans les boyaux, tiraillait plus que de cou-
tume.
Quand le jour se leva, on s'aperçut de part et
d'autre que nul ne songeait à sortir pour attaquer;
les fusils se calmèrent un peu. On alluma les pipes,
on commença les causeries, ces interminables et
toujours identiques causeries des tranchées (jui ne
connaissent que deux thèmes : la guerre présente
et les plaisirs passés.
A la première grivoiserie, on attendait la ré-
plique de Fred. Elle ne vint pas. On insista.
« Erreur, mes amis, fit l'apache interpellé, vous
avez connu un Fred, vous en connaîtrez un autre. »
Et ce fut vrai. A dater de ce matin, Fred fut un
autre. Tenue, discipline, langage, préoccupation,
tout cliangé, méconnaissable, du jour au lende-
main, avec une violence de volonté extraordinaire.
Cependant, comme s'il se défiait encore de cette
volonté, il ne quittait plus le caporal. Ensemble,
ils causaient des heures entières : « Je suis ton
aîné, mais pour ce qui est de la religion, je suis
38 IMPRESSIONS DE GUERRE
ton bleu, il faut que tu m'instruises. » Et Petit-
Pierre instruisait.
Sa première leçon avait, comme de juste, porté
sur la communion quotidienne : désormais, ce fut
pour eux deux que je dus chaque jour — chaque
fois du moins que les circonstances s'y prêtaient
— ouvrir ma custode en passant. J'avais pro-
posé à Petit-Pierre de suggérer à Fred quelques
actes d'action de grâces. « Non, Père, le bon Jésus
lui parlera mieux que moi. »
Petit-Pierre^ depuis quelque temps déjà, prati-
quait l'examen particulier : il se reprochait, comme
une grosse indélicatesse envers Notre Seigneur,
de s'impatienter contre ses hommes. Il réclama
une petite feuille pour Fred, lui expliqua le méca-
nisme et en détermina la matière. Ensemble, le
matin, on se rappelait le défaut à combattre et l'on
invoquait l'aide du bon Dieu et de la sainte Vierge ;
ensemble, tout au long du jour, on s'avertissait;
ensemble, le soir, on s'examinait, on marquait,
l'un contrôlant l'autre, et l'on se punissait aussi :
il y avait un tarif, toujours fixé par Petit-Pierre,
qui portait sur les « douceurs ». Ils appelaient ainsi
les misérables extras qu'une bonne aubaine leur
permettait parfois de joindre au misérable ordi-
naire.
Le soir était l'heure des plus délicieuses confi-
dences. Accoudés au créneau — ou, quand on était
au cantonnement, couchés l'un près de l'autre, —
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 39
ils commençaient par dire ensemble le cliapelet. A
chaque dizaine, Petit-Pierre spéciliait une inten-
tion et la dernière était toujours : « Pour notre
persévérance à tous les deux. » Puis on causait,
peu du passé, davantage de l'avenir et de ce que
l'on ferait après la guerre, plus encore du présent,
des joies et des peines, des difficultés morales, de
Notre Seigneur surtout et de son amour. « Je vou-
drais arriver, me confiait le catéchiste, à bien le
convaincre que cette vie n'est rien à côté de
l'autre. » Puis on choisissait une intention pour la
communion du lendemain et, toujours ensemble,
on faisait un bout de prière, que Petit-Pierre ter-
minait par cette demande : « ... Et si nous devions
plus tard mal tourner, faites-nous tuer maintenant. »
D'abord Fred avait éncrgiquement protesté contre
cette addition; mais l'autre la lui avait si bien
expli(juée qu'il s^était rendu et, presque toujours,
Petit-Pierre le voyait alors se recueillir un instant,
puis, en faisant son signe de croix final, mur-
murer : « Oui. »
En me parlant de ces causeries, Petit-Pierre me
disait un jour : « Je commence mon bonheur du
ciel... » Et c'était aux tranchées, à quelques mètres
des fusils boches toujours en éveil, sous les inces-
santes rafales de l'artillerie, au-dessus de ruines
toujours prêtes à sauter, — ou bien dans les
granges ouvertes au froid, sur la paille nauséa-
bonde, peuplée de ce qui fut un des supplices les
40 IMPRESSIONS DE GUERRE
plus durs de notre hiver : l'apôtre « commençait
son bonheur du ciel » .
En même temps qu'il façonnait le chrétien, il
s'appliquait aussi à former le soldat. Habilement,
il avait dosé les difficultés, faisant appel à l'amour-
propre renaissant pour lui confier des missions
périlleuses, lui faire prendre conscience de son
courage, lui faire rendre des services militaires
dignes d'être signalés aux chefs.
Très vite, Fred prit goût au métier. Je le sentais
à ses communions : lui aussi, il réclamait son pain
quotidien, mais parce que, disait-il, « c'est lui qui me
donne la force de bien faire mon devoir de soldat ».
L'escouade n'était pas sans bénéficier de la
transformation. A eux deux, ils eurent tôt fait de
donner aux conversations un ton nouveau, de
bonifier, plus ou moins, chacun des camarades.
Aussi bien, Fred n'absorbait pas Petit-Pierre au
point de lui faire oublier sa promesse à Jésus-
Hostie : « Je lui gagnerai tous mes hommes. »
Bientôt il n'en restait plus que deux à décider.
Fred avait dit : « Ceux-là, c'est de mon monde, je
m'en charge. » Mais, lui, il y allait à grands coups
de voix. C'étaient des discussions violentes, aux
arguments étranges, d'autant plus affirmatifs qu'ils
ne valaient rien. Il ne s'en tenait pas là, heureuse-
ment. Avec un sens chrétien qui me surprit, il
imagina de « se chiner un peu », comme il disait,
— traduisez : de faire des sacrifices, — pour les
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 41
âmes qu'il voulait sauver. Et, pendant plusieurs
semaines, il cessa de fumer, lui qu'on avait tou-
jours vu le mégot à la bouche; à dater du môme
jour, « chine » plus sensible encore, il abandonna
aux camarades ses rations de tafia...
Un matin de mai — nous avions alors quitté le
secteur de Massiges pour le fortin de Bcauséjour
— nous reçûmes l'ordre de nous tenir prêts pour
le soir : des renseignements de prisonniers annon-
çaient une attaque à dix-huit heures.
Le temps était affreux. Pluie fine, pénétrante,
qui ne cessait pas depuis trois jours. Les bovaux
étaient rempHs d'eau. Durant plus d'un kilomètre,
il fallait se dépêtrer d'une boue gluante, où l'on
enfonçait jusqu'à mi-cuisse. Y trébuchant à chaque
pas, les hommes étaient littéralement enduits de
marne blanche, vêtements et peau, depuis la chaus-
sure jusqu'au képi. Plusieurs, la nuit précédente,
s'étaient enlisés, si bien qu'on avait dû les faire
dégager par une équipe armée de pelles. D'autres,
blessés par les obus qui ne cessaient, eux aussi,
de pleuvoir, étaient tombés, et la boue profonde
les avait noyés. J'en recueillis un, dont rien, à la
surface gélatineuse, ne décelait la présence, mais
mon pied avait butté contre le cadavre. Il venait
sans doute de tomber là quelques instants avant
que je n'arrive. Dans ce bloc informe, je cherchai
quchjue ap[)arence de chair pour y appliquer les
saintes huiles...
42 IMPRESSIONS DE GUERRE
Comme toujours depuis des mois dans ce fortin,
l'odeur des cadavres nous prenait à la gorge. Plus
de deux mille hommes, Français et Allemands,
tués sur le coup ou morts après d'inimaginables
agonies, étaient là, en décomposition, jusqu'en
bordure des parapets. Impossible de les enlever
sans être visé à coup sûr par les mitrailleuses.
Impossible aussi de creuser la terre — ce qu'il
fallait pourtant bien — sans piocher dans des ca-
davres, et, tout au long des tranchées, on frôlait
des membres suintants, des crânes ouverts...
Quand je débouchai de l'escouade, les deux
inséparables étaient blottis l'un contre l'autre, les
pieds dans la boue jusqu'au mollet, la tête sous la
toile de tente déjà traversée.
Fred astiquait son fusil, sa main caressait l'arme
avec amour. « C'est- il vrai qu'ils vont attaquer?
Ahl je commence à vivre 1 » Parce qu'il allait, pour
le pays, risquer la mort, il commençait à vivre,
lui, le viveur et l'antimilitariste d'hier!
Quant à Petit-Pierre, sur une vieille enveloppe
retournée, mâchonnée déjà par la pluie, il rimait
une chanson. « Père, écoutez. Mais vous me direz
franchement votre avis. » Et il entonna, sur l'air
d'une chanson ignoble... « Mon petit, vous auriez
pu choisir un autre air... — Oh! Père, celui-là est
si joli! Et puis tout le monde le connaît et ça fera
que les soldats qui l'aiment auront dessus une
bonne chanson au lieu d'une mauvaise. » Sa
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 43
« bonne chanson », dont il projetait déjà l'envoi
au Bulletin des Armées^ disait les gloires du N* colo-
nial. Je ne me rappelle que les derniers vers
du refrain :
Nous lutterons jusqu'au trépas,
Mais les Boch' ne passeront pas.
La communion de ce jour-là, dans l'expectative
d'une attaque, fut particulièrement fervente, éner-
gique. « ïls peuvent venir, maintenant, » dit Fret!
en remettant son képi.
Or, dans l'après-midi, bien avant l'heure dite.,
une formidable explosion bouleversa notre pre-
mière ligne. Trois mines allemandes venaient de
sauter, ensevelissant une demi-section et creusant,
sur une longueur de près de 50 mètres, un enton-
noir dont l'ennemi voulait profiter. Simultané-
ment, une rafale d'obus s'abattait sur nos tran-
chées. Mais, en un instant, avant même que, do
l'autre côté, le commandement de sortir fût donné,
nos marsouins, d'un bond, avaient franchi le para-
pet et sauté dans l'entonnoir. Spontanément, do
ces héros courant à la mort, un chant avait jailli,'
repris aussitôt par tous :
Allons, enfants de la patrie...
En face, à "> mètres, les fusils allemands crépi-
taient. De droite et de gauche, les mitrailleuses
balayaient les abords du trou, et le siflleinent stri-
44 IMPRESSIONS DE GUERRE
dent de leur va-et-vient fauchait les renforts. Mais
et le bruit des balles et les cris des mourants se
perdaient dans le vacarme des obus. Le canon-
revolver rugissait, presque à bout portant; les
lourds 105 ronflaient, puis éclataient comme des
tonnerres, soulevant des colonnes de terre et de
fumée noire, pendant que les 75 passaient ra-
geurs par-dessus nos têtes et, avec une précision
effrayante, craquaient là, à 20 mètres des hommes
qu'ils protégeaient. On n'y voyait plus. Un nuage
opaque, brûlant, à l'odeur acre, empoisonnante,
couvrait le fortin. Dans cette nuit subite, l'écla-
tement des grenades jetait des lueurs rougeàtres,
illuminant une mêlée monstrueuse de corps ren-
versés, de baïonnettes, d'écrasements à coups de
crosse, à coups de pied. Pour comble d'horreur,
chaque obus, frappant des cadavres, faisait gicler
sur les vivants des lambeaux de chair humaine,
fraîche ou pourrie... Et, du fond du gouffre, à tra-
vers ce fracas de mort, on entendait toujours
monter, alerte, rythmée, enthousiaste, la Mar-
seillaise...
Petit-Pierre, au moment de l'explosion, avait
été pris sous un bloc de terre éboulé. Quand, après
le premier étourdissement, il put enfin se dégager,
ramassant son fusil, il courut à l'entonnoir, désolé
de n'y être pas entré le premier... Hélas! son arme
avait trempé dans la boue et refusait de fonction-
ner. Le commandant de compagnie était là. « Mon
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 45
lieutenant, mon fusil qui ne marclie plus! » 11
pleurait comme un bébé. On lui en trouva un qui
marchait. Il poussa un cri de joie et, soutenant le
chœur qui faiblissait, parce que les héros tom-
baient les uns après les autres, il reprit de sa voix
vibrante, où pas une note ne tremblait :
Le jour de gloire est arrivé...
Un obus éclata, l'abattit raide. Je le crus mort.
Non : une seule blessure, peu profonde, à ja tète,
il avait perdu connaissance, mais on le sauverait.
Hélas ! il fallait l'abandonner aux brancardiers,
aux ambulances, à l'arrière pour quelque temps...
Dans le désordre de l'explosion, Fred m'avait
échappé. Mais d'autres l'avaient vu. Il fut superbe
de courage, d'entrain. A ce jeu du corps à corps,
il était depuis longtemps passé maître. Un cama-
rade me citait de lui ce mot, tandis qu'une salve
de 77 — les shrapnells à fusée cerclée d'alumi-
nium — éclatait au-dessus de l'entonnoir où ils se
battaient : « Veine, alors! Ce qu'on en fera, des
bagues, tu parles ! » Et, tranquillement, entre
deux cartouches, il avait ramassé et mis en poche
l'une des fusées encore brûlante.
Quelques jours après, comme le colonel passait
en revue la compagnie, le lieutenant s'arrêta de-
vant Fred : « Celui-ci, c'est un brave. » Il fut cité
à l'ordre du régiment.
Un malin, il m'arriva plus droit, plus grand que
46 IMPRESSIONS DE GUERRE
jamais. « Monsieur l'aumônier, tenez. » Et, tou-
jours avec le geste du surin, il me tendit sa croix
de guerre. La main tremblait d'émotion. « Vous
allez me la bénir, me l'attacher, je vais commu-
ïiier avec, et vous demanderez au bon Dieu que je
sois toujours digne de la porter. »
Puis, dans la journée, il détacha du ruban de
soie quelques fibres vertes et rouges et les encadra
dans une lettre à Petit-Pierre. « J'ai offert ce matin
ma belle croix au bon Dieu, je te l'offre aussi,
puisque c'est à vous deux que je la dois. »
La même lettre portait en post-scriptum : « Gué-
ris-toi vite : depuis que tu n'es plus là, je sens que
ça va moins bien. »
En effet, la ferveur, que n'entretenait plus la
présence constante de l'apôtre, diminuait notable-
ment. Il venait encore quelquefois m'apporter des
lettres, timbrées de Paris, cachetées : « Tenez, je
reconnais l'écriture, faites-en ce que vous voudrez,
je ne veux pas les lire. » Mais, tantôt sous un pré-
texte, tantôt sous un autre, les communions s'es-
paçaient. La feuille d'examen particulier ne por-
tait plus aucun chiffre depuis le jour de l'attaque.
Il s'était remis à fumer et à boire : « A quoi boni
puisqu'ils ne veulent pas se convertir. »
Nous causions de temps en temps, mais sans
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 47
l'entrain des semaines précédentes, sans cette
volonté qu'il montrait alors de se travailler, de
devenir meilleur. Ce qui lui manquait, c'étaient
les bonnes causeries du soir, les prières sous la
dictée de l'ami.
Il recevait bien, presque chaque jour, une lettre
de Petit-Pierre. Que je regrette de n'avoir pas
transcrit en entier cette correspondance que Fred
me donnait à lire, ces pages de la plus fraîche et
chrétienne amitié ! Je n'en ai gardé que des bribes.
« Ne t'en fais pas, mon cher Fred, ne t'inquiète
pas de moi, je souffre beaucoup de notre sépara-
tion, mais peu de ma blessure. » — « Ici, les sœurs
nous soignent très bien, elles sont aux petits soins
pour nous, on ne manque de rien, on a même tout
ce qu'on veut. Mais jaimerais mieux manger du
singe avec toi, près des Boches, que du poulet
ici. » — « Ce qui me manque, c'est la communion.
Tu communieras pour moi, n'est-ce pas"? Tu diras
au bon Jésus tout ce que je voudrais lui dire. « —
« Mon lit me fait mal, quand je pense à toi, dans
la tranchée. Au moins, as-tu retrouvé une toile de
tente depuis l'attaque? Cette nuit, je me suis
réveillé en sursaut, tout trempé par la fièvre. Je
rêvais que tu étais au créneau, sous la pluie, et
que tu n'avais pas encore de toile de tente. » —
« Que tu es heureux de pouvoir tous les jours rece-
voir le bon Jésus! Ici, il n'y a pas moyen. Oh! je
suis bien sûr qu'il voudrait venir à moi et II sait
48 IMPRESSIONS DE GUERRE
bien que je ne désire que Lui, mais personne pour
me l'apporter. J'ai faim, pourtant I » — « Aujour-
d'hui, je suis sorti pour la première fois dans le
jardin. J'ai cueilli quelques fleurs. Tu les porteras
sur l'autel de la sainte Vierge, quand tu descen-
dras au repos. Elles seront fanées, mais tu deman-
deras à la sainte Vierge que mon âme ne soit
jamais fanée, et la tienne non plus. »
Quand il fut à peu près guéri, il se lit prêter un
violon, pour distraire ses compagnons d'hôpital.
Son talent fit sensation. Les concerts de la ville le
réclamèrent. Ce lui fut une source de revenus qui,
tous, prirent le chemin de l'ami, sous forme de
« petits colis ». « Mon grand Fred, c'est encore
mon violon qui t'envoie des conserves, des confi-
tures et du tabac pour la tranchée. Je voudrais
tant adoucir un peu tes souffrances, quand, moi,
je retrouve tous les soirs mon lit et mes draps
blancs, que la sœur vient me border, en me souhai-
tant de beaux rêves. Non, je t'assure que je ne
fais pas de beaux rêves, car je te vois toujours là-
bas, et j'ai honte d'être si bien, quand tu es si mal,
et tous les camarades. Aussi je me réveille tou-
jours avec le cafard, jusqu'au jour où le bon Jésus
me donnera enfin la grâce de reprendre ma place
près de toi, là où on se bat pour la France. »
Et, à moi, il écrivait à la même date : « Grâce à
mon violon, je puis sortir à peu près quand je
veux. Aussi chaque matin je vais communier à
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 49
l'église, car ici la messe des sœurs est troj) 1(M. Je
revis. Que le bon Jésus est bon! et comme il me
manquait! Mais est-ce que Fred continue à com-
munier tous les jours? Il ne me répond pas là-
dessus. J'ai pour. »
*
* *
En juillet, nous fumes envoyés au repos dans
une séduisante petite ville, qui ne manquait pas de
distractions — mauvaises, bien entendu — pour
des soldats privés depuis près d'un an de tout con-
tact avec la civilisation.
Par malheur, dans un régiment qui cantonnait
là comme nous, Fred retrouva deux anciens de sa
bande montmartroise. Lui qui, depuis plusieurs
jours, par sa faute, n'avait pas reçu la force dont
il avait besoin plus que personne, il n'osa pas
leur révéler sa conversion. On l'entraîna fêter la
rencontre « sur le zinc », on but encore pour
« arroser » la croix de guerre — dont on se moqua
bien un peu, mais déjà Fred avait trop capitulé
pour protester contre cette nouvelle insulte, — et,
finalement, quand il sortit du café, à moitié ivre, il
était leur cliose. Ils l'entraînèrent plus loin... Tout
le bel édifice de Petit-Pierre était écroulé.
Averti par des amis, je tentai de ramener la
pauvre brebis encore une fois perdue dans les
ronces. Ce fut en vain. Des camarades, des con-
n. 4
50 IMPRESSIONS DE GUERRE
vertis qu'il avait gagnés, lui, essayèrent également.
Peine perdue. Le respect humain, le relent des
plaisirs, la honte d'elle-même avaient, d'un seul
coup, rejeté très loin de Dieu cette nature violente
beaucoup plus qu'énergique.
*
* *
De jour en jour j'attendais le retour de l'ami.
Lui seul saurait relever, pierre par pierre, ce qu'il
avait une première fois construit avec tant de tact.
Il ne nous revint qu'au mois d'août.
Je le vois encore accourir un soir à ma cagna et
se jeter dans mes bras en sanglotant. Aussitôt
arrivé, il s'était rendu à son escouade, que le lieu-
tenant tenait à lui restituer, et, du premier regard,
il avait mesuré le désastre, dont mes lettres et
celles de Fred ne laissaient soupçonner qu'une
partie.
Dès lors, l'âme de Petit-Pierre, que je retrouvai
aussi pure, aussi ardente qu'avant le départ, fut
toute à la supplication douloureuse.
Quinze jours se passèrent sans résultat. « Je
n'obtiendrai plus rien, me disait-il désolé. Il a trop
résisté à la grâce. » — « Petit-Pierre, lui répon-
dis-je un jour, vous rappelez-vous comment Fred
« se chinait » quand il voulait sauver des âmes?
Faites-vous des sacrifices pour lui, vous aussi? »
Ce fut une révélation pour son âme généreuse.
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 5i
Dès lors, on vit cet enfant, si frêle, à l'afrûf des
corvées pénibles, prenant pour lui, bien que
caporal, tout ce qu'il y avait de plus rude dans la
tâche de l'escouade, aussi ingénieux à mettre à
profit les chaleurs de septembre que d'autres à
s'en garantir, se refusant tout rafraîchissement,
tout repos; sur l'ordinaire même, il trouvait
moyen de « gagner » (juelque chose; après la
nuit de travail, il se refusait le sommeil du jour.
Je dus intervenir pour modérer. Mais le cœur de
Notre Seigneur avait été touché.
Nous approchions du 25 septembre, date que
tous nous pressentions marquée pour la gloire de
nos armes, pour la mort aussi d'un bon nombre
d'entre nous.
Le régiment, revenu dans son ancien secteur de
Massiges, se trouvait morcelé, aux tranchées de
première ligne, aux tranchées-abris, au bivouac.
Dans certaines compagnies, les âmes avaient eu
tout le loisir de se préparer. En ces quinze derniers
jours, j'eus la consolation, l'une des plus grandes
de ma vie, de distribuer cinq mille communions.
Mais la compagnie des deux amis était désavan-
tagée : impossible de la réunir de jour. Je décidai
de la rassembler, elle et ses deux voisines, pour
une messe de nuit.
Le matin, Petit-Pierre tenta un suprême effort.
La conversation fut aussi habile, aussi douce,
aussi efficace que celle de la première nuit, au
52 IMPRESSIONS DE GUERRE
créneau. Fred, à qui la grâce n'avait jamais cessé
de parler et qui, contre elle, avait dû se violenter
deux mois durant, vaincu enfin par son ami, se
laissa subitement détendre. Assis près de Petit-
Pierre, il pleura longuement. Il avoua tout, ses
fautes, ses remords, le besoin qu'il avait toujours
senti de revenir dans le droit chemin, l'image du
bon Pasteur et de la brebis blessée, qui le hantait.
« Et puis, Petit-Pierre, te rappelles-tu ce mot
d'une lettre que tu m'écrivais de l'hôpital : J'ai
faim. Eh bien! moi aussi, j'avais faim. La commu-
nion me manquait. Jamais je n'avais aussi bien
compris que je ne pouvais pas me passer d'elle. »
Nous nous vîmes dans l'après-midi. Le retour
était complet, définitif.
Le soir, à l'heure où le bombardement se faisait
moins intense, nous dressâmes un autel dans le
haut du ravin, au pied de l'échancrure que nous
appelions le Faux-Col de V... et par où, dans quel-
ques heures, allait passer tout le régiment pour
s'élancer à la mort.
L'échancrure, derrière laquelle veillaient les
sentinelles allemandes, faisait, à quelques mètres
de l'autel, la toile de fond. A droite, une tombe
que nous venions de fermer sur un de nos plus
braves, un engagé de dix-sept ans : image des
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 53
morts à venger, des milliers de victimes, cama-
rades aimés, tombés glorieusement comme rançon
de la victoire et qui, de là-haut, allaient demain
nous porter secours. A gauche, les tranciiées et
les cagnas, évocatrices de toute une année d'indi-
cibles souffrances, qu'on ne voulait pas, qu'on ne
pouvait pas revivre.
L'autel était dressé sur la petite table de fortune
qui, durant le combat, porterait les cartes et les
décisions de l' état-major. Au-dessus, seule déco-
ration, notre drapeau du Sacré-Cœur, claquant
dans la nuit. Un falot éclairait le missel. Sur le
reste, la lune jetait sa lueur pâle.
Au-dessous de l'autel, dans le ravin, tous les
hommes des compagnies présentes. La proximité
de l'ennemi interdisait les cantiques. On n'enten-
dait que la prière du prêtre et le canon. Les obus
passaient en sifflant, semblant raser les tètes
droites, et s'en allaient éclater bien au delà.
Mais quelle sup[)lication muette montait de tous
ces cœurs, où se formulaient, à cette heure
suprême, les plus beaux actes de sacrifice (ju'un
liomme puisse jamais faire : sacrifice enthousiaste
de l'engagé, (jui rêve de tomber pour la France en
pleine tranchée conquise; sacrifice réfléciii, cons-
cient, presque froid, du père de famille, qui sait
bien quelles seront, là-bas, lui disparu, les gènes
et les inconsolables douleurs, mais qui, pour la
France, fera son devoir jusqu'au bout et s'en
54 IMPRESSIONS DE GUERRE
remet à Dieu de tout le reste; chez tous, sacrifice
total, résolu, fier.
Au moment de la communion, tous, pêle-mêle,
se pressèrent autour de l'autel, mendiant à genoux
le pain des forts. Officiers et soldats, ils étaient là,
confondus dans la prière comme dans le devoir et
le sacrifice, sans distinctions de galons, sans autre
ordre que celui qui, peut-être, les alignerait demain
sur la crête au fur et à mesure qu'ils seraient
fauchés par les mitrailleuses. Mais, devant leurs
cadavres, je pourrais, du moins, rappeler à Jésus-
Christ sa solennelle et infaillible promesse : « Celui
qui mange ma chair a la vie en lui et je le ressus-
citerai au dernier jour. »
Après la communion, je lus, à haute voix, des
actes appropriés aux circonstances : — acte d'ado-
ration à Jésus « maître du monde, maître de la vie
et de la mort, mon maître... »; acte de remercie-
ment...; — acte d'offrande : « ... Disposez de moi
selon qu'il vous plaira. Je sais que tout ce que
vous gardez est bien gardé. Puisque je m'aban-
donne à vous, je sais que tout ce qui m' arrivera
sera pour le mieux et j'accepte d'avance avec con-
fiance votre volonté, quelle qu'elle soit. Cœur
Sacré de Jésus, j'ai confiance en vous »; — acte
de demande : patience et consolation pour la
famille; lumière pour les chefs; pour les cama-
rades, courage, fidélité au devoir, salut du corps,
de l'àme surtout; « ... à moi, Seigneur Jésus,
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 55
donnez avec cette vaillance, la grâce aussi de
revenir sain et sauf. Mais ce que je vous demande
par-dessus tout, c'est le salut de mon àme : je
vous promets de vous rester toujours fidèle, mais
si vous prévoyiez que je dusse un jour manquer à
ma parole et perdre le ciel pour l'enfer, je vous
demande de me prendre maintenant. » — Je ne fai-
sais que reprendre la belle prière de Petit-Pierre.
Quand la messe fut achevée, à neuf heures du
soir, tandis qu'on allait prendre un peu de repos
avant les dures journées qui venaient, les deux
amis, très émus, se tenant par la main, s'approchè-
rent de l'autel que je repliais. « Avec le bon Jésus,
dit Petit-Pierre, je suis prêt à aller n'importe où.
— Moi, repartit Fred, c'est au ciel que je vais, je
le sens. Et ça vaut mieux, n'est-ce pas, monsieur
l'aumônier? Je ne suis pas f... de faire un ciirétien
qui dure, j'ai demandé au bon Dieu de méprendre
tout de suite. »
*
* *
Le 23 septembre, à neuf heures quinze, sous un
feu d'artillerie intense, la première vague monta,
au pas.
Des jeunes, ardents, débordèrent. « Halte t cria
un officier. A droite, alignement! » Au miheu des
éclatements d'obus, la ligne se redressa et l'on
repartit au pas, comme à l'exercice.
Petit-Pierre avait mis Fred à sa gauciie. Ils
56 IMPRESSIONS DE GUERRE
n'avaient pas fait 50 mètres, que la mitrailleuse
qui nous prenait de flanc, par la droite, atteignit
l'enfant au ventre. Il tomba comme une masse.
« Fredl... 0 mon Jésus!... Et dire que je ne
verrai pas la victoire!... Fred, embrasse-moi... Va,
fais ton devoir. Oh! je t'en supplie, tâche de me
rejoindre là-haut près du bon Jésus. »
Après une dernière étreinte. Fred, la rage au
cœur, courut reprendre sa place dans la vague qui
montait toujours.
On atteignit les premières tranchées allemandes,
bouleversées par notre artillerie. On les franchit.
Mais l'ennemi avait eu le temps de se ressaisir.
Les balles sifflaient tout au long de la crête, et ce
fut bientôt la lutte affolante des grenades.
Fred se trouvait en tête de l'escouade. « En
avant! en avant! » répétait-il furieusement. Mais,
au moment où, de sa main droite renversée en un
dernier geste qui rachetait tous les autres, il allait
jeter une grenade, une balle lui traversa la poi-
trine. Il chancela, essaya de se redresser, glissa
sur le parapet. Son voisin s'empressa pour le pan-
ser. « Laisse-moi, je suis f . . . Mais je vais au ciel. . . »
Il sembla se recueillir un instant. Puis, s'arc-bou-
tant sur ses poignets, il grommela encore : « Après
tout, la France vaut bien ça. » Et alors, saisissant
son casque, il le brandit en hurlant : « Camarades,
en avant ! Vive la France ! » Et il retomba, dans un
flot de sang.
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 57
A la même seconde, j'aime à le croire, Petit-
Pierre expirait aussi : encore guidé par lui, Fred
achevait de monter vers Dieu et leurs deux âmes
entraient ensemble dans la béatitude (jUcUes
avaient ensemble conquise, où les attendait Jésus,
le divin Ami de l'Hostie.
Louis h....
Aumônier de la N' division coloniale.
3. — La Confession du Juif.
Cette histoire-là, je n'en fus ni acteur, ni témoin.
Mais Jean, qui me l'a contée, est digne de foi.
Jean est caporal. C'est un de mes amis, des plus
braves. Sa frimousse de fillette porte à peine
quinze ans. Aussi pose-t-il, très sérieusement, au
« paternel » envers les vieux barbons de son
escouade.
Parmi ses « enfants » — comme il les appelle
— se trouvait le fameux Youp, dont je n'ai jamais
su le vrai nom : pauvre juif, reconnaissai»lo du
plus loin qu'on apercevait son profil, pitovable
sous sa capote crasseuse dont le bleu liorizon tour-
nait au vert boche, semblant toujours demander
grâce au passant, tant on l'avait accoutumé aux
horions.
En vertu de ses devoirs de « père », Jean s'était
58 IMPRESSIONS DE GUERRE
constitué le défenseur de l'opprimé. Tous les jours,
il faisait acte d'autorité en arrêtant les quolibets
ou les vilains tours.
Youp n'était pas d'une tribu riche : jamais de
colis pour lui. Et les copains, sans méchanceté,
sans réflexion, se figuraient que la zone de cama-
raderie aux armées, si vaste pourtant, ne pouvait
pas comprendre les fds d'Israël. Jean le dédom-
mageait en lui abandonnant, sinon la meilleure,
du moins la plus grosse part des paquets volu-
mineux que, chaque quinzaine, confectionnait la
maman.
Comme un bon gros chien, Youp ne le quittait
plus d'une semelle, ce qui gênait parfois bien un
peu le fier caporal, mais, au fond, le flattait plus
encore. Et, tout naturellement, à force de protec-
tions et de colis partagés, Jean avait fini par
aimer le pauvre Youp.
« Vous devriez entreprendre sa conversion, »
lui dis-je un jour. Il éclata de rire : « Luil mais il
ne croit ni à Dieu ni à diable. Il n'est pas plus juif
que chrétien ou turc. Quand, des fois, on discute
entre nous sur la religion, il se met à rigoler. Et
qu'est-ce que vous voulez qu'il ait une croyance?
il n'a pas d'àme. »
J'eus beau le gronder, le raisonner, — rien n'y
fît : « Je vous dis qu'il n'a pas d'âme. »
Or, l'autre jour, Jean m'est arrivé, très ému, et
voici ce qu'il m'a conté :
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 5t
« J'étais cette nuit en patrouille, avec Voup et
trois autres. Nous avions rencontré une patrouille
boche. On leur avait tiré dessus, et, ma foi, je crois
bien qu'on leur en a descendu deux ou trois. Mais
ils ont amoché mon Youp ! Le pauvre type avait
une halle dans le ventre. Il gémissait, que j'arrivais
pas à le faire taire 1 J'ai dit aux deux autres de filer,
et, avec Marcel, nous l'avons ramené.
« Seulement voilà-t-il pas qu'une mitrailleuse
boche nous aperçoit : avec les gémissements qu'il
faisait, fallait s'y attendre. Heureusement qu'il y
avait pas loin un trou de marmite : on s'y met tous
les trois.
« Alors ce pauvre Youp me prend et me tire à
lui : « Jean, qu'il me dit, dis-moi vrai, c'est-ii
grave ce que j'ai là? — Oh! que je lui dis, oui et
non. — Combien de temps est-ce que j'ai encore à
vivre? » Moi, qui voyais qu'il se frappait, je lui
réponds : « Trente ans, si tu n'attrapes pas de
rhume de cerveau. » D'autant que je n'en savais
rien, moi, s'il allait mourir ou pas.
0 Alors il me serre encore plus contre lui :
« Jean, blague pas, je sens que je m'en vais,
Écoute, je peux pas mourir comme ça. Faut que
tu me confesses. — Alors, que je lui dis, c'est toi
qui blagues! C'est pourtant pas le moment, sur-
tout là-dessus : tu sais bien que j'aime pas ça. »
Mais pas du tout, il ne blaguait pas. « Jean, qu'il
me dit, j'ai bien réfléchi, y a que la ^Taie rcli-
60 IMPRESSIONS DE GUERRE
gion qui a pu te faire si bon pour moi; je veux
mourir dans cette religion-là. Faut que tu me con-
fesses. »
« Ce que j'étais embêté! Qu'est-ce que j'allais
faire?... Lui refuser? c'était le rendre plus ma-
lade... Le confesser? mais je suis pas curé, moil...
Vrai, j'aurais mieux aimé que le capitaine m'en-
voie prendre la mitrailleuse qui nous tirait dessus.
« Tout à coup, une idée subite. « Mais, que je
lui dis, tu peux pas te confesser, puisque tu n'es
pas baptisé : ça ne compterait pas. — Eh bienl
alors, qu'il me répond tout de suite, baptise-
moi. »
« Ça, oui, je crois que je pouvais le faire, n'est-
ce pas?... Alors j'ai pris de leau qu'il y avait jus-
tement là, dans notre trou de marmite, — dame I
je ne sais pas trop si elle était propre, vu qu'il
faisait nuit; mais, comme c'était pour Youp, ça ne
fait rien, il n'était pas regardant à ces choses-là,
— et je l'ai baptisé... C'est-il ça qu'il fallait faire,
monsieur l'aumônier?... Oh! oui, je sais la for-
mule, soyez tranquille, j'ai bien appris mon caté-
chisme autrefois...
« Mais ça ne lui a pas suffi, à ce pauvre Youp.
Il voulait absolument que je le confesse. Ce que
j'étais embêté 1 Enfin je me suis dit qu'il valait
mieux ne pas le chagriner, que je ferais semblant,
et puis que je vous en parlerais après.
« J'ai dit à Marcel de se boucher les oreilles, vu
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE fil
qu'il ne pouvait pas bouger, rapport à la mitrail-
leuse, et, que j'ai dit à Youp : « Vas-y, maintenant
que tu es chrétien, ça peut marcher. »
« Alors, il m'a sorti tout son fourbi. Ce qu'y en
avait ! Je comprends que ça lui pesait sur le cœur,
le pauvre type 1 Moi, je ne savais pas quoi lui dire
après; alors j'ai récité un « Notre Père » et puis je
lui ai dit d'avoir bien confiance dans le bon Dieu,
qui est tout ce qu'il y a de meilleur.
« Ah! ce qu'il était heureux, ce pauvre Youp! Il
m'a embrassé sur les deux joues, et je crois qu'il
pleurait. Moi, je me tenais à quatre pour ne pas en
faire autant.
« Nous avons attendu quelque temps encore
pour tromper la mitrailleuse et nous avons tout de
même pu, avec Marcel, ramper jusqu'à la tranchée
en traînant Youp. Mais dame, là, quand nous
avons regardé le pauvre type, il était mort. Ça
m'a fait un coup! Je suis encore tout cliose,
comme si c'était mon frère qui était mort...
« ... Mais d'abord, dites, qu'est-ce qu'il faut que
j'en fasse, de ses péchés ? »
Louis L...,
Aumônier de la N' division coloniale.
II
EN ARTOIS
i. — Une Saint-Martin mouvementée.
Au cours des mois de février et de mars,
plusieurs églises de Paris ont retenti des accents
éloquents de Mgr l'évêque d'Arras : et la Société
des Conférences s'est honorée en l'invitant à retracer,
devant un public de choix, le martyre de sa mé-
tropole (i). Dans toutes ces circonstances, l'ora-
teur a dû s'en tenir aux grandes lignes, négligeant
nécessairement une multitude de détails qui pour-
tant ont leur prix. C'est un ou deux de ces détails
que je voudrais rappeler aujourd'hui.
J'avais connu Mgr Lobbedey quand il était
évêque de Moulins.
(1) Cf. la Revue hebdomadaire du 11 mars 1916. L'intérêt de
sette conférence, si émouvante déjà par elle-même, se trouve
doublé, quand on la lit avec, sous les yeux, l'album d'art publié
par l'abbé Foulon et intitulé : Arras sous les obus, chez Bloud,
éditeur.
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE «3
La première fois que j'eus, au cours de la cam-
pagne, l'occasion de pénétrer dans Arras, — le
6 novembre 1014, — il apparaissait déjà comme
devant être l'une des grandes figures épiscopales
de cette guerre. Je n'eus rien de plus pressé que
d'aller lui présenter mes hommages et, comme je
prévoyais pour moi un long séjour dans son dio-
cèse, de me mettre filialement sous son obédience.
Depuis un mois, les obus ne cessaient de dé-
truire. De la cathédrale, où j'avais célébré la messe
pour les soldats, jusqu'à la petite rue des F...,
où habitait l'évéque, pas un boulevard, pas une
place qui fût indemne. Partout flottait une odeur
d'incendie. Çà et là, de grands pans de murs
s'étaient effondrés déjà, livrant aux regards indis-
crets toute l'intimité des salons de famille, et, de
loin*en loin, dans les rues entièrement désertes,
les éclatements continuaient plus ou moins pro-
ches.
Monseigneur me reçut avec cette cordialité
flamande que connaissent bien ses visiteurs. Rien
n'avait été changé à ses habitudes d'autrefois. Il
était là à son bureau, travaillant, et il souriait. Je
ne pus m'empècher d'en faire la remarque : « En
un moment où tout le monde vivait dans les
caves... — Oui, je sais, répliqua-t-il, on me l'a
déjà dit, mais songez à la perte de temps!* Et puis,
je ne pourrais transporter là en bas tous mes
livres, toutes mes notes. D'ailleurs pour travailler
64 IMPRESSIONS DE GUERRE
n'a-t-on pas besoin de cette belle lumière? » Et en
parlant ainsi, son regard plongeait par deux baies
vitrées sur un petit jardin où, malgré l'abandon
causé par la guerre, l'été de la Saint-Martin s'an-
nonçait radieux.
L'évêque me conta quelques événements du
mois écoulé et notamment les tristesses de la
semaine précédente, lorsque au matin du 30 octo-
bre, deux obus s'abattant ensemble sur l'iiôpital
Saint-Jean, firent plus de trente victimes et un
plus grand nombre de blessés. « Dès que ce fut
possible, je m'y rendis. Mais quel spectacle d'hor-
reur, et grandiose aussi! Dans le plus vaste com-
partiment de la cave^ le saint sacrement était
exposé ; et, devant l'ostensoir, les sœurs plus âgées
priaient à haute voix, les blessés gémissaient et
les plus valides continuaient d'aider leur vaillant
aumônier, l'abbé de laF...-D..., à descendre dans
cette chapelle ardente les restes mutilés des vic-
times, lambeaux anonymes pour la plupart. »
J'appris aussi que, le jour de l'inhumation, — le
matin de la Toussaint, je crois, — à l'heure prévue,
personne ne s'était présenté pour le transfert au
cimetière. Tous les véhicules et les conducteurs
avaient été réquisitionnés pour emmener en hâte
le plus grand nombre de vivants loin de la cité de
mort. Trente-cinq cadavres attendaient et je n'ai
pas besoin de dire qu'on n'avait pas eu le temps
de confectionner pour eux trente-cinq cercueils...
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 65
L'aumônier s'était mis en (juôte, avait fini par
découvrir un tombereau et un clic\ al l)oileux, avait
su, malgré les obus qui recommeng aient à pleu-
voir, arracher à leurs caves deux iiommcs de
bonne volonté et, presque seul, il avait entrepris
dans ses bras, de la cave à la rue, le transport des
trente-cinq cadavres, puis, presque seul encore
au cimetière, il les descendait et les mettait en
terre (i).
— M J'ai justement à déjeuner ce matin notre
jeune brave. Restez avec nous... Si, si I je vous
retiens. Vous ferez connaissance. »
Je m'attendais à voir un colosse : trente-cinq
morts entre les bras... et à trois reprises! Mais il
fallut en rabattre; c'était presque le contraire. Une
fois de plus je compris qu'une àme vigoureuse est
capable de décupler les forces d'un corps fragile.
Rentré à D..., où se trouvait alors ma formation,
j'appris du curé ([ue le dimanche suivant, 15 no-
vembre, tombait la fête patronale de sa paroisse,
la Saint-Martin. Une pareille solennité, un saint si
populaire, un soldat, qui en Gaule, tout près d'ici,
aux portes d'Amiens, avait accompli l'acte de cha-
rité illustré par tant d'artistes! Le fêter ainsi dans
un cadre de guerre, au milieu des troupes sans
(1) Tou3 ces détails ont été depuis sanctionnés par une {glo-
rieuse citation à l'ordre du jour, que l'Illustration du 17 mars
a reproduite en dessous de la photographie du valeureux
prêtre.
66 IMPRESSIONS DE GUERRE
cesse en cantonnement d'alerte, qui prenaient à
peine le temps de déposer leurs armes pour entrer
à l'église et communier; qui n'aurait pas vibré en
face d'une telle perspective?
Resté seul, la cordiale réception du matin me
revient en mémoire. Si nous invitions Monsei-
gneur? pensai-je. Mais aussitôt les objections sur-
girent : n'était-ce pas indiscret?... le déranger pour
si peu de cliose... Et puis, s'il n'acceptait pas, ce
serait un dessous, et M. le curé no serait pas con-
tent. « Bahl s'il y a un dessous, il sera pour moi
seul; M. le curé n'en saura rien; je ne l'avertirai
qu'après, si Monseigneur accepte... »
Monseigneur accepta ex intimo corde, avec une
clause cependant, dictée par les circonstances :
« Si l'autorité militaire n'y voyait pas d'inconvé-
nients... »
D'inconvénients?... et le mot était au pluriel;
lesquels? Je savais que dans le pays, certaines
gens prêtaient aux espions une puissance occulte
considérable. Était-ce cela?
J'allai confier mes doutes à l'autorité militaire la
plus élevée du secteur. « Aucun inconvénient, me
répondit-on, au contraire. Nos soldats connaissent
déjà l'évêque d'Arras, ils seront flattés de le voir au
milieu d'eux et puiseront dans ses paroles un nou-
veau motif de mieux faire encore tout leur devoir. »
J'objectai timidement tous les bruits qui couraient.
« Oh I pour cela, monsieur l'aumônier, soyez tran-
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE C7
quille, nous y avons l'œil... n'est-ce pas, L...? » —
L... était l'officier chargé des dossiers du conseil
de guerre. — « Mais ce qui me fait croire que la
rumeur publique a fortement exagéré — oh! il y a
beaucoup d'autres indices! mais enfin, en voici
un, — c'est que nous avons des batteries à N... et
N. . . , par la force des choses assez mal dissimulées,
en position depuis plus de cinq semaines et qui
n'ont pas encore été repérées. Or, si rcsj)ionnage
était aussi bien organisé qu'on le prétend, c'est la
première chose qu'il irait révéler. Il faut être sur
ses gardes, évidemment; et cela c'est notre affaire
surtout, l'affaire du commandement. Mais c'est
rendre un mauvais service aux troupes et diminuer
leur confiance que de laisser s'accréditer de pareils
bruits. »
C'était bien le langage d'un chef. Je me retirai
tout heureux, en songeant qu'en effet s'il lui fal-
lait tenir compte de toutes les suggestions, un per-
sonnage important, général ou autre, ne devrait
jamais plus se déplacer, ni présider de réunion
dans la zone battue par les obus.
Au reste, il fut convenu avec M. le curé que
l'on n'annoncerait pas à l'avance la venue de Mon-
seigneur et que, par un surcroît de précaution,
nous changerions ce jour-là l'heure des vêpres.
Seulement, comme pour les fêtes de la Toussaint,
le grand nombre des soldats assistant aux offices
avaient, en occupant les chaises des paroissiens.
68 IMPRESSIONS DE GUERRE
failli susciter une émeute (!), M. le curé voulut
remettre les choses au point; et le petit discours
suivant, dont je ne puis donner malheureusement
qu'un hien terne résumé, fut presque toute la pré-
paration de la fête patronale. Pour lui rendre un
peu de saveur, il faut le lire, ainsi qu'il fut pro-
noncé, sur un ton tranchant comme une lame
d'épée.
« Mes hien chers frères, puisque à la Tous-
saint, en raison de l'affluence des soldats, plusieurs
d'entre vous n'ont pas pu se confesser, dimanche
prochain, à l'occasion de la fête de saint Martin,
nous leur procurerons toutes les facilités néces-
saires. Et à ce propos, je tiens à vous faire remar-
quer qu'aux vaillants soldats qui viennent nous
édifier et nous défendre, il est bien juste que nous
sachions offrir dans notre église une place très
large, et aussi confortable que possible. C'est grâce
à eux que nous la possédons encore, cette église,
où nous venons chanter et prier. Ils no7it pas de-
chaises, eux, dans la boue de leurs tranchées; c'est
bien le moins que vous leur offriez les vôtres ici.
Voyez aux environs, à Ficheux, Mercatel... (et
M. le curé énumérait des noms de communes
occupées par l'ennemi), les églises sont détruites,
les temples du Seigneur sont muets ; et si notre cher
clocher s'élève encore fièrement, c'est à nos sol-
dats que nous le devons. Nous sommes, rappelez-
vous-le bien, en temps de guerre, donc en un
IMAGES DK LA GRANDE GUEUHE 69
temps OÙ chacun doit savoir se [rôner of au Itosoin
assister inèuic à une messe, debout. Ils en font bien
d'autres, eux qui donnent pour nous leurs forces,
leur sang- et leur vie!... Et puis — c'était un et
puis que Rossuet n'eût pcut-rtre pas sio;né, mais
qui valait toutes les transitions du monde — et
puis, j'aimerais bien que les I),..ois prennent
exemple sur ces braves soldats, qui viennent ainsi
nous édifier chaque jour par leurs communions
et leurs chants. Cela vaudrait mieux (pie de se
plaindre de chaises occupées... D'ailleurs, con-
cluait-il, je connais assez la générosité de mes
chers paroissiens pour savoir qu'ils accepteront de
bon cœur ce léger sacrifice, en faveur de ceux qui
combattent si généreusement pour la France, jiour
la justice et pour Dieu... »
Ah ! le brave curé ! je suis bien sur que, malgré
l'orage des amours-propres, ce petit discours ne
lui lit perdre les sympathies d'aucun de ses parois-
siens. Quant aux troupiers, leurs yeux brillaient
de joie et j'en vis plusieurs, à la (in du salut, venir,
en signe de reconnaissance, écraser silencieuse-
ment les robustes mains du curé, qui le leur rendit
bien.
Ainsi jtréparée « à la militaire », rommcnt la
Saint-Martin n'eût-elle pas réussi?
Notre église, ayant la cliance de se trouver dans
un ])li de terrain, ne pouvait être suspecte de ser-
vir d'observatoire et n'olfrait pas de cible à l'artil-
70 IMPRESSIONS DE GUERRE
lerie ennemie; de temps à autre seulement les
obus lui faisaient un arc-en-ciels allant chercher
plus loin de plus hautes victimes. Or, dans cette
matinée du 15 novembre, malgré une limpidité
d'atmosphère qui favorisait merveilleusement le
tir, les Allemands nous laissèrent une paix com-
plète : et les cinq messes purent se succéder à
l'église, avec chants et orchestre. Il y eut même
un solo de violon d'un prix du Conservatoire! —
sans le moindre arc-en-ciel siffleur.
Retenu durant la matinée dans sa ville épisco
pale, Monseigneur ne devait présider que l'office
du soir. Vers onze heures et demie, il arrivait,
conduit dans une automobile de la division, et, une
demi-heure plus tard, fidèle au rendez-vous, le
général lui-même était là, heureux, disait-il, de
pouvoir, au moins durant quelques instants, faire
trêve à ses travaux et fêter avec le prélat un saint
français, qui réunissait les deux titres de soldat et
d'évêque.
De fait, cette réunion au presbytère fut un vrai
charme, trop court seulement, car vers la fin du
déjeuner, le général devait déjà repartir, rappelé
par ses occupations.
L'église n'était séparée de la cure que par l'an-
cien cimetière, un rectangle de 20 mètres de large,
oïl une municipalité bienveillante avait autorisé,
tant qu'il y eut un coin de libre, l'inhumation des
iiéros morts pour la France. Ainsi, c'était les yeux
IMAGES DK LA (JUANDr: GUERRE 71
et le cœur plein de leur souvenir (ju'on francliis-
sait le seuil de la maison de Dieu. L'Iieui-e de la
cérémonie approchant, M. le curé alla jeter sur
tout un dernier cou[) d'œil.
Pour faire plus de place, on avait eu le soin,
sauf en faveur de quelques personnes plus âgées,
d'empiler dans le fond toutes les chaises : — ô
pauvres paroissiens, réduits cette fois au régime
de la stricte égalité ! — Pourtant l'église était déjcà
pleine, et de divers côtés de nombreux groupes
arrivaient encore. « Monsieur l'aumônier, me dit
aimablement le curé, vous prendrez la chape; moi
je me chargerai de placer la foule, je connais
mieux les coins de mon église, j'y ferai tenir plus
de monde (juc vous. »
Lorsque, revêtu des ornements de drap d'or qui
brillaient au soleil et précédé de deux belles ran-
gées de clergeons rouges, je revins au presbytère
chercher Monseigneur : « Il n'y a [)lus do place, lui
dis-je; Votre Grandeur ne pourra pas entrer. » II
se mit à rire : « Tant mieux, tant mieux! Mais
vous verrez qu'un évèque a toujours sa place
parmi son peuple. »
De fait, sitôt l'encens béni à la porte d'entrée,
et la réception accomplie selon les rites, il fallut
jouer des coudes. Comme un caoutchouc ipii se
comprime, la masse humaine se resserrait un
instant pour nous permettre de passer; puis, auto-
mali(pi(.'ment, elle se distendait à nouveau sans
72 IMPRESSIONS DE GUERRE
laisser aucune trace du sillage de notre cortège.
Quelques psaumes, et Monseigneur montait en
chaire. Le bref éloge qu'il fit d'abord du pasteur
de la paroisse fut émouvant; les soldats y appri-
rent que, durant les deux derniers mois, parmi les
horreurs de l'invasion et sous le bombardement
d'Arras, ce prêtre qu'ils voyaient si attentif à leurs
besoins avait vu successivement mourir son père
et sa mère, sans que l'àme eût en rien faibli, ou ait
été détournée de son dangereux poste de dévoue-
ment. Félix nomine, disait l'évêque, felicior virtute.
Puis un grand signe de croix et l'orateur énon-
çait son texte : « Scmctijîcate bellum : sanctifiez la
guerre, messieurs, d'abord en respectant l'autorité
dont la force vient de Dieu même. Au-dessus du
gouvernement qui vous mobilise, au-dessus des
chefs qui vous commandent, sachez voir Celui qui,
ayant créé les patries, veut aussi qu'on les défende
contre un injuste agresseur... Sanctifiez la guerre
ensuite, en assouplissant vos âmes à la discipline
qui, par ses exigences, peut nous aider à mater
des instincts mauvais et nous impose des sacrifices
quotidiens dont les ascètes n'avaient même pas
l'idée. Enfin, sanctifiez la guerre en pratiquant la
belle vaillance... »
Monseigneur en était là de son développement
quand je crus remarquer autour de moi qu'on ne
prêtait plus à l'orateur l'attention du début; des
têtes se tournaient et certains regards, au lieu de
IMAGES DK LA GRANDE GUERRE 73
continuer à fixer la cliaire, semblaient se porter
alternativement vers la voûte et dans la direction
du porche. « Serait-ce?... » Je n'eus pas louglcmps à
tendre l'oreille. Là-haut, tout là-haut, des sifllcnionts
passaient, prolongés, qui allaient se terminer...
[)as très loin, \)av un « halahôô » caractéristique.
Et Monseigneur continuait, donnant très tran-
quillement à tous l'exemple du calme en même
temps que le précepte : « l']n pratiquant la vaillance,
continuait-il, cette vertu si française, qui secouant
en nous devant le danger les meilleures énergies,
les met en pleine valeur, et, par une sorte de
magnétisme, communique à notre entourage une
part de leur vertu... »
Cependant les sifflements se faisaient plus
rageurs et les éclatements plus proches. Dans le
fond de l'église, on distinguait des chuchotements
à voix basse et des piétinements de souliers ferrés
se dirigeant vers les portes. L'évéque avait inter-
rompu son discours, puis, de nouveau, sa voix
s'éleva très calme : « Mes frères, ne vous troui)lez
pas; ce n'est (ju'un petit bombardement. » Tombant de
la bouche de quelqu'un (|ui savait à quoi s'en tenir,
en ayant depuis six semaines subi bien d autres, ces
paroles eurent le don de produire un apaisement,
ce qui permit à quelques ofliciers d'entreprendre
avec métliode un sage mouvement d'évacuation.
« Laissez d'abord sortir les femmes! » cria-l-on.
Cet ordre venait à peine d'être lancé qu'une
74 IMPRESSIONS DE GUERRE
« arrivée » nouvelle se produisit à 50 mètres
tout au plus, éclatante, sèche, accompagnée d'un
écroulement de maison; on ne Tavait pas entendu
venir, mais nous en reçûmes tous la commotion.
C'était encore un coup long, un peu trop à gauche
et trop sud-ouest; mais visiblement le clocher ser-
vait de point de mire.
Il y eut quelques cris de femmes. Impassible,
toujours dans la chaire, Monseigneur dominait le
tumulte, le visage tourné vers l'est, face aux bat-
teries ennemies. « Mes bien chers frères, conservez
tout votre calme; je vais vous donner la bénédic-
tion du bon Dieu. »
Et il entonna d'une voix forte :
— Adjutorrum nostrum in nomine Domini.
Du chœur, nous répondîmes à pleins poumons :
— Qui fecit cœlum et terram.
— Sit nomen Domini henedictum.
Alors, ce fut impressionnant et, de ma vie
entière, je n'oublierai ce spectacle : cet évéque en
crosse et mitre, donnant la suprême bénédiction à
cette foule où la mort allait vraisemblablement,
dans quelques secondes, se choisir des victimes.
— Benedicat vos omnipotens Deus, Pater et Filius...
Soudain, un fracas épouvantable... Monseigneur
n'eut pas le temps d'achever, ou du moins le reste
des paroles se perdit dans le bruit. Parmi les plus
braves, instinctivement, plusieurs, dont le front
était déjà penché sous la bénédiction, s'étaient
IMAGES DE LA (iRANDE GUERRE 75
courbés plus bas, chercliant à protéger leur tête
contre un écroulement de la voûte. Puis on s'était
relevé, tout étonné de voir que les verrières
n'étaient pas en miettes et que la voûte était
encore là-baut. Seule, la maison contiguë au pres-
bytère, à 13 ou 20 mètres, venait d'être écrasée;
et nous n'avions reru dans les vitraux que des
débris de tuiles et de briques.
Les clîoristes eurent un admirable sang-froid. Je
ne sais de qui vint l'impulsion; mais dès que les
tètes se furent redressées, instantanément, un
immense « Pitié, mon Dieu! » retentit sous ces
voûtes ébranlées, repris avec confiance par des
centaines de poitrines. Une tension de prières
vibrait dans toutes ces voix. Vingt mètres plus long
— 20 mètres, c'est-à-dire une iiaussc impercep-
tible, un souffle de vent moins fort! — et le pro-
chain ol)us, entrant à plein par un vitrail, ne tom-
berait-il pas au beau milieu de cette foule"? Et
alors?
Un seul sentiment m'occupait et m'écrasait : ce-
lui de ma responsabilité, car enfin c'était ma faute.
J'eus en ce moment l'impression très vive et dont
je ressens encore, en fixant ces souvenirs, toute
l'acuité douloureuse, que, si une catastrophe se
produisait me laissant indemne, je deviendrais fou
à l'instant même. Kt, toujours sous la cliape dorée,
je priais et disais à Dieu : « Seigneur, si vous avez
résolu de me reprendre la raison, vous en avez
76 IMPRESSIONS DE GUERRE
le moyen, c'est facile : cependant, s'il est possible,
sauvez ce peuple qui a confiance en Vous! »
Tout à coup, je vis Monseigneur devant moi des-
cendre de chaire où son rôle était achevé; il s'ap-
prochait du tabernacle, la demeure du Maître; et,
transmise par l'évêque, il me sembla que la prière
que nous continuions de chanter serait plus puis-
sante que l'artillerie adverse.
Dieu de clémence,
Dieu Protecteur,
Sauvez, sauvez la France
Par votre Sacré-Cœur!
La France, en ce moment-là, pour nous, c'était
le petit coin de l'Artois, c'était ce cantonnement
de D..., c'était surtout l'enceinte de cette église...
Et de fait, à quelques kilomètres de là, le chef de
la batterie allemande, satisfait sans doute de son
œuvre, dut dire à ses servants : « C'est assez ;
arrêtez le tir. » L'obus qui avait écrasé la maison
voisine fut le dernier de la série.
Mais nous, nous ne savions pas alors que ce se-
rait le dernier; et nous poursuivions notre prière.
J'en fus tiré par un petit clergeon qui, s'étant
prestement et sagement évadé pendant l'alerte,
s'en venait maintenant fureter dans les bancs du
chœur à la recherche de sa casquette perdue. De
le voir, cela me fit songer à ceux du dehors,
blessés, agonisants peut-être, qui pouvaient avoir
IMAGES l)K LA (IRANDi; fi IJ i; Il U K "7
besoin de mon ministère; et je partis en hâte pour
faire la tournée des postes de secours
Sonniie toute, les pertes étaient hicn inférieures
il ce qu'on aurait pu craindre. Seul, le premier
projectile, le « [tius lon^ », a\;iit fiiit deux morts,
dans un délachement (jui arrivait en ce moment
même du dépôt. Les blessés étaient au nombre de
sept, y compris une femme, tenanci^rc d'un esta-
minet, atteint par l'avant-dernier obus, à 50 mètres
du clocher. xAIais, à lintérieur de l'église, rien,
pas une g^outte de sang, pas une égralignure.
Lors(ju'on a été secoué par de fortes émotions,
on aime d'instinct à se serrer davantage autour de
ses chefs, quand ce ne serait que pour savoir ce
(ju'ils pensent. On éprouve, à ce contact, une dé-
tente, comme si les nerfs étaient déchargés tout à
coup dune électricité mauvaise, lourdement accu-
mulée. Aussi, je ne fus pas long à franchir les
deux kilomt'tres (|ui me séparaient du général, pour
lui faire mon rapport. Mais le téléphone avait été
plus rapide; on était déjà là-haut très au courant.
Yovant sans doute mon émoi, le premier officier
d'état-major que je rencontrai me dit du ton le
plus aimable : « Une fameuse chance, monsieur
l'aumônier, que votre réunion à l'église! » Je crus
à une phiisanterie II devina mon in(|uiétude :
a .Mais non: sérieu.sement ! sans celte réunion, les
hommes auraient erré dans le caiiloiuieinent et
nous aurions eu beaucoup plus de casse... Kt
78 IMPRESSIONS DE GUERRE
sûrement, au cabaret, il y aurait eu d'autres vic-
times que la gérante ! »
Quant au général, dès qu'il m'aperçut, il prit les
devants pour résoudre le point d'interrogation
qu'il lisait dans mes yeux. « Surtout, n'allez pas
croire que la présence de l'évéque ait été pour
rien dans ce bombardement. Pas le moins du
monde ! Les Allemands ont tiré ce soir systéma-
tiquement sur plusieurs églises d'Arras et des envi-
rons; le dimanche est leur jour préféré. Ils ont
envoyé des obus incendiaires sur Saint-Jean-Bap-
tiste, qui est en train de flamber. Et Monseigneur
n'y était pas pourtant. D'ailleurs, j'ai demandé de
plus amples renseignements. »
Une sonnerie, et le général était appelé au télé-
phone.
« C'est la réponse, me dit-il en revenant, ré-
ponse qui confirme pleinement mes prévisions et
les précise. Il paraît que la division marocaine,
notre voisine, avait eu vent ce matin, chez les
Bavarois d'en face, d'un gros rassemblement en
train de se former; on a prévenu toutes les pièces
qui pouvaient battre ce point; puis, le rassemble-
ment achevé, toutes les batteries ont craché à la
fois; on leur a fait du mal naturellement. Ce soir,
ils ont voulu faire un tir de représailles, mais à
leur manière, sur les églises... Une autre fois, ce
sera sur les ambulances. Inutile de ciiercher plus
loin; c'est toute la loyauté de ces gens-là. »
IMAGES DK LA GRANUK GUERRE 79
« Et puis, me disait un autre officier, <'ii me
raccompagnant après le dîner, pour nos hommes,
(juelle superbe leçon de crànerie que l'allitude de
révè(jue ! Ils auront appris (juun l)onii)ard('ment
fait souvent plus de bruit que de mal, et qu'en
tout cas on ne gagne jamais rien à s'affoler. Ils en
garderont le souvenir, vous verrez. »
Il en fut ainsi, en elfet, j'eus maintes fois l'occa-
sion de m'cMi apercevoir au cours des six mois que
je passai encore dans cette héroïque division.
Quand je rencontrais des soldats du X' d'infanterie,
i|ui formait la majeure partie de l'auditoire ce jour-
là : « Vous vous rappelez le lo novembre, à l'église
deD..., » demandais-je. Ils s'en souvenaient tous.
Et l'un d'eux me dit une fois : « Si je m'en raj)-
pelle! dame oui! le jour où l'évéque a arrêté un
obus avec sa bénédiction... En voilà un (jui n'avait
pas peur, dame non ! »
Et c'est pounjuoi, somme toute, Mi;r l'évéque
saint Martin, du haut du ciel, n'eut pas lieu, j'ima-
gine, d'être trop mécontent de sa fête guerrière...
un peu mouvementée cependant.
Georges (i...,
.\unu^llier luiiiluire
nu .N* liRlaillon de chasseurs à pied.
80 IMPRESSIONS DE GUERRE
2. — Au seuil de la terre natale.
24 mai 1915. — Décidément, nous liquidons I
Voici nos successeurs. Depuis le 12 septembre,
nous piétinons sur place. Nos hommes sont tout
ragaillardis. Ça n'allait guère, ces dernières
semaines. Le « cafard » poussait à boire, et le vin
troublait les tètes, et ils « s'ennuyaient » toujours
plus « après leur famille ». Pensez donc, depuis
août, septembre ou octobre 1914, pas une nouvelle
de là-bas. Savait-on ce qui s'était passé? Et, nous
autres, on est de la réserve, mariés pour la plu-
part. Qu'est-il advenu de la femme et des mioches?
On avait escompté la délivrance pour mars ou
avril; mais les longs mois d'hiver avaient amené
des mois de printemps encore plus longs... « Ces
sales Boches, quand c'est-y donc qu'on les décol-
lera de chez nous? » En ce soir de mai, l'ardente
espérance ressuscite au cœur de tous. Ça y esi,
nous partons. Ça chaufl'e déjà du côté de chez nous.
Si cette fois, on pouvait les avoir!
Des perspectives radieuses s'entr'ouvrent : dans
la maisonnette, la petite famille, délivrée du poing
de fer et de la famine organisée, renaît à la joie; le
facteur lui apporte une lettre, la première, qu'on
lit à travers des larmes, que l'on porte en toute
IMAGES DE LA GRANDE GUEKItl. 81
liàlc aux amis et voisins de « coron ». Oul)liée, la
dure privation, la plus dure de toutes ! Les bam-
bins retrouvent le lait (jui leur manquait peut-être.
Bientôt le vaguemestre ramènera de la poste divi-
sionnaire une précieuse enveloppe contenant leurs
pbotos, y compris celle du nouveau bébé attendu
l'an dernier. Le voir sur le bras de sa mère sou-
riante!... Des ombres surgissent. On les refoule.
L'heure est aux espoirs.
QH juai. — La nuit, sac au dos, sur une route
tjui n'en finit plus. Tous se taisent. Aucune tris-
tesse, mais dans les tètes s'agitent les conjectures
des derniers jours : « Bien sûr, on va s'embarquer,
Peut-être pour l'Italie? ou l'Alsace? Un très haut
gradt' a parlé d'un voyage « beau et long ». Tour-
nant le dos au.x fusées lumineuses qui jalonnent
de leurs étoiles fugitives la ligne des tranchées,
nous marchons vers E... Nous logeons dans un
village voisin, fourbus, mais le cœur soulevé par
des espérances plus ou moins confuses. Toute la
division se rassemi)le en ces parages. Plus de
doute.
28 mai. — La gare. Tous en gaieté. Un bataillon
est déjà embanjué, prêt à partir. Quelle direction?
— Pantin. — Paris? Bah! Tout le monde [)asse
par Paris. Ça n'apprend pas grand'ciiose, ça 11 y
a bien des lignes, bien des fils qui divergent du
II. 6
82 IMPRESSIONS DE GUERRE
centre de notre toile d'araignée. En voiture. On
rit, on s'amuse avec insouciance, se laissant con-
duire par le mécanicien, l'état-major et la Provi-
dence.
Des réseaux de fil de fer barbelé. Camp retran-
ché de Paris. Des faubourgs, des femmes à tous
les étages qui agitent des mouchoirs, la France
désarmée pour qui nous allons au feu, la France
sauvée en septembre dernier de la terrible inva-
sion, la France pour qui nos provinces souffrent
un si long martyre... Et des larmes viennent aux
paupières. Qui ne se rappelle alors les femmes et
les enfants qui nous saluaient de la main, lorsqu'un
train pareil à celui-ci nous emportait en août 1914
vers l'inconnu? Mais encore on pense à d'autres
villes, à d'autres rues, aux êtres chers que l'on a
quittés parmi des sanglots.
Ce n'est qu'un éclair de tristesse. Voyez : la
silhouette brumeuse de cette vieille Tour Eiffel; et
puis blanche, aérienne, la basilique de Montmartre.
Tous se pressent aux portes grandes ouvertes des
fourgons. Les regards se tendent avidement.
Pantin : Arrêt-jus. « Vous avez vu passer le
N'? — Oui. — Quelle direction? — S... -D... —Mais
alors nous remontons vers le...l » Surprise, avec
un brin d'émotion. On n'ose conjecturer encore.
Le train s'engage, en effet, sur la ligne du... Et
les commentaires de jaillir. On avait parlé de tout,
sauf de çat Et les cœurs de battre, saisis plus que
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 83
jamais par l'attraction du sol. Est-il possible que
nous allions en plein pays d'origine? Ce serait à
la fois trop de bonheur et de tristesse.
Les âmes se sont recueillies. Les t(Hes sont
alourdies par les veilles, les corps rompus par la
fatigue, la chaleur accable. On se tait, on s'endort.
Trop énervé pour m'assoupir, je regarde. Le
train va droit son chemin sur la grande ligne.
Nous allons sûrement à... Nous en approchons
toujours, et les « poilus » se réveillent l'un après
l'autre. Mais au fait, de A..., nous pouvons encore
aller ou plus bas ou plus haut que le pays. Le nom
d'une rivière fameuse est prononcé.
Le train est aiguillé sur la gare S...-R... Tiens
Une ligne à une seule voie, champêtre, entre des!
haies. Ah! mais pour le coup, je pousse un -cri, un
cri du cœur : « Ligne de D... Je m'en vais presque
tout droit vers chez nous! » Caliin-caha. les deux
machines essoufflées m'en rapprochent pénible-
ment. L'abrutissement de la fatigue l'emporte
enfin sur l'émotion. Je mendors, accroupi. Demi-
sommeil fort agité... Rêve ou réalité?
Tout le monde descend! En effet, c'est bien la
gare de D. . . Des hommes passent avec des torclies,
dont la vue appelle de vagues réminiscences clas-
sifjues. Avec le temps et la fraîcheur de la nuit, la
pensée se ranime un peu. 11 me souffle au visage
comme une bouiïée de l'air natal. J'en suis tout
réveillé et remué. Dire qu'à 2G kilomètres d'ici
84 IMPRESSIONS DE GUERRE
— une étape — mes parents sont encore là, peut-
être, dans le cher viUage envahi, B..., par delà la
barrière infranchie jusqu'à ce jour. Et pour me
rendre à B..., n'était cette barrière, je n'aurais
qu'à filer droit vers l'est, j'y serais aux premières
heures du jour...
29 mai. — Logés à 5 kilomètres de D... Après
un court sommeil, vite en chasse. N'y aurait-il pas
ici des réfugiés de B...?De fait, je trouve un jeune
homme et une veuve avec sa fille. Ces dernières
me reçoivent, comme si j'étais le messager de la
délivrance, dans leur modeste logis; pour sièges,
des caisses. Et tout de suite on questionne sur les
chosics de là-bas. Ces femmes se sont enfuies le
3 octobre, veille de l'entrée des Allemands à B...;
elles me disent leurs terreurs, les obus qui pleu-
vaient, les maisons démolies, les victimes con-
nues, et leur odyssée de village en village. Ils sont
rares, ceux qui se sont échappés. Se rappelant la
conduite correcte des Allemands à leurs passages
antérieurs, confiants d'ailleurs que les nôtres tien-
draient la voie ferrée, la plupart sont restés à
B..., et le 4 au matin, sous un bombardement
intense, alors que nos troupes en retraite encom-
braient les chemins, la fuite se trouva difficile et
dangereuse. A part les mobilisés, toute ma famiUe
est parmi les « envahis ». Ce que j'en ai pu
apprendre, c'est que le 4 octobre au malin, tous
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 85
étaient encore sains et saufs. Un des derniers res-
capés avait vu mon père tranquille et plaisantant
sous les obus; le reste de la famille s'était mis k
l'abri dans une cave voisine avec bon nombre
d'autres personnes. La maison n'avait été visitée
que par un obus, dégâts inconnus. Aux alentours,
rien que des ruines, et une vingtaine de civils
avaient été tués. L'un d'eux aurait été atteint en
passant devant la maison. Mon beau-frère avait
entendu dire que des maisons voisines de la
sienne avaient été évcntrées par les marmites. Le
bruit courait d'une jeune lille morte victime des
Allemands, d'une autre qui aurait succombé à la
fièvre typhoïde. Une grande consolation avait été
enlevée aux liabitants : M. le Doyen, deux fois cité
devant une sorte de conseil de guerre, avait été
emmené par les Allemands, et les douze cents
envahis étaient restés sans prêtre. Bien des racon-
tars avaient circulé, démentis par la suite : un tel
et un tel fusillés [)ar les Allemands.
Les communiqués officiels avaient parlé à plu-
sieurs reprises des exploits et méfaits de l'artillerie
en notre région. H..., à 4 ou îi kilomètres des tran-
chées de première ligne, résidence probable d'un
état-major ennemi, n'avait-il pas été saccagé par
nos propres obus? II est vrai que nos artilleurs ne
tiraient, paraît-il, qu'avec une extrême réserve sur
les villages. Loiscju'ils avaient dû abattre le clo-
cher d'un village voisin, qui servait aux Allemands
86 IMPRESSIONS DE GUERRE
d'observatoire, ils l'avaient démoli en quelques
coups bien calculés et étonnamment justes... Mais
encore?
Et puis, il y eut l'hiver, les privations, les émo-
tions. Papa avait besoin de bien des ménagements.
Et ma bonne grand'mère, si usée et accablée d'in-
firmités, à cause de qui peut-être on n'avait pas
voulu fuir? Et ma chère maman, et mes deux
sœurs, et mes petits neveux?
Tous les moyens de correspondance ont été
essayés. Au plus, pouvons-nous espérer qu'un
mot est arrivé à B..., pour calmer les inquiétudes
ressenties à notre sujet. Mais rien n'est venu
d'eux, rien ne nous a parlé d'eux. Toujours le
même terrible point d'interrogation, le douloureux
mystère.
30 mai. — Mon oncle et ma tante de S... sont
réfugiés, pas tellement loin d'ici; si je courais jus-
qu'à eux? L'occasion est unique.
Surprise inexprimable pour mes pauvres réfu-
giés. Mon oncle sur la route ne me reconnaît que
lorsque je me suis nommé. Ma tante est toute inter-
loquée : « Eh quoi? Toi par icil » Un quart d'heure
seulement d'entretien. La joie de se revoir n'a
d'égale que la tristesse avivée par ma présence.
Ma tante en larmes me dit combien elle s'inquiète
pour ma famille. Il s'en est fallu de si peu que ma
jeune sœur ne soit partie avec eux et venue
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 87
comme eux en lieu sûr! Elle avait une telle peur
des Prussiens, « surtout lorsqu'ils ont bu ». Et pas
(le nouvelles d'un fils resté quelque part vers la
frontière. Tout abandonné et tout perdu, sauf un
cheval et la voiture que l'on garde pour le retour.
Leur liabitation, à un kilomètre de la ligne de feu,
n'existe sans doute plus; les Allemands auront
pillé ce qui avait échappé aux obus et aux incen-
(Hes. Le dur liiver qu'ils ont passé, dans la maison
d'autrui! « Nous ne sonmics pas ici chez nous. »
Et moi de répéter le nécessaire refrain : courage
et conliance! Des troupes se massent dans la
région. Il n'est bruit que d'une vigoureuse ofTen-
sive.
31 mai. — Tambours battant, clairons sonnant,
un régiment de jeunes. Ali! ça va chauffer! Les
préparatifs sont énormes, à ce que l'on raconte. On
dit que le Grand-Père est là, que son auto passe sur
cette route. L'attaque est imminente. Les soldats
se recueillent dans l'attente du sacrifice. Les réfu-
giés, impatients de voir se réaliser leurs désirs, se
font lédio de bruits naïfs et venus on ne sait d'où :
nos troupes auraient déjà repris un village,
seraient parvenues aux haies de B... C'est ainsi
qu'en octobre et novembre dernier, la délivrance
avait été plusieurs fois annoncée. Et les pauvres
gens se mettaient en marche aussitôt vers leur
village. Illusions suivies de déceptions cruelles. Un
88 IMPRESSIONS DE GUERRE
fermier était allé trois fois jusqu'aux premières
lignes, jusqu'aux balles, afin de voir si vraiment
« sa terre était encore aux mains des Boches » !
7 juin. — Enfin, départ à une heure du matin.
Nous allons droit vers B...! C'est donc là que va
donner la division? Mon pauvre beau-frère I Vers
la fin de notre séjour en Champagne, il s'était un
peu rasséréné, et commençait à porter avec moins
d'abattement sa lourde épreuve. Mais de se trouver
si près de sa femme et de son enfant, de penser
aux volées de mitraille qui tombent de l'autre côté,
et de se sentir à la veille peut-être de risquer sa vie
à si faible distance d'eux !
Vers six heures, halte. On entend une épouvan-
table canonnade dont la terre tremble. Communié
en viatique. A peine le temps de prendre une tasse
de café chez des réfugiés de B... Marche au canon,
en remontant la vallée encaissée. Soudain, à un
détour, voici les petits nuages meurtriers qui
paraissent en l'air. C'est la zone d' « arrosage ».
Halte au cimetière lamentable de... Fusants et
percutants éclatent dru derrière la crête. Un
homme du pays me dit que les Allemands bombar-
dent la ferme qui a servi de base à notre attaque
de ce matin. Dans la vallée à gauche, concert de
grosses pièces avec réplique de grosses marmites.
Combien familiers tous ces noms de villages!
Q je de fois mon cher papa les a parcourus !
IMAGKS DE LA GRANDli: GUERRE 89
Une sorte de bois en face de nous. Ne serait-ce
pas H...? Il faut que je me rende compte. Je
grimpe sur un arbre. C'est bien cela. H... est là,
enfoui <lans son épais manteau de grands arbres.
Il est occupé par nous. Derrière H..., à 5 kilomètres
seulement plus loin, invisible, mais si présent aux
yeux du dedans et au cœur, B. . . est là, entouré, lui
aussi, de prés et d'arbres, avec les deux longues
rues, avec la maison natale peut-être on ruines,
peut-être encore habitée. En tout, (pic la volonté
du Seigneur soit faite...
Nos régiments sont aux tranchées, mais en
deuxième ligne seulement. C'est le N' corps qui a
attaqué ce malin, avec un élan magnifie jue. Plein
succès. La reconquête du sol nalal est bien com-
mencée : un fortin et plusieurs lignes de tranchées
ont été pris en quelques minutes. Ce terrain, l)Ou-
leversé, émictlé par les pics, les pelles et les obus,
c'est du sol de ciiez nous! Doublement sacré, par la
sueur des ancêtres, et le sang des braves tombés.
10 juin. — Arrivés de bonne heure à la Ràperie
de... J'en avais vu jadis la cheminée bien des fois,
lorsque je venais à S... chez mes grands-parents.
Et cette route ne m'est pas inconnue. Je l'ai sui-
vie, tout jeune encore, me rendant au marché.
Maintenant, de la cheminée, il ne subsiste qu'un
tronçon informe, et la route est balayée par les
balles.
90 IMPRESSIONS DE GUERRE
Deux de nos régiments sont prêts à attaquer dès
cinq heures du matin. Il fait une brume épaisse.
L'attaque est retardée d'heure en heure. En atten-
dant, arrosage intensif, formidable, des deux côtés.
Canons, obusiers, mortiers, lance-bombes, cra-
chent leur mitraille.
Et les blessés sont nombreux. En revenant de la
cote 163, lorsque la brume s'est levée, je vois bien
les arbres de S... C'est le hameau qui est en
quelque sorte l'objectif de nos attaques. S... n'est
qu'à 3 kilomètres de la Ràperie, et c'est le hameau
natal de papa! La deuxième habitation à gauche
en entrant, c'est là que papa a vécu son enfance et
sa jeunesse. Nous y fîmes de si bons séjours
durant les vacances, jouant au pied du Calvaire et
dans les prés où pendaient tant de fruits... A pré-
sent, tout est là-bas décombres et désolation.
L'attaque se déclenche à cinq heures du soir.
Nos hommes mènent l'assaut avec une résolution
farouche. Ils ont des injures personnelles à ven-
ger. Et puis, il faut en finir avec tant de misères.
Ils ont conscience de travailler à la délivrance. Ils
viennent à bout de la tâche assignée pour ce jour-
là. Les gains précédents ont été élargis. Des tom-
bés, la plupart sont morts, à la lettre, pour la
délivrance de leur terre et de leurs bien-aimés...
11 juin. — Interrogé des prisonniers et blessés
allemands. Ceux-ci ne connaissent pas du tout
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 91
B..., mais affirment aussi qu'il est reste bon nom-
bre (le civils à P... Il faut se rendre à la vérité.
Mes parents sont aussi dans la fournaise, tout près
d'ici. Si près et si loin! Entre nous, c'est bien
chaos magnum.
12 juin. — Rencontré la 22' dans le boyau de
relève. Mon ami, le sous-lieutenant R. V..., dès
(ju'il me voit, appelle en souriant le sergent A...
Regards croisés, une poignée de main, un court
bonjour, (juc de cboscs senties ! La compagnie
doit attaquer demain; A... va marcher à la baïon-
nette, en pareil lieu ! Il me remet de l'argent : « Ce
sera moins exposé. » Et il me confie son pressen-
timent : « Tu verras, c'est ici que je tomberai! »
Que répondre"? « Allons, bon courage... » Et je
répète intérieurement mon offrande : « Non pas
lui, Seigneur, mais plutôt moi. » Aurait-il déjà
échappé tant de fois à la mort, même d'une fa(;on
si providentielle, pour livrer son sang et sa
dépouille à cette terre?
13 juin. — Anniversaire de notre première com-
munion, la mienne, celle de ma sœur, de mon
beau-frère, de deux cousins.
Dès la pointe du jour, formidable lutte d'artille-
rie et arrosage des tranchées. A cinq lieures,
attaque. A... en est. Et j'en prends aussi ma petite
part. Car les Allemands exécutent un violent tir de
92 IMPRESSIONS DE GUERRE
barrage sur les carrefours de la cote. Ça dégrin-
gole, percutants, gros fusants noirs. Un homme
est blessé à l'entrée de notre abri précaire. Trois
quarts d'heure entre la vie et la mort, l'àme paci-
fiée dans un abandon tranquille. Les obus français
de gros calibre s'abattent peut-être aussi en rafales
sur ce qui reste de B... A part mon frère, qui est
au loin dans l'Est, toute notre famille est ici au
feu.
L'attaque a bien réussi, avec le minimum de
pertes. Mais A..., que devient-il"? Toute la journée,
j'interroge ceux qui reviennent, blessés, corvées.
La section d'A... n'a pas attaqué. Mais elle est
cruellement éprouvée par le bombardement. Le
sous-lieutenant R. V... a été écharpé par un obus.
Bonnes nouvelles d'A... Les sergents l'un après
l'autre sont mis hors de combat. Il reste indemne.
Grande joie. Serais-je exaucé? Quelques lettres
d'adieux aux amis.
15 juin. — Rapporté un blessé de la première
ligne par des boyaux interminables, peut-être à
travers des propriétés de mon oncle. Ce sera un
travail énorme de combler plus tard ces labyrinthes
de tranchées et de boyaux, de rebâtir les maisons
et de reprendre le métier d'autrefois.
En première ligne j'étais si près de B...! Avec
l'énervement, la fatigue, l'accoutumance, je sens
que les impressions s'atténuent et tendent à
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 93
s'évanouir dans une vie toute mécanique et
inconsciente. Et c'est une horrible souflrance de
sentir (ju'on devient insensible en do telles con-
jonctures :
Le temps, ce ravisseur de toute joie humaine,
Nous prend jusqu'à nos pleurs, tant Dieu veut nous sevrer...
Nouvelle subite : la division se retire. Nous nous
éloignons. C'est la fin de l'ouragan de fer. On sort
du cauchemar. Mais S... n'est pas délivré. B...
reste dans ses brumes d'angoisse. Nous n'avons
reconquis que des parcelles du sol natal. Cette
aiïaire, que les imaginations, les espoirs avaient
démesurément grossie à l'avance, s'est réduite à
une simple diversion, à une modeste rectification
de front. Nous retournons à l'arrière, au lieu de
marclier de l'avant. Les pays envahis restent
envahis. La barrière demeure infranchie. Les
âmes soulevées dans une attente ardente retom-
bent. Espoirs ajournés, jusqu'à quand? Allons,
mon âme, reprenons la croi.x. Patience,- et, malgré
tout, confiance.
10 juin-18 juillet. — Repos dans une délicieuse
placidité champêtre.
Bruit sensalioinu'l : permis.sions accordées au.x
soldats du front. El de fait des Ustcs sont dressées.
Où iront les sans-famille? Dans mon escouade, sur
dix, huit sont de pays envahi.
94 IMPRESSIONS DE GUERRE
C'est donc vrai, la mobilisation industrielle bat
son plein. On rappelle dans les usines bon nombre
d'ouvriers-soldats.
Avec le désenchantement et le prolongement de
l'attente, résurrection du « cafard », revu et aug-
menté, chez plusieurs. Cependant, nous sommes
loin d'être larmoyants. On rit, on plaisante, on
s'amuse, comme des enfants parfois. La gaieté
règne toujours, mais plutôt collective qu'indivi-
duelle. Dans l'intimité, ou seul avec soi-même, les
pensées vont aux absents.
22 août. — Nos allées et venues ont du moins
cet avantage de me ramener vers mon ami M... Je
vais le surprendre une seconde fois, et reviens ici
à 10 kilomètres de B... On dirait que nous tour-
noyons, hésitant à quitter ces parages que la divi-
sion a ensanglantés et glorifiés pour sa part.
25 août. — Indices sérieux que nous allons
réoccuper un secteur un peu plus haut, mais encore
assez près deB... Nous fixer en cette région! Deux
de nos régiments seraient en plein district de
recrutement.
26 août. — Non. Changement brusque de direc-
tion. Demi tour et départ définitif. Grand'halle au-
près du village où nous avons logé le 29 mai, à
la descente du train.
IMAGES DH LA GRANDE GUERRE 95
Ainsi donc nous bouclons la boucle, nous fer-
mons le cercle de ces trois mois passés dans l'at-
mospbère du pays. Trois mois au seuil de la terre
natale... Terre qu'appellent en vain nos espoirs
mêlés de douleurs, nos prières traversées de
craintes. En avoir été si près, et en rester si loin,
combien de temps encore? Adieu à ma terre, à
mes morts et à mes vivants; à quand le revoir?...
Debout, allons, pour la France! Et que Dieu très
grand et très bon ait pitié de nous!
L. C. ..,
N' régiment d'infanterie.
3. — Ma batterie pendant l'offensive.
24 septembre 1915. — Etre bombardé en ville
n'est absolument rien auprès de cette impression
« d'être l'objectif »... Pourtant ces bcures cruelles
se vivent; c'est moins extraordinaire comme sen-
sation qu'on ne le croirait à voir de loin une bat-
terie bombardée. Au fond (et lieureusement) on
est impuissant à réaliser pleinement la situation.
A partir d'une certaine intensité de sensation, notre
sensibilité, pas faite pour ces doses-là, n'enregistre
plus; on ressent une vague et générale borreur de
la situation, et l'on continue d'être impression-
96 IMPRESSIONS DE GUERRE
nable aux menus faits; par exemple, dans l'abri
bombardé, je me rappelle m'être préoccupé de ne
pas appuyer sur mon stylo dans ma poche, de peur
de le casser. Après le bombardement, je cherchai
partout ma capote que j'avais laissée deliors, et
une véritable angoisse m'étreignait à ne pas la
retrouver. A la fm, je la retrouvai, toute percée
d'éclats : « Heureusement que tu n'étais pas de-
dans! » me dit-on.
Cela me fit rire beaucoup de la retrouver ainsi;
d'ailleurs on riait de pas grand' chose à ce moment-
là... L'équilibre ne s'était pas encore rétabli dans
la cervelle. Ce même soir, un servant qui fut, dans
le civil, typographe, socialiste, voire candidat à la
députation, ne voulait-il pas m'entraîner dans une
vaste discussion politico-religieuse, « une discus-
sion mondiale », disait -il, pendant que nous man-
gions, dehors, entre deux trous de marmites,
attendant les prochaines. Le thème de son mono-
logue — car ce fut un monologue — était « guerre
à la guerre »! Or, ce brave socialiste est un excel-
lent canonnier, qui ne renâcle jamais à tirer sous
le feu; seulement, à cette heure, il jurait ses grands
dieux que les obus envoyés lui faisaient autant de
peine que les obus reçus : cette idée amusa beau-
coup nos Savoyards !
Ai-je déjà noté que « nos » marmites ont été
reconnues pour des 210? — Nous en avons reçu
une soixantaine en tout.
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 97
25 septembre 1915. — Hier, cette nuit, ce matin,
journée tranquille pour nous... pas pour les Alle-
mands. Rien (ju'à entendre ce qui part, sans njômc
en recevoir, il y a de quoi devenir fou. Certaine-
ment l'imagination la plus folle n'eût jamais rêvé
pareille débauche d'obus et, môme en y assistant,
on demeure impuissant à pleinement réaliser ce
qui se passe.
Les civils, quelques civils du moins, les cafe-
tiers, n'ont pu se résigner à s'en aller. Je n'aurais
jamais imaginé qu'au cours d'une lutte pareille on
pût aller bien paisiblement « boire un verre ».
Cette journée du 24 et la nuit suivante étaient
mes vingt-quatre heures de repos. Ah! comme
j'en ai joui, me débarl)Ouillant longuement, m'éta-
lant sur la paille, baguenaudant, causant, fumant,
en un mot me reposant copieusement... J'admire
la fraîcheur que revêtent en ce moment toutes ces
sensations animales : je suis comme un bon sau-
vage.
Sur le tard, j'allais faire une course jusqu'auprès
de l'aumônier divisionnaire. Pendant que je rou-
lais, brusquement, comme pour une répétition de
l'assaut linal, se déclencha le plus furieux orage
d'artillerie qui ait probablement été ouï depuis que
le monde est monde. Cela dura dix minutes : 75 à
toute allure et toute la grosse : c'était surhumain,
tellement inouï de puissance déchaînée ijue cela
passait les limites du beau.
98 IMPRESSIONS DE GUERRE
Pendant ce temps, je me confessais. Oh! que ma
conscience m'était claire, vide de tout nuage, de
tout scrupule, et presque d'orgueil.
Dans l'après-midi, j'ai essayé de faire un peu de
piano. Quoique aucune pièce ne tirât très près, on
s'entendait à peine en jouant fortissimo. J'ai joué
du Wagner, mais l'accompagnement était de ca-
nons français, exclusivement. Depuis trois jours,
hors les rares accalmies, on se crie à l'oreille
ce que l'on veut se dire.
Ce matin, quelques hommes viennent de l'éche-
lon nous renforcer. Ils sont beaucoup plus émus
que nous ; c'est d'ailleurs amusant de voir la tête
de nos conducteurs de passage, quand on les
amène devant la batterie dévastée. Si l'on pro-
longe un peu la causerie, on s'aperçoit qu'ils
écoutent distraitement et repartiraient volontiers.
Nous ne sommes pas plus braves qu'eux, mais
nous sommes « baptisés ».
Étrange chose que la peur ou le courage.
Deux, parmi nos servants les plus dévoués, les
plus braves gens, sont, quoi qu'ils fassent, absolu-
ment paralysés par l'épouvante physique. S'ils veu-
lent quand même servir la pièce, ils empoignent à
bras-le-corps un camarade pour un levier, renver-
sant les obus sur le terre-plein, prennent pour un
sifflement boche la plainte aiguë d'une ceinture
qui se détache. Finalement, ils sont malades, très
malades : « diarrhée des combattants », indiges-
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 9a
lion, troubles cardiaques, toutes sortes de vraies
soufl'rances les envahissent : il n'y a plus qu'à les
soigner.
De môme tempérament, mais plus « intellec-
tuels », ils pourraient peut-être réagir. Un simple
ouvrier des villes, plus habitué à vivre par l'intel-
ligence, vécût-il, d'ailleurs, de mensonges, se com-
manderait mieux. Ceux de la campagne, eux, sont
trop « nature ». Ils veulent tous faire leur devoir,
mais leur volonté, très instinctive elle-même, n'ar-
rive pas toujours à faire ployer l'instinct.
^ la totalité de nos hommes — à cette exception
près — est aussi tranquillement au devoir, c'est
que, chez eux, l'instinct ne crie pas par trop fort;
mais cela ne veut pas dire qu'ils n'aient pas de
mérite. Un mot de l'un d'entre eux livre leur
ultime motif de courage : comme il quittait l'abri
pour tirer, on lui dit : « Mais ça tombe! » Sans la
moindre pose et tout en sortant : « Que veux-tu,
dit-il, il faut bien faire son devoir. »
Et je crois que cette simple remarque permet de
se rendre compte de la différence entre le courage
de l'Iiornme, courage véritable, à base de devoir,
mais à demi inconscient, et le courage de l'offi-
cier : celui-ci ne sera pas plus grand peut-être,
ni plus méritoire; seulement, beaucoup plus clair
à ses propres yeux, beaucoup plus domini' par
rintolligence, il sera mieux en garde contre les
terribles retours de l'instinct : il pourra se garder
100 IMPRESSIONS DP: GUERRE
lui-même et « encadrer » le courage de l'homme.
Et cela impose à l'armée d'être une aristocratie,
pas nécessairement de naissance, mais toujours
une aristocratie de l'intelligence, de l'éducation,
de la fortune même, ou tout simplement du
grade... ; car, il n'y a pas à dire, le monsieur pour
qui l'on réquisitionne un lit et qui se fait cirer par
son ordonnance, a plus de facilité que le beso-
gneux soldat de deuxième classe pour rester ou
devenir, non pas un citoyen, mais un soldat « cons-
cient », libre de son intelligence, c'est-à-dire un
chef.
Onze heures et demie. — Des cuisines, où j'étais
allé manger la soupe, on a, vers onze heures, rap-
pelé tous les hommes aux pièces. On se chuchote
que la fameuse heure H, l'heure initiale, d'où
datent toutes les opérations de l'assaut final, serait
aujourd'hui midi. Je ne sais si c'est bien exact, —
car le temps est détestable : nuageux, pluvieux,
brumeux.
Il ne faudrait pourtant pas que cela tarde trop,
car cette lutte finit par épuiser les nerfs des artil-
leurs eux-mêmes — et même en ayant le dessus,
comme nous l'avons.
Onze heures cinquante. — Le tir est toujours fu-
rieux, quoique ce ne soit pas encore le grand
déclenchement.
IMAGES DE LA GRANDE GUKRIU: 101
Midi cinq. — La batterie commence à faire feu
des quatre {)ièces. C'est bien l'assaut final. Tout
ce qui a bouclie de canon tire de toute sa vitesse
sur l'ennemi : c'est le plus infernal « clialiut »
qu'on puisse rêver. Le bruit court d'une victoire
anglaise... Ceux qui auront perdu cette occasion
de devenir fous, fous d'enthousiasme et de bruit,
ne le deviendront jamais.
A la 3° pièce, P..., le sous-officier, crie : « En-
voyez! » comme le cuisinier C..., et l'obus allongé
s'envole avec ses 12 kilogrammes de mélinite.
Midi vingt-cinq. — Je croyais que c'était déclen-
ché et que le vacarme ne pouvait être dépassé;
mais non, voici seulement que commence le grand
déclenchement du 75 à toute allure.
C'est fou! Je n'ai plus d'expression. Suis-je de
ce monde, ou d'un autre, infernal ou divin? — On
ne sait plus.
Midi trente-cinq. — Je viens de sortir; j'ai donné
à quelques-uns du coton pour se mettre dans les
oreilles. On dit qu'en Champagne, on aurait déjà,
à onze heures, avancé de 1 500 mètres...
Là-haut — aux pièces — on parle par gestes ou
bien on se liurlc dans l'oreille; Ihori/on est gris,
les arbres gris, tout vacille et tremblote dans les
vibrations et la fumée : il n'y a plus d'hommes,
rien que des machines (jui les asservissent et les
102 IMPRESSIONS DE GUERRE
font se démener le long d'elles, trempés de sueur,
pleins de poussière, demi-vêtus.
« Plus d'un coup par minute », me dit P...
Il y a des demi-accalmies, comme d'un ouragan,
puis, brusquement, sur tout le front de l'immense
béte, un sursaut plus désespéré, un hurlement
plus fort qu'avant.
Une heure quinze. — On fait, aux pièces, une
« tournée » de rhum; j'y ai droit, paraît-il, et je
m'administre un demi-quart, sans me faire prier.
Deux heures. — Le major visite les batteries.
Danse effrayante.
Deux heures cinq. — Le lieutenant arrive : « Nous
sommes dans B... Les Boches ne tirent plus sur
nos tranchées que quelques coups qui semblent
venir de très loin. »
Deux heures dix. — Un taube a le toupet de venir
nous survoler : « Abritez-vous. » Tout s'arrête.
Sur tout le front, calme étrange.
Les chevaux doivent, paraît-il, être garnis pour
six heures.
L'enragée canonnade reprend.
Trois heures. — Passage d'un petit groupe de
prisonniers : jeunes et beaux gars; ce sont des
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 103
chasseurs à pied, pris devant B..., car B... n'est
pas encore h nous. Ils ont, ma foi, bon air et je ne
puis qu'admirer l'allure militaire avec laquelle ils
partent, reviennent, font demi-tour au commande-
ment de leur sous-officier.
Le 75 — près de l'autre batterie — a eu un
accident de pièce; autre accident à notre droite,
mais pas un liomme de touché.
Quatre heures trente. — Un élément de ceinture
de roue a sauté à la 2° pièce; il avait fallu changer
l'obturateur; pas étonnant, après un tir pareil. On
répare en ce moment, et dans cin(( minutes, on
recommencera. Les autres pièces tirent toujours.
27 septembre. — Huit heures dix du matiu. —
C'était tout de même une belle et grandiose vi-
sion, notre batterie au travail, une vision qui
m'évoquait ces vieilles gravures de guerre navale,
où l'on voit des canonniers dépoitraillés et mus-
culeux, ficelés d'une ceinture en désordie, se
démener, mouchoir au cou, cheveux au vent, au-
tour des caronades.
Il aurait valu la peine d'en croquer, de nos
bonshommes : par exemple ce petit ciiargeur \if,
la culotte aux iianches, la ciiemise ouverte, un
grand mouchoir bleu dans le dos, qui se démenait
comme un diable sur un marchepied, à sa culasse
chaude.
104 IMPRESSIONS DE GUERRE
Mon ex-brigadier infirmier, un jeune voyageur
de comniôi'ce, crâne et bien planté dans un bleu
horizon neuf, se campait à sa pièce^ en belle
allure, le képi un peu sur l'oreille, comme si toute
une galerie féminine eût pu l'admirer.
A la pièce voisine. P..., le benjamin des sous-offs,
rose et florissant, « envoyait » avec un sourire,
pendant qu'à côté de lui, le bon M..., placide, faisait
sa distribution sans y mettre aucune méchanceté.
Deux pas plus loin, émergeaient du terre-plein
la tête reposée eL les moustaches gauloises de
M. J.-L. R..., bon propriétaire savoyard, qui ali-
gnait ses angles successifs, comme il eût fait pour
une enchère de bestiaux ou de grains.
Oh! la peu féroce batterie que la mienne et com-
bien française, brave, tranquille et gaie; et pour-
tant quel mal nous avons dû faire à l'ennemi!
Cette idée me frappe brusquement au moment où
passe derrière les pièces le capitaine, attentif,
calme, soucieux de ses hommes, l'air très bon, et
si peu féroce, lui aussi! « Tu vois cet homme, dis-je
au sous-chef, eh bien, il en a des morts sur la con-
science !» — Et le sous-chef, qui aime à taquiner :
« Dis donc, B..., il tue pourtant des catholiques? »
— « Qu'est-ce que ça fait? Il les envoie en para-
dis. » Le fait est qu'à cette heure, j'accepte cet
« envoi » de nos frères d'en face avec beaucoup
de désinvolture et pourtant sans aucune haine.
Noire sous-chef 1 C'est ce qu'il y a de plus beau
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 105
ilans la batterie au travail : ce colosse de 12*i kilo-
grammes, velu, tranquille, débonnaire, une clie-
mise noirâtre sur le dos; au l)ec, une pipe triple-
ment culottée, se promène tout le jour d'une pièce
à l'autre, occupé, pas allairé, et laissant tomber
de sa voix flamande quelque appréciation savou-
reuse et traînante sur les gens de là-bas.
Et le lavage des pièces, entre deux coups, pour
les refroidir, typique tableau de guerre! Le cbef
de pièce empoigne l'éponge, la lance à la tète
d'un servant, qui, les mancbes retroussées, suant
et rapide, plonge dans lu Ijaille. inonde la culasse
brûlante, toute noire, pendant que les autres sau-
tent sur le gros écouvillon poilu et ruisselant, le
passent et lo repassent dans la pièce, qui dégoutte
à présent, comme trempée de sueur, elle aussi...
Tout cela, c'est avant-hier que je l'admirais.
Hier, j'étais relevé aux pièces et comptais me
reposer à 200 mètres de là, près des cuisines, au
cantonnement.
C'est dimanche : messe rapide.
H est ex(juis de voir comme la batterie apprécie
eidin ses ofliciiM's. Le ca[)itaine, (ju'on connaissait
mal et (piun se ligurait un peu distant, a mainte-
nant une cote énorme. On l'a vu calme, prudent,
courageux, oublieux de lui, passionnément sou-
cieux de ses liommes; sa très grande bonté s'est
enfin épanouie en quelques mots heureux; bref
il est maître de la situation, et par le dedans.
106 IMPRESSIONS DE GUERRE
Le lieutenant, lui, jette parmi les hommes une
note d'entrain jeune, de courage insouciant, qui
semble s'amuser des obus; il sait faire rire pour
qu'on n'ait pas peur.
Quant à l'adjudant chef, sérieux, paternel, rece-
vant les marmites avec une bonne humeur iro-
nique, les hommes ont dès longtemps deviné sa
qualité d'àme sous des dehors un peu bourrus.
Tous les chefs de pièce ont été à hauteur; leurs
hommes sont contents d'eux. Ils sont contents
aussi de leurs majors, qui ne les ont pas quittés
d'une semelle; ils aiment le courage un peu fan-
tasque et parfois trop luxueux du major — le cou-
rage modeste, calme et si sûr de lui, du médecin
auxiliaire. Bref, la batterie cimentée sous cet
orage forme vraiment un bloc d'une seule coulée,
d'un même grain, inentamable.
« L^union sacrée, » qu'elle est facile sous les
marmites I Et comme alors on la comprend et
pratique droitement, sans abdication ni vexations.
Ce soir — au café, où je faisais ces réflexions —
parmi les quelques-uns qui trinquions ensemble,
était mon socialiste discuteur d'avant-hier : avec
quelle aisance entière nous causions et nous sen-
tions amis, plus que cela : frères, et comme son
âme rendait bien le même son que les autres : un
son français!
L. B...,
Brigadier au groupe 155 du N' d'artillerie.
IMAGES DE LA GRANDk: GUERRE 107
4. — Sur les pentes de Notre-Dame-de-Lorette.
I 1. I. F.TTRKS A NOTRE-DAME.
J'ai eu la joie très vive, il y a quelque mois, de
mettre la main sur une poignée de documents où
se révèle an vif la piété de nos combattants. C'était
au nord du famou.x éperon de Notrc-Dame-de-
Lorette, sur la lisière du bois de N...
Le dimanche 4 juillet, après ma messe célébrée
au milieu d'une clairière ensoleillée, le comman-
dant de F... m'aborde et me dit : « Monsieur l'au-
inônier, coimaissez-vous, sous les liètrcs là-haut,
la petite chapcdlc (jui domine nos batteries'? »> Je
l'i^-^norais entièrement. « Nous avons découvert
derrière la statue tout un monceau d'e.x-voto, de
prières, — connncnt dire cela? — de billets adres-
sés à la sainte Vierge par nos soldats de passage.
Ils sont si touchants que, par crainte d'une profa-
nation, nous n'avons pas osé les enlever. Et pour-
tant, si on les laisse, ils vont se perdre; depuis
trois semaines, le tas en est déjà bien diminué; il
y a les allants et venants, et puis cela s'envole,
(juand on nettoie ou qu'il vente... »
Tout en causant, nous arrivions. C'était un ora-
toire l\»rt tv\ii;u, mesurant au jtUis S inètrcs sur
108 IMPRESSIONS DE GUERRE
S mètres, mais élégant, élancé, de style ogival et
entièrement construit d'une belle pierre sculptée.
Le temps de glisser la main derrière la statue qui
surmontait l'autel — la boîte aux lettres de la
Madone — et le commandant me remettait le pré-
cieux « courrier » .
C'était la plus étrange liasse de bouts de papier
qui se puisse voir, de tout format et de toute cou-
leur. Ah! ils ne sortaient pas d'une élégante librai-
rie de boulevard. Avant de servir de messagers
célestes, ils avaient traîné dans les poches ou les
sacs, tachés de graisse, de sueur et de boue :
cartes postales, revers d'enveloppes, résidus de
lettres, fragments détachés des « petits paquets »
reçus du pays, ou môme simples bandes découpées
dans la marge d'un journal... Et sur ces lambeaux,
toutes les orthographes, toutes les encres, tous les
genres de crayon, toutes les calligraphies, — et
toutes les supplications. Suivant l'expression du
commandant, chacun constituait bien un « billet à
la sainte Vierge ». Il y en avait près d'une cen-
taine.
Je les parcourus avec avidité, muet de surprise,
debout devant la Vierge, à qui je répétais les mes-
sages. Après seulement, je m'aperçus que j'aurais
dû les lire à genoux.
Un des suppliants, C. W..., implorait simultané-
ment « Notre-Dame de Lourdes, de la Delmande
et de Lorette ». (1" juin 191S.) Les autres se con-
IMAGES DK LA GRANDE GUERKE 10»
tentaient, d'ordinaire, d'une seule adresse; et,
pour la plupart, c'est vers la vierge de Massahielle
qu'ils se tournaient : soit qu'il eût passé dans ce
hois plusieurs régiments des Basses-Pyrénées, soit
tout simplement parce que le sanctuaire de
Lourdes est pour toute àme française — peut-être
même pour toute àme catholique — le plus popu-
laire du monde entier.
Quel(iues-uns se contentaient d'un mot très
bref :
« Merci à Notre-Dame de Lourdes. — M. V...,
ingénieur A. M., N' d'infanterie. L'a échappé belle
le 12 octobre 1914. »
« Notre-Dame de Lourdes, je vous remercie de
votre protection. — L..., N' territorial, 3° compa-
gnie. »
Un bon nombre, d'un libellé uniforme, ne diffé-
raient entre eux que par le plus ou moins d'appli-
cation dans les jambages. Ainsi ce texte, répété
cinq ou six fois :
« Remerciements jusqu'à ce jour. Donnez-moi
santé et courage ainsi qu'à ma ciière famille. Pro-
tégez-moi jusqu'à la lin de cette maudite guerre. —
N..., le 28 avril 1915. B..., adjudant au N% 1" com
pagnie. »
Ou bien, avec quelques variantes :
0 Notre-Dame de Lourdes, priez pour moi et ma
dlO IMPRESSIONS DE GUERRE
petite famille. Donnez-moi bon sort et courage
jusqu'à la fin de cette guerre. — L..., sergent. »
« Notre-Dame de Lourdes, je dépose ce simple
billet pour vous prier de me tenir sous votre pro-
tection pendant toute la durée de la guerre, pro-
mettant de vous rester toujours fidèle pendant
toute ma vie. — 30 mars 1915. B. M..., N° régi-
ment à pied. »
Ailleurs, une clausule discrète rappelait à la
destinatrice un contrat intime passé jadis au fond
de l'àme :
« Remerciement à Notre-Dame de Lourdes, priez
pour moi et pour tous mes parents qui sont à la
guerre et faites que nous puissions rentrer dans
notre famille... Je suis toujours fidèle. — C..., du
Nv »
Je soulevais une feuille toute maculée et c'était
une invocation plus pressante encore :
« Aix-Noulette, 18 avril 1915.
« Je vous remercie, sainte Mère de Dieu... et
c'est à genoux que je vous demande la continuation
de votre haute protection pour moi, votre très
humble fils, pour ma famille et pour mes cama-
rades. Ainsi soit-il. — D..., sapeur, N' génie. »
Ou celle-ci, que l'on croirait tombée du psautier
jauni d'un ménestrel :
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 111
« Madame la Vierge,
« Je viens à vous pour vous demander la grâce
d'avoir pitié de moi, de me protéger de tout danger
et d'assurer mon retour auprès de mes bons
parents et de celle à qui je pense.
« Que votre volonté soit faite sur la terre
comme au ciel. — L... »
Et dans le même genre, pour lui faire pendant :
« Monseigneur Jésus-Christ,
« Tenez compte de mes prières, pardonnez-moi
bien vite mes oifenses, ayez pitié de moi et proté-
gez-moi beaucoup de tout danger en m'accordant
un procbain retour auprès de mes bons parents et
de celle à qui je pense. Veni Creator, il n'y a que
vous pour me sauver et m'accorder une vie heu-
reuse. Protégez-moi ainsi que mes chers frères qui
sont si loin de moi. Que votre volonté soit faite.
Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit. Ainsi
soit-il. »
Deux autres, encore plus simples, dont l'écriture
très irrégulière, mais très appliquée, (jénotait de
grands elForts.
« Remerciements à Notre-Dame de Lourdes de
me protéger et me donner du courage comme
112 IMPRESSIONS DE GUERRE
VOUS avez donné jusqu'à ce jour et de santé. —
M.. , au N' territorial, le 20 mai 1915. »
« Notre-Dame de Lourdes, je m'adresse à vous
pour que vous me donniez la grâce de revenir un
jour voir mon petit foyer avec toute ma petite
famille que je suis si éloignée (sic). Préservez-moi
contre les malheurs que je risque chaque jour et
je vous en supplie faites arrêter le plus possible
vite ce terrible carnage qui fait tant de cadavres.
Priez et levez les bras pour arrêter tout ça. Je vous
serai reconnaissant toute ma vie. — L..., Basses-
Pyrénées. »
Tout naturellement nos hommes n'oubliaient
pas de prier pour la victoire. Et les supplications
de ce genre — supplications nationales — se fai-
saient volontiers collectives.
« A Notre-Dame de L...,
« Humblement prosterné devant vous, je vous
supplie de bénir la France et ses armées : faites
que la victoire vienne récompenser les efforts de
ses enfants en flottant dans les plis de son drapeau
et que je revienne auprès de ceux qui espèrent en
mon retour. — G... »
« 0 Marie, Vierge très pure et Mère de Dieu, nous
voici prosternés à vos pieds pour vous offrir nos
prières fdiales et donner à votre cœur notre chère
patrie. — Sergent L..,, N% 11° compagnie; L.
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 113
J..., N% U' compagnie; D..., N% 11" compagnie;
P. R. ,N% M"; B. C ..,N% M'.
« Souvenir de notre passage à N.-D. de L..., le
17 juin 101 0. »
Des cavaliers aussi sont venus à l'oratoire, mais
à pied sans aucun doute, en attendant qu'ils y
reviennent et le dépassent bientôt au galop de
leurs montures.
« Remerciements à Notre-Dame de Lourdes.
Qu'elle nous préserve jusqu'à la lin de cette
maudite guerre, comme elle nous a préservés jus-
qu'à ce jour.
0 Veillez sur nous. — T... Julien, cavalier; T...
Emile, sous-officier, natifs des Vosges.
« N' régiment de chasseurs à cheval, le 30 dé-
cembre 1914. »
Je restai longtemps sous les hêtres, poursuivant
ma lecture...
Que faire d'un pareil trésor? Pas un instant
l'idée no me vint de m'en con.sidérer comme le
propriétaire. Et cependant il fallait le soustraire
au gaspillage.
Je levai les yeux. A travers les troncs d'arbres
se profilait la crête de Notre-Dame-de-Lorette, et,
par liniagination, je me représentai là, tout à la
pointe de l'éperon, l'imposante basilique qui, très
certainement et d'ici peu, serait construite sur cet
II. 8
114 IMPRESSIONS DE GUERRE
immense ossuaire, à la place de l'ancienne cha-
pelle, invitant d'un geste incessant à prier pour les
milliers de braves tombés ici pour la France. Sans
conteste, c'est là-haut que se trouvait le titre de
propriété, et mon devoir très net était de conserver
ces reliques pour les archives de ce futur sanc-
tuaire. En attendant, j'en ferais dresser plusieurs
copies, dont l'une serait immédiatement remise à
l'intrépide évêque de l'Artois, Mgr Lobbedey.
Ainsi fut fait (1),
Et maintenant, pour les mettre en sûreté, je me
suis séparé des originaux ; je n'ai plus avec moi
qu'une de ces copies. Je viens de la relire. Mais
faut-il avouer que, dans ces lignes calligraphiées
d'une main très sûre, je n'ai presque rien retrouvé
de l'intense émotion qui m'avait saisi en face des
chiffons sales et déchirés, dont la détresse évo-
quait aux yeux l'aspect même des « poilus » sup-
pliants qui les avaient rédigés ?
Et qui sait si, après la guerre, les signataires de
ces billets ou leur famille ne seront pas heureux
de venir baiser ces souvenirs, en reconnaissant,
dans l'acte de foi qui les inspira, soit la cause de
(1) Bien m'en prit d'avoir retiré ces ex-voto. Dix jours plus
tard, un obus, arrivant de plein fouet sur l'un des montants du
portique, épanouissait sa nappe de fer à l'intérieur de la cha-
pelle, descellait les vitraux, brisait en partie la statue et, sous
les yeux du capitaine L..., qui restait indemne, criblait d'éclats
et tuait un de ses lieutenants. Quand j'y retournai quelque
temps après, ce n'était plus qu'une ruine.
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 115
leur préservation, soit un motif d'espérance pour
adoucir les larmes versées sur de chers dis-
parus?
I 2. — LEURS PAROLES
Ceux qui prient ainsi savent souiïrir en chré-
tiens et, (juand il le faut, admirahlcment mourir.
Que de fois, à l'aube d'une nuit passée auprès
des blessés et des mourants, j'ai regretté de ne
pouvoir me rappeler les mots si simples, si su-
blimes, par lesquels ils avaient accueilli l'offre des
« suprêmes consolations », cris du cœur où rien
n'est pour la parade, et livrant dans leur sponta-
néité toute fraîclie le fond le plus réel des intimes
pensées. Dans ces moments, on n'a pas le temps
de « s'étudier », pas le temps de s'attifer, — d'ail-
leurs y sonj,^e-t-on? — L'âme laisse jaillir en une
plu'ase son trésor le plus caché. Et c'est si beau,
que je me suis surpris souvent à bénir devant
Dieu et à exalter la mère ou le prêtre dont les
enseig^noments avaient jadis formé les premiers
germes de ces richesses vivantes.
Et pourtant, quand j'essayais do me rappeler
ces paroles, la mémoire était rebelle, ou si j'arri-
vais à les reproduire, je me trouvais seulement en
face de mots secs et décharnés, ou bien au con-
116 IMPRESSIONS DE GUERRE
traire soufflés de rhétorique ; j'avais oublié le
contexte, la question qui avait amené la sublime
repartie, et toujours il y manquait l'expression
humaine et le son de la voix... Dans l'immense
chaos, pourtant, quelques-uns ont surnagé.
Voici un brancard sur lequel on achève de pan-
ser un bombardier; le visage disparaît presque
entièrement sous l'ouate et les bandages ; le major
se penche à mon oreille : « Affreuses blessures par
grenades : un œil arraché, l'autre presque sûre-
ment perdu. » Des vingt camarades présents, pas
un ne parle. Bien qu'habitués à de pareils spec-
tacles, on les devine encore saisis d'horreur et de
pitié par la plaie qu'ils viennent de voir. Com-
ment ce malheureux va-t-il accueillir ma visite,
surtout en public, devant tant de monde? Je m'in-
cline un genou en terre, bien près du pauvre vi-
sage.
— C'est l'aumônier, mon petit, qui vient te dire
bonjour.
0 merveille! je vois les deux mains inertes qui
se cherchent l'une l'autre, se joignent dans un
geste de prière, et se lèvent vers moi.
— Oh! monsieur l'aumônier, que je suis con-
tent!
— Tu souffres beaucoup ?
— Je n'y pense pas.
Et prenant les mains qu'il me tendait, je m'ap-
proche plus près encore de son oreille :
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 117
— Est-ce que tu as pensé à faire ta prière de-
puis que tu es blessé?
— Oli ! oui, allez, et même que j'ai bien remercié le
bon Dieu.
Je ne sus que répondre. Remercier, dans une
circonstance où tant d'autres auraient eu peine
à réprimer une plainte, peut-être même un blas-
phème !
C'était un Lyonnais ; de suite, il se mit à me
parler de Fourvières. Les yeux morts semblaient
en contemplation devant la sainte colline et la basi-
lique de là-iiaut. Touciianle coïncidence! quand je
voulus voir le nom inscrit à son poignet, je m'aper-
çus que, sauf une lettre, ce fils fidèle de Marie por-
tait le même nom que sa lAIère du ciel; et comme
il fut heureux quand je lui en fis la remarque !
Durant la nuit qui suivit la terrible attaque du
IG juin, je me trouvai seul par une obscurité pro-
fonde, au milieu d'un carrefour de tranchées ré-
cemment conquises, en compagnie de trois mou-
rants. Deux n'avaient déjà presque plus la force de
parler. Quand je me tournai vers le troisième,
j'entendis ses lèvres qui remuaient.
— C'est l'aumônier, petit.
— Quelle chance ! justement, je priais. Je souflVe
tant! Je voudçais trop mourir; est-ce (|ue c'est un
péché, dites?
Quel genre de blessé avais-je devant moi? Vite,
118 IMPRESSIONS DE GUERRE
un coup de lampe électrique, rapide, pour ne pas
nous faire repérer, en formant abat-jour avec la
paume de la main. Pauvre amil ce n'était plus
qu'un tronçon d'homme; une jambe était partie,
l'autre pendait, paquet de drap sanglant et terreux
enveloppant des os broyés.
Sous le même éclair, j'avais regardé le nom;
c'était un de ces noms bretons dont la sonorité
rappelle trop le mot d'Armor pour qu'on les oublie
jamais.
Le cher enfant avait remarqué mon examen.
— Monsieur l'aumônier, croyez-vous que je
puisse vivre?
— Mon petit, tu sais, moi je ne suis pas mé-
decin. Il faut toujours espérer, mais s'il te fallait
mourir, cela t'ennuierait-il?
— Ob', non, au contraire.
— Tu iras voir le bon Dieu.
Il y eut un silence.
— Comme ça? Tout de suite? Ohl non.
— Et pourquoi pas?
— Oh 1 monsieur l'aumônier, je ne le mérite
pas.
— Comment, n'as-tu pas fait ton de\ oir?
— Si, si, autant que j'ai pu, mais comme les
autres, pas mieux.
— Et maintenant, tes souffrance^ est-ce que tu
les acceptes?
— Oh! oui, toutes.
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE H9
— Pour l'expiation de les fautes ?
— Oui.
— Pour la France?
— Oui, pour la France.
— Pour tes parents?
— Oui, pour tous.
— En union aux souffrances de Notre-Seigneur.
— Oh! ouil
Et en disant cela, de quel cœur il pressait sur
ses lèvres le crucifix que je lui tendais!
— Mais alors, mon pelit, pourquoi ne veux-tu
pas aller au ciel tout droit?
— Je ne sais pas... Si vite! Je ne croyais pas
qu'on pouvait. Alors, peut-être dans quelques mi-
nutes?
— Peut-être...
— Oh! que je suis content!...
Et pour endormir sa souffrance, il se remit à
prier, tandis que je procédais sur ses cliers
memhres meurtris aux suprêmes onctions.
En de pareils moments, je ne sais quel désir
vous prend qu'un obus vienne et vous broie, afin
d'accompagner celui que l'on console. Il semble
qu'accroché à une âme aussi belle, on monterait
plus vite et plus droit. Illusions peut-être; là sur-
tout, il faudrait être digne.
A côté de ces admirables sentiments, bien pâle
apparaîtra, (juoiquej'en aie été sur le coup extrême-
120 IMPRESSIONS DE GUERRE
ment touché, cette supplication rimée que je
recueillis' un soir sur les lèvres mourantes d'un
artilleur. Il venait de recevoir, en pleine connais-
sance, les derniers sacrements. Comme je lui pré-
sentais le crucifix : « Oh! » soupira-t-il avec fer-
veur en le baisant; et distinctement, il murmura
une prière dont l'originalité, et la cadence très
nette, m'aidèrent à retenir du moins quelques-
unes des premières assonances :
0 mon Jésus mignon,
Venez avant que ce soit long!
Si je ne gagne plus mon pain,
Qui donc le donnera aux miens?
Dans une circonstance analogue, mais au fond
d'une cagna. un petit chasseur grièvement atteint
me confia qu'il n'était pas baptise.
— Comment le sais-tu?
— On me l'a toujours dit.
— Tu as d'autres frères?
— Oui.
— Baptisés?
— Pas plus que moi.
— Pourquoi?
— Le père disait qu'on n'avait pas le temps.
— Et maintenant, tu voudrais?
— Oh! oui, mais... ça va vous déranger.
— Penses-tu! Et qu'est-ce que tu sais de
la religion?
— Ce que vous disiez à l'église.
IMAGES I)K LA grandi: GUE RRK 121
— ■ Tu y venais?
— Tous les soirs.
— Mais alors, pourquoi ne m'as-tu pas domando
plus tôt?
— Je n'osais pas, j'avais honte.
L'instruction fut vite coniplét^e, je lui fis renou-
veler devant témoin son désir du baptême. Mais
«juel tremblement dans les mains du jeune sémi-
nariste que je chargeai de projeter sur le front du
néophyte, pour me guider, les faisceaux d'une
petite lampe! Et je ne tremblais sans doute pas
moins (|ue lui, en répandant sur ce front illuminé
l'eau régénératrice.
Comment dire enfin l'émotion qui vous saisit,
lorsqu'on trouve parmi les reliques d'un de ces
("liers petits une lettre comme celle-ci, que la
famille m'autorise à publier :
« La personne (jui trouvera cette lettre s'il vous
plait l'envoyez à mes parents.
« Cher papa ciière sœur et cher frère Depuis le
10 août que je combat pour le salut de la France
et de la patrie j'ai toujours fait mon possible, pour
me conduire comme il faut jai été et ne suis pas
parfait mais priant Dieu matin et soir pour m'aider
h me donner le courage nécessaire j'espère que le
lion Dieu me pardonnera.
« Tomber au champ d'honneur je meurt en me
reconcilhant avec Dieu et le prie de me donner le
122 IMPRESSIONS DE GUERRE
courage de supporter l'agonie et ma dernière pen-
sée est pour vous tous chers parents oncles tantes
cousins et cousines dont je vous envoie mon der-
nier adieu.
« Priez pour moi je prie pour vous consolez-
vous, c'est le Bon Dieu qui le veut, on se retrou-
vera tous au Paradis là où on aura le bonheur.
« Lucien, votre fils qui tombe en chrétien. »
Encore une fois, bénies soient les mères dont la
formation a su faire germer dans l'âme de leur fils
des sentiments d'une si haute valeur morale !
3. l'abbé JOSEPH RÉGAT, SAVOYARD
Il faut se borner. Je terminerai par la fin
héroïque d'un jeune sous-lieutenant savoyard, qui
ne passa pas même quinze jours sur le front et sut
en si peu de temps conquérir l'admiration de tous.
D'apparence malingre, l'abbé Régat avait été
jadis exempté après quelques mois de service
militaire. Récupéré d'iiier, il avait voulu, « pour
mieux servir », devinant la pénurie d'officiers où
la France allait se trouver, suivre les cours des
E. 0. R. Et c'est en cette qualité qu'il nous arri-
vait au N° bataillon de chasseurs, après les
furieuses attaques des 25, 26 et 27 septembre, où
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 123
tant de chefs, en effet, avaient jalonné de leur
corps la légère trouée faite dans les lignes alle-
mandes.
Très réservé, timide à l'excès, il n'avait rien de
ce qui inspire de prime abord la confiance au sol-
dat. On m'avait prévenu que, parmi les nouveaux
arrivés, se trouvait un prêtre, et j'allais plein de joie
à sa rcclierclie; un prêtre! quelle bonne aubaine!
le premier que la Providence nous envoyait.
Quand je le rencontrai, faut-il dire, à ma honte,
(lue j'eus comme un instant de déception et d'in-
(juiélude"? La parole était hésitante et les pau-
pières avaient un battement nerveux qui donnait
au regard une indécision pénible; quelle figure
allait-il faire au milieu du corps d'élite où il
entrait? — Fou que j'étais! Heureusement, un
autre, plus habitué à juger les hommes au pre-
mier coup d'œil, allait mieux l'apprécier.
Ayant à peine fait quelques mois de service, Ré-
gat était en droit d'espérer poursuivre sa formation,
comme second ou troisième de compagnie, sous
les ordres de chefs expérimentés. Mais de ceux-là,
depuis les attaques de la semaine précédente, il ne
restait pas assez pour en fournir même un seul à
chaque compagnie. Et par la force des choses,
quand après trois jours de repos — de rej)Os'? — il
nous fallut, le 4 octobre, remonter en première
ligne au fameux bois en Hache, le sous-lieutenant
Régat, vicaire aux Allinges quehiues mois encore
iU IMPRESSIONS DE GUERRE
auparavant, se trouvait commandant de compa-
gnie dans un bataillon de chasseurs deux fois
cité à l'ordre du jour depuis le commencement de
la campagne. Et pour le seconder il n'avait avec
lui pas un seul officier, point d'adjudant, mais en
tout et pour tout quatre sergents, dont deux nou-
veaux venus. Dans ces conditions, et vu l'insécu-
rité du secteur, il ne pouvait guère songer à la
consolation de célébrer la sainte messe. Aussi,
tous les jours je m'efforçai de lui porter, matin ou
soir, la sainte communion. Il en fut ainsi le o, le
G et le 7.
Or, le 10, un dimanche, alors que le bataillon,
de nouveau fort éprouvé, comptait sur la relève,
j'appris que le lendemain soir une attaque devait
avoir lieu et que, parmi les deux compagnies dési-
gnées pour marcher en tête, se trouvait la 6% celle
du lieutenant Régat.
Le service dominical dans les « tranchées de
soutien » avait empêché le matin ma visite quoti-
dienne. De suite après déjeuner, je partis avec le
commandant de l'autre compagnie d'attaque — la
1" — qui allait faire sa reconnaissance.
Le soleil et le vent avaient asséché les boyaux
détrempés par les pluies torrentielles des jours
précédents. Le ciel était admirablement limpide^
tellement que vers quatorze heures un terrible
bombardement se déclencha tout à coup. Les Allé-
IMAGt;s DE LA GRANDE GUERRE 125
mands redoutaient-ils une attaque pour ce soir-là?
En tout cas, ils étendaient un tir de barrage en règle
sur tous les boyaux d'accès. A plusieurs reprises,
il fallut nous garer pour laisser passer le gros des
rafales et n'avait été celui qui attendait là-bas la
visite divine, je n'aurais jamais osé enfreindre la
consigne formelle de la brigade, ordonnant de se
murer systémati(|uement sous terre au cours des
bombardements.
La compagnie de Régat avait changé d'emplace-
ment. Il fallut la chercher : et naturellement per-
sonne pour me renseigner. Au carrefour, là où le
boyau débouche dans un chemin creux formant
tranchée de deuxième ligne, à côté d'un entonnoir
qu'un obus vient de creuser, un chasseur est
étendu de tout son long sur le visage. Nouvel
arrivé, sans doute, il a conmiis l'imprudence de
sortir, malgré les ordres, et sans son casfjue; un
éclat vient de pénétrer au-dessus de sa tempe
gauche (l). Je me penche : c'est un des quatre ser-
gents de la 6'. Allons! Régat n'en aura plus que
trois demain pour mener son alTairo; mais dans
son C(i>ur il aura le « Roi des sergents », (juc je lui
amène.
Le lieutenant était dans son gourbi; pour y
fi) Transporté de suite par les soins de nos dévoués bran-
cardiers, le sergent H .. étail trépané le soir même à l'am-
bulance de H..., mais, hélas! y succombait deux jours
après.
126 IMPRESSIONS DE GUERRE
trouver place, je dus attendre dans le boyau que
son ordonnance se fût, à quatre pattes, tiré de ce
trou de renard. Il était très calme et lisait avec
soin de longues feuilles polycopiées à l'encre vio-
lette — son ordre d'attaque du lendemain évi-
demment. Il me salua joyeusement et lorsque je
voulus déposer le saint Sacrement sur une plan-
chette qui formait saillie, je crois me souvenir
qu'il commença par glisser sur le bois rugueux ces
papiers, qui, parce qu'ils lui dictaient son devoir,
apparaissaient nettement à ses yeux de prêtre
comme porteurs de la volonté de Dieu. Ce serait
une première nappe pour la sainte custode, plus
précieuse au cœur du Maître que les plus fines
batistes; et quel symbole du pacte passé entre
Jésus et son prêtre I
Ce qu'il me dit alors, je n'ai pas le droit de le
répéter; mais je sais très bien que, lorsque j'eus
achevé ma confession, — car je la fis à mon tour,
— je reçus de lui, relativement à mes fonctions
dans ce milieu militaire où je l'aurais cru si novice,
des conseils empreints de la plus haute maturité.
L'attaque était fixée pour le lendemain à seize
heures quinze. Dès le matin, Régat va trouver le
capitaine D..., chargé de conduire toute l'affaire.
« Vous me connaissez, dit-il, je suis tout neuf
dans le métier. Quel est mon devoir précis? De ma
personne, ce soir, que dois-je faire? »
« Tout d'abord, me raconta depuis le capi-
IMAGES DE LA GRANDFil GUERRE 127
taine D..., de qui je tiens tous ces détails, je ne lui
dissimulai pas — ce que le commandant m'avait
redit peu de temps avant — que l'opération était
très difficile. Puis j'ajoutai : Vous êtes seul officier;
partir en tète, c'est laisser la moitié de vos chas-
seurs sans commandement. Votre devoir est donc
de lancer la première vague : et si elle progresse,
— car sinon ce serait inutile, — vous partirez avec
la seconde.
« A ces mots je vis Régat réfléchir un instant,
uniquement soucieux du meilleur succès et comme
s'il n'eût pas été lui-même en cause; puis très
calme, il répondit : « Mon capitaine, je ne crois pas.
Précisément parce que je suis seul officier, si je
ne pars pas avec la première vague, ça ne décol-
lera pas. Si vous voulez, je partirai en tète, cela
vaudra mieux. »
« J'admirai celte belle crànerie : c'était si fran-
çais! et sachant l'état des cadres — trois sergents!
— je ne crus pas devoir m'opposer à sa décision;
mais c'est lui (jui le voulut. Et probablement il
avait raison; peut-être fallait-il cet exemple pour
entraîner le reste... »
Son attacjue devait partir de la tranchée des
mitrailleuses. Longtemps à l'avance, Régat s'y
trouvait, réglant les derniers dispositifs, plaçant
chacun, indi(iuant l'objectif à atteindre, disant à
tous le petit mot d'encouragement : « Vous allez
voir, cette fois, ça va marcher. Ils ne s'v attendent
128 IMPRESSIONS DE GUERRE
pas, ils vont être surpris. En cinq minutes on y
sera... » « Tout comme aurait fait le père K..., »
me disait un vieux cliasseur, évoquant le souvenir
de l'un des capitaines les plus populaires de la
6" compagnie, qui avait eu la poitrine défoncée
lors des offensives du 16 juin. Le prêtre avait
même fait mieux que ce que « le père K... » au-
rait pu faire; très simplement, à tous ses chasseurs
qui le désiraient, il avait offert et procuré le béné-
fice d'une dernière absolution.
Le chronomètre en main, il attendait : seize
heures dix; plus que cinq minutes : onze, treize,...
quinze : houp 1 il est le premier sur le parapet, fait
un signe, sans un mot et... ça décolle merveil-
leusement! D'un bond, l'on atteignait la sape
intermédiaire; très maître de lui, Régat l'organi-
sait. La seconde vague partait à son tour et, malgré
les mitrailleuses allemandes dont le tac-tac impres-
sionnant s'était subitement déclenché, malgré les
fils barbelés, au milieu des chicots d'arbres, parmi
les troncs déracinés, les trous d'obus, les cadavres
des jours précédents, un enchevêtrement de ronces
inexprimable, nos chasseurs pénétraient dans la
trancliée convoitée, en chassaient l'ennemi et s'y
maintenaient.
Mais le lieutenant n'était plus là. Tué? Blessé?
Des bruits contradictoires circulaient. En tout
cas, on l'avait vu tomber : mais oii?Le comman-
dant de l'autre compagnie, sous-lieutenant aussi,
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 129
venait d'être également frappé. Son regard vif à
l'ordinaire et ardent de fièvre avait encore brillé
cette soirée-Lî d'une lueur particulière. Quatre fois
on l'avait vu, sur un autre point que Rogat, aller et
venir de la tranchée conquise à l'arrière, enchaî-
nant chaque fois de nouveaux renforts à ses yeux
de flamme. A la quatrième, il avait été tué, et
maintenant on rapportait son corps.
Au poste de secours delà trancliée des Saules où
confluaient les blessés des différents secteurs, j'ap-
pris la disparition de Régat. De notre droite, où le
N° d'infanterie avait, presque sans perte, très bril-
lamment participé au combat, j'avais la certitude
qu'on n'amènerait plus de blessés graves, je pou-
vais donc aller; et, en prenant pour monter au bois
le boyau régulièrement affecté à la descente^ j'au-
rais chance de croiser tous les convois et de ne
manquer aucun blessé qui aurait besoin de mon
ministère.
J'avais compté sans un autre convoi, (jue l'on
n'est malheureusement pas habitué à rencontrer
tous les soirs de bataille... Par le boyau de des-
cente, une longue colonne de prisonniers alle-
mands, de fait descendait et m'empècliait de monter.
Embouteillé dans un garage, je fus contraint de
les regarder passer. Ils étaient iinbillés de neuf;
à la lueur pâle de la lune, je distinguai, sur leur
patte d'épaule, l'une des inscriptions de la garde
impériale : 1. A. entrelacés. Je sus depuis qu'on
II- 9
130 IMPRESSIONS DE GUERRE
avait trouvé sur plusieurs une proclamation de
Mackensen, qui, en les arrachant aux marais de
Pologne 011 ils se trouvaient encore la semaine
précédente, les conviait à aller moissonner sur le
front occidental de nouveaux lauriers. •
Le défilé me parut interminable.
En réalité, il n'y en avait pas plus de deux cents,
mais à chaque nouveau je songeais : « Que devient
Régat? »
Enfin, voici le dernier, c'est un capitaine de la
garde, dominant tous les autres de la tête, très
haut, d'une forte carrure, qui conserve même
dans la défaite, même sous la fine bruine qui com-
mence à tomber, une belle allure très fière. Nos
petits chasseurs sont moins grands et cependant
« ils l'ont eu » ; ce n'est pas toujours le colossal
qui triomphe.
Derrière, ce sont nos blessés, les vainqueurs de
la soirée, blessés légers qui se racontent à haute
voix les incidents du combat. En les croisant, j'in-
terroge sur Régat. Quelqu'un me répond : « Il est
tombé à côté de moi. — Où? — Ahî dame, c'était
là-haut, près d'un arbre, dans un trou d'obus, der-
rière les fils de fer. » Des arbres, des trous d'obus,
des ronces barbelées,. . . cela manquait de précision.
Nous approchions. Émergeant de trous noirs,
on devinait de petits groupes se partageant hâtive-
IMAGES Di: LA GRANDE GUERRE 131
ment, à la fortune de la cuiller, et sans pcrtlre de
vue leur fusil, des « perçois » de patates. Je conti-
nuais mes interrogations, mais sans plus de suc-
cès; toujours même incertitude. Et cependant on
avait cherché; un caporal et un sergent avaient
fait spécialement dans ce but le tour des lignes.
Dans l'obscurité, soudain, une voix m'inter-
pelle : « Ah! c'est vous, monsieur l'aumônier.
Régat est là-bas, le genou brisé. Je l'ai vu, je lui
ai serré la main dans son trou dobus. Il a été
splendide, vous savez. »
C'était le commandant.
Je ne voudrais froisser l'amour-propre d'au-
cune autre arme, mais enfin, il me semble qu'il
faut avoir été chasseur, pour comprendre tout ce
que renferme de vertu magique, réconfortante,
ce mot : « le commandant ».
De savoir que le commandant a\ait vu Kégat, le
calme se lit subitement en moi, j'allais sûrement
être renseigné, et de façon précise.
— Pour le retrouver à coup sûr et vite, mon
commaiulant, (juc faire?
— Le plus simple; allez trouver le cajjitaine
D..., il vous donnera un agent de liaison pour
vous conduire aux pionniers (jui creusent la sape
de raccord; là, vous demanderez au chef d'é(|uipe;
c'est à quelques mètres à gauche.
132 IMPRESSIONS DE GUERRE
Cinq minutes après, précédé de mon lidèle
séminariste, j'étais au milieu des pionniers. Esca-
lader le parapet fut chose aisée, il ne venait pas
encore à Iiauteur de la ceinture. Mais sitôt au-
dessus, quel fouillis inextricable! le pied s'enfon-
çait dans un sol mou, fraîchement remué par la
pioche, — ou par l'obus, — puis il se heurtait à
un chicot de chêne fortement enraciné, à des che-
vaux de frise, à des armes brisées; on butait et la
main s'écorchait à un hérisson rouillé, ou s'ap-
puyait à un cadavre ancien.
Heureusement, — sinon pour les risques, du
moins pour la rapidité de l'entreprise, l'éclairage
était parfait. A chaque instant des fusées s'éle-
vaient, faisant jaillir leur « pchchî » impression-
nant à quelques mètres de nous, soit en avant
chez l'ennemi, soit en arrière. Nulle interruption
entre elles, si bien que sur tout le taillis s'épandait
une lueur crue, assez semblable à celle d'une lampe
à arc, mais lueur ambulante, qui faisait se mou-
voir les troncs déchiquetés et leur donnait un
aspect de vivants en marche.
Le lieutenant Régat était bien là, étendu sur la
pente d'un petit entonnoir. Comme il était pâle et
comme son visage était contracté 1 Dans un regard
il sut mettre toute sa joie de nous voir. Mais ce
n'était pas le moment de causer : une contre-
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 133
attaque était à craindre. Il fallait l'emporter...
Hélas! point de brancard; et l'on ne pouvait
attondro. « Prenez une toile de tonte, dis-je, au
moins jusqu'à la sape, c'est le seul moyen. »
On le lit; mais lorsqu'on dut toucher au g^enou
brisé déjà raidi, le pauvre blessé ne put retenir un
gémissement et ses traits se crispèrent davantage.
« C'est le moment de souflrir, lui dis-je à l'oreille.
— Oui, oui, tout ce qu'il faudra, mais c'est plus
fort que moi, n'en tenez pas compte.
A ce moment, on vint mavertir (jue quelques
mètres en avant, un agonisant râlait. « Monsieur
l'aumônier, au bord du trou où il est, j'ai accrociié
un mouchoir à une ronce pour vous guider... et
puis, (juand on s'arrête, on l'entend respirer. »
Charmant petit, je n'ai jamais su le nom de celui
qui m'avait ainsi prévenu; mais ce sont des ser-
vices que Dieu lui-même se charge de récom-
penser. J'y allai bien vite, laissant les bons Sama-
ritains achever auprès de Régat leur délicate
besogne.
Dans la tranchée conquise, se trouvaient aussi
des mourants. Je m'y glissai en suivant la sape
amorcée, enjambant à chaque pas des dormeurs
qui, sans lâcher leur outil, prenaient à terre un
quart d'heure de sommeil, en attendant leur tour
de piocher. Des blessés que je vis là et pus atlnii-
nistrer, quatre au moins ne devaient pas être rap-
134 IMPRESSIONS DE GUERRE
portés vivants au poste de secours. Mais chez les
vivants, quelle bonne humeur! Et quelle ardeur
pour organiser, sous la direction du sous-lieute-
nant H..., la conquête de la soirée. Encore un
jeune, ce sous-lieutenant que les événements ame-
naient à vingt ans — et dans quelles circons-
tances!— à faire provisoirement fonction de chef
de compagnie.
Ce fut lui qui me valut de revoir, dès le len-
demain, Régat à l'ambulance. Vers la pointe du
jour, tandis qu'il profitait des premières lueurs
pour examiner en tête de sape les « possibilités »
de sa situation, il reçut au crâne un éclat de gre-
nade. La plaie était pénétrante et rendit presque
aussitôt l'usage de la parole très difficile. Impos-
sible surtout de le coucher sur un brancard, ni
d'appuyer sa pauvre tête. Soutenu par deux chas-
seurs, il voulut faire à pied les 6 kilomètres de
boyaux et de sentiers qui nous séparaient des
autos d'évacuation; et là, je fus admis à monter à
ses côtés, pour lui servir d'oreiller, jusqu'à l'am-
bulance de H...
J'eus la joie d'y retrouver le lieutenant Régat
extrêmement faible et souffrant beaucoup. Arrivé
au milieu de la nuit, il avait eu de suite le genou
nettoyé à fond par les chirurgiens de garde et soi-
gneusement pansé : on espérait sauver la jambe.
IMAGES DI-: LA GRANDK GUIiRRK 135
Quarante-huit heures plus tard, il fallait renoncer
à cet espoir. Quand je le revis dans la soirée du
15 octobre, l'amputation avait étë faite et l'avait
laissé tellement aHaibli que, malgré ses souffrances
et les brûlures occasionnées par la plaie, on n'osait
pas le mettre sur un brancard pour refaire son lit.
Mais le moral restait indemne : « Je suis dans la
saumure », me disait-il en essayant de sourire.
Lorsqu'on sut que je revenais de voir Uégat,
beaucoup se pressèrent autour de moi pour récla-
mer de ses nouvelles. « Vous verrez qu'il s'en
tirera, me dit un capitaine; il s'en tirera même
très bien... Et, somme toute, il aura eu la plus
belle des carrières qu'on puisse rêver dans cette
guerre. Il n'en a pas subi les horreurs, avec les
piétinements dans l'eau et les cantonnements mal-
sains. Il n'a pas vu de retraite. Il n'a pas connu
l'insuccès : dès son premier engagement, c'est une
victoire... Tout le monde n'a pas pris une tran-
chée, vous savez, même après (juinze mois. Que
voulez-vous de plus?... La jand)e, oui, c'est vrai;
mais ça se remplace. Et puis, il aura la croix, la
palme. La croi.\ sur une jambe de bois! songez,
pour plus tard, à l'influence que cela lui donnera.
Ce sera le ciwé le plus colé du diocèse, vous ver-
rez ça... »
Mêlas! c'est seulement du paradis que Uégat
devait être ce curé. Le choc opératoire avait
été trop violent. La nature, déjà peu vigoureuse
136 IMPRESSIONS DE GUERRE
par elle-même, n'avait pas eu la force de réagir.
Vers le 20 octobre, assisté du doyen de H... et
des quelques confrères infirmiers, qui avaient tout
essayé pour adoucir le mal, le généreux prêtre
achevait de souffrir. Je n'étais pas là. Après quatre
nuits de repos, le bataillon était remonté au fa-
meux bois en Hache, reprendre son poste d'avant-
garde. Et nul de ceux qui gravirent derrière ce
corps mutilé la colline abrupte où se trouvent
l'église et le cimetière de H... ne connut la
leçon d'héroïsme donnée par ce vaillant, quand
il avait dit : « Je partirai en tête, cela vaudra
mieux! »
Avant la fin toutefois, le commandant avait eu
la joie d'aller épingier, sur la chemise du mourant,
le ruban dont la couleur signifie la reconnaissance
du pays pour le sang versé, accompagné de la
croix de guerre avec palme, l'un et l'autre motivés
par la citation suivante :
LÉGION d'honneur
Pour chevalier :
(f M. Régat Joseph, sous-lieutenant à titre tem-
poraire au N' bataillon de chasseurs à pied :
« Officier d'une haute élévation morale. A fait
preuve, le 11 octobre 1915, d'une bravoure et
d'une abnégation admirables. Très grièvement
blessé en entraînant sa compagnie, a été amputé
de la cuisse gauche. »
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 137
Mais le plus bel éloge (jui, à ma connaissance,
ait été fait du lieutenant Uég^at, je l'entendis un
jour à table, à la popote, alors qu'on espérait
encore le sauver. J'ai encore dans l'oreille ces
phrases courtes et martelées : « Monsieur l'aumô-
nier, Réjj^at a été épatant, vous savez, épatant... Il
ne connaissait pourtant rien du métier militaire...,
ah! si! le devoir : c'était un prêtre... Les prêtres,
c'est leur alFaire, ça, le ilevoir ; ils le prêchent...
J'en connais deu.x qui ont fait leur demande [)Our
venir au bataillon; cela n'a pas abouti : c'est dom-
mage. »
Paroles que les confrères de Régat ne peuvent
enregistrer sans rougir. Elles c.\j)riment tellement
moins ce qu'ils sont que ce qu'ils doivent élre, et
ce que le peuple chrétien attend qu'ils soient, tou-
jours!
* *
Au reste, pour toutes les catégories de combat-
tants, quelles qu'elles soient, les résultats de l'ob-
servation sont les mêmes.
Quand ou jn'm'lrc au fond dva âmes, on s'aj)er<;oit
que beaucoup, durant cette guerre, ont trouvé
dans leur croyance — parfois reconquise, ou rani-
mée— et dans la prati(jU(" religieuse, la furcc de
mifu^v accomplir leur di'voir. Prier, soullrir, mou-
rir : triple ascension, pour elles, sur la roule du
sacrilice austère.
138 IMPRESSIONS DE GUERRE
Un vénérable religieux, très entendu en œuvres
ouvrières, me racontait récemment avoir joint à
tous les petits paquets de Noël destinés à ses
jeunes gens mobilisés, un Enfant Jésus de cire;
dans leurs tranchées boueuses, cette fraîche appa-
rition avait délicieusement réveillé en eux leurs
impressions d'enfance, avec ses souvenirs de la
crèche, de la messe de minuit et des arbres de
Noël. Or, arrivant en permission quelque temps
après, l'un d'eux lui avait avoué, triste et bien
penaud, qu' « un accident de marmite était sur-
venu là-bas, qui avait tout brisé son petit Jésus ».
Mais, ajoutait-il vivement, en tirant de sa poche
une enveloppe de pansement individuel^ « voyez,
j'en ai conservé là dedans tous les morceaux. »
En écoutant l'autre jour cette histoire^ si digne
d'inspirer un nouveau chapitre de la Légende dorée,
je songeais : n'est-ce pas un symbole de ce qui
s'est passé pour beaucoup de nos chers soldats?
Eux aussi avaient reçu dans leur enfance, de leurs
mères ou de leurs prêtres, non pas seulement
entre leurs mains, mais gravée au plus intime de
leur âme, l'image du Clirist, par le baptême et
l'éducation chrétienne. Et puis, des accidents sont
survenus : ambiance, fréquentations, lectures, à
l'école, à l'atelier, qui ont brisé cette image. Or,
bien souvent, au cours de cette horrible guerre, il
est arrivé que, chez les âmes de bonne volonté,
ces morceaux se sont rejoints et — mieux encore
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 13»
— que, SOUS l'influence de la grâce divine, ils ont
repris une vie nouvelle. L'image de Jésus-Clirist y
a reparu, compagne de route pour la rude étape.
Et c'est de cette merveille qu'on est l'iicureux
témoin quand on pénètre au fond des âmes.
Georges G...,
Aumônier militaire au N* bataillon de chasseurs.
5. — Le prisonnier.
Le boyau de notre poste d'écoute serpentait
sous bois. Celui de l'ennemi montait la pente
d'une prairie jusqu'à la lisière. Ces deux vipères
liumaines, aux replis gonflés de plusieurs sortes
de mort, avaient posé leurs tètes plates à quarante
pas l'une de l'autre, dans les buissons de leurs
réseaux, et leurs yeux invisibles s'épiaient nuit et
jour. Jusqu'à minuit, nous avions reçu là des tor-
pilles, de ces torpilles qui ont la forme et la gran-
deur d'un seau à cliarbon; elles tombent gaucbe-
ment, attendent trois secondes, puis éclatent en
faisant beaucoup de bruit et un petit îrou. Ils en
ont d'aulres (jui sont mieux.
A dcu.x beures du malin, un guetteur entendit
grincer le (il de fer, et vit une ombre le francbir. Il
cria d'une voix forte : « Halte là! Qui vive?... Aux
140 IMPRESSIONS DE GUERRE
armes! » L'ombre s'aplatit. Elle n'était pas en-
tre les deux postes, mais en arrière du nôtre.
C'était dangereux de tirer, car évidemment tous
les guetteurs en alerte dépassaient du buste le
parapet. Le caporal suivit donc le boyau jus-
qu'à se trouver en face de l'ombre, et, au jugé,
lança trois grenades. La première éclata, les au-
tres ratèrent. Après l'explosion, on n'entendit plus
rien.
Au bout d'une demi-heure, une sorte de plainte
arrivait de l'autre côté des fils de fer — un gémis-
sement qui fit tressaillir les chasseurs.
Leur gibier, blessé, était là, à portée, caché par
la nuit. L'effort de repasser le réseau avait dû le
faire s'évanouir. Il y avait des chances pour que
sa patrouille fût à plat ventre autour de lui. Il était
d'ailleurs sous les grenades du poste allemand.
Crânement, deux sergents et le caporal enjambè-
rent le réseau.
Au fond d'un cratère fait par un obus lourd
gisait une forme. En les voyant, elle fit un cri.
« Tu vas te taire, ou je te zigouille », dit l'un
qui fit voir un large couteau. « Ouste, enlevez-
le. » Les trois hommes empoignèrent bras et
pieds du blessé qui n'était pas lourd, sans oublier
la grenade qu'il tenait et le poignard qu'il avait
jeté.
On se passa le corps par-dessus le champ de
ronces, et l'on sauta dans le boyau. Le plus sur-
IMAGES Dli LA GRAN'DK GUERRE 141
j)renant est que le poste ennemi n'ait pas bougé. Il
fut au-dessous de tout.
« Je suis un feld\vel)el », avait dit le prisonnier
d'abord. IHiis, les yeux iernn^s, il s'isola dans sa
douleur qui lui arracbait des plaintes.
Au matin, on le porta jusqu'au poste de secours,
qui se tenait dans une cave; et le docteur, avec
des gestes adoucis, se mit à couper ses vêtements.
Au fur et à mesure, on se les passait au dehors,
pour les palper. Sa tenue était judicieuse : ni
tunique, ni papiers, ni rien qui pût être un in-
dice. Ses bottes étaient de cuir souple comme un
gant, son gilet de peau de daim, une longue
cagoule parfilée de lils verts descendait aux che-
villes. Dans les poches, une petite glace à l'aigle
rouge et noir, une montre quelconque, un porte-
monnaie usé.
Du iiaut de l'escalier, on voyait, au fond de
la cave, le corps étendu sur une table, entouré
d'infirmiers (jui tanqjonnaient les blessures. Il
y avait un trou rouge au genou gauche, trois
sur la jambe droite, un au flanc droit. Il parlait
un français pur, en cherchant ses mots. Il disait :
merci.
Quand il tut vtMu de bandelettes, ainsi qu'une
momie, et cpi'on eût tendu sur lui sa cagoule, le
capitaine descendit les marches et se penciia sur
ce visage que les yeux fermés ne défendaient pas.
Les joues étaient maigres, les lèvres minces, la
i42 IMPRESSIONS DE GUERRE
sculpture du front, délicate, le tout blanc comme
du marbre : il avait dix-huit ans. La main qui bat-
tait l'air était fragile. Sans doute un étudiant qui,
fier de son français, s'était proposé pour venir sur-
prendre nos paroles.
— Souffrez- vous beaucoup?
La figure muette fit signe que oui.
— Notre soldat, reprit l'officier, qui est sorti
avant-hier, est-il mort ou blessé?... Mort?
— Oui, répondit la tête.
— Blessé?
— Non, fit encore la tête aux yeux clos.
— Quel est le numéro de ton régiment?
Des plaintes reprirent.
La question est répétée en allemand.
Alors, des lèvres tirées, filtra ce présent expres-
sif :
— Ich sag es nicht. Je ne le dis pas.
Le capitaine ne se sentit pas l'àme assez basse
pour tourmenter un mourant. D'ailleurs, l' état-
major qui, à coups répétés de téléphone, réclamait
le blessé, pourrait l'interroger. Sur une civière, le
long du marais où caquetaient les poules d'eau
dans les premières feuilles des saules, on l'em-
porta.
Opéré à l'hôpital, il mourut après trois jours.
L'éclat de grenade avait perforé trois fois l'intes-
tin. Sa plaque d'identité portait Gérard D... de
Th..., rue Elisabeth.
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 143
— Il avait du cran, dirent les chasseurs.
Sa jeunesse et son courage méritent que sa
mère apprenne, un jour, qu'il est mort noble-
ment.
Frédéric de B...,
Capitaine au N* bataillon de chasseurs à pied.
III
DANS LA FOURNAISE DE VERDUN
1. — La dernière barrière (26-29 février 1916).
Le 26 février 1916, dans la soirée, l'anxiété était
grande au nord de Verdun. Sous un déluge d'obus,
les Allemands avaient écrasé, durant la journée,
le régiment qui défendait la croupe d'Haudromont.
La nuit venue, les misérables débris de cette belle
troupe avaient dû évacuer la position. La trouée
était faite, la route de Verdun ouverte.
Ce même jour, d'autre part, les Allemands
étaient parvenus, un peu plus à l'est, aux débris
du fort de Douaumont. Dans la soirée, escomptant
sa double victoire, l'empereur, par le télégramme
lyrique que l'on sait, annonçait à ses sujets la
chute imminente de l'imprenable forteresse et
allumait dans leurs cœurs un enthousiasme im-
mense, avec des espoirs sans bornes.
Chez nos chefs, l'anxiété était grande : pour
nous, modestes troupiers, nous étions dans une
ignorance complète de la situation réelle, et nous
IMAGES DE LA (IRANDE GUERRE 145
avions passé la journée dans une sorte d'indiflé-
rence, et même dans une certaine tran(|uillité.
Amenés avant la pointe du jour dans un bois
situé sur le liane d'un vallon, nous formions (nous
l'avons appris depuis) la réserve des troupes qui
luttaient ce jour-là. Nous n'avions donc, en atten-
dant le moment d'intervenir, qu'à contempler le
spectacle.
Il lut vraiment intéressant et, poiu* nolie premier
jour de guerre vraie, d'une guerre de mouvements
et plus seulement de positions, nous fûmes servis
à souhait. Un régiment tout entier de 73 était
aligné en plein air derrière la crête (|ue nous
avions devant nous. Dès le matin, les canons se
mirent à donner avec entrain. Dans quel liut précis
se multipliaient ces coups rageurs formant, au-
dessus de nos têtes, un grondement ininterrompu?
Tir de barrage? Tir de démolition? Tir contre
l'infanterie? Nous le sûmes jamais, et, du reste,
nous ne cberciiàmes pas à le savoir : le soldat n'est
pas curieu.x! En tout cas, ce tir gênait les Alle-
mands, car bientôt leurs marmites arrivèrent
drues. Nous entendions le sifllement avertisseur,
lent d'abord, puis s'accélérant rapidement, et, lors-
que le sifllement était encore au-dessus de nos
têtes, nous apercevions soudain, sur le flanc
opposé, un sursaut, une flamme, un gros nuage
noir et ensuite, longtemps après, nous parvenait
une secousse formidable. Nous vîmes ainsi les
M. 40
146 IMPRESSIONS DE GUERRE
obus fouiller la croupe, avancer, reculer, battre à
droite, à gauche, mais sans parvenir jamais à l'en-
droit où nous savions être les 75. Et toujours ceux-
ci, acharnés, de leur voix rauque de dogues im-
patients, ripostaient aux longs abois des grosses
pièces de l'ennemi. Constatant leur insuccès, les
Allemands envoyèrent à cinq reprises des avions
pour redresser leur tir. Leurs obus se rappro-
chaient un peu, mais jamais ils n'atteignirent nos
artilleurs.
Nous passâmes ainsi la journée à compter et à
apprécier les coups. Sans deux obus qui s'égare
rent dans nos rangs et y firent quelques victimes,
nous eussions été plutôt divertis par le spectacle.
Le soir vient. Que va-t-on faire? Grave ques-
tion, bientôt résolue. Nous allons coucher au
bivouac pour garder le passage d'un ravin donnant
sur la Meuse. La mesure était significative, mais
nous n'y entendîmes rien.
A part une section qui doit veiller, nous dres-
sons donc nos tentes sous les sapins, et nous nous
endormons dans une quiétude parfaite. Brusque-
ment, à neuf heures, branle-bas et ordre de départ.
Il paraît que l'on va « occuper » ou « creuser » des
tranchées, on ne sait au juste. Je recueille bien, du
commandant Gaby, ce mot énigmatique : « Nous
allons relever le N"..., ou les Boches »; mais déci-
dément mon intelligence est fermée, je ne com-
prends pas.
IMAGES DK LA GRANDI: GUERRE 147
Nous marchons. Étape interminable et lugubre!
Nous sinuons dans des vallons, à travers champs,
dans des ravins; nous longeons des voies de che-
min de fer; nous trébuchons sur des corps de che-
vaux morts, nous tombons dans des trous de
marmites. Mais voici le canon bien proche! Ses
obus ont l'air de nous chercher. Ils éclatent à
droite, à gauche de la route. Heureusement ils
n'ont garde de tomber juste. Un réflecteur, là-bas,
sur notre droite, fouille la nuit. Pourvu i|ue son
pinceau ne s'arrête pas sur nous! Jamais encore
je n'avais vécu nuit aussi sinistre. Les cœurs sont
serrés.
Enfm nous arrivons à une ferme. Un homme de
ma compagnie, originaire des environs, me la
nomme. Je me souviens l'avoir vuesur la carte. Je
« réahse » donc la situation et je vois enfin à peu
près où nous allons.
La marche continue, morne et lente. Nous nous
engageons dans un ravin aux bords escarpés et
boisés. Là nous devons déhler un à un, à la lile
indienne, le long d'un sentier improvisé. Quelle
fatigue! Il faut monter, descendre, se dépêtrer des
taillis, se hâter pour ne pas perdre la lile. Il faut
148 IMPRESSIONS DE GUERRE
se garer des branches qui nous cinglent le visage,
de Feau qui gicle sous nos lourds souliers. L'obs-
curité est complète. Nos yeux, fatigués par trois
nuits sans sommeil, cherchent en vain à la sonder.
Ils perçoivent quelques vagues linéaments et aus-
sitôt ils « construisent » les objets les plus fantas-
tiques. Pour mon compte, je vois des maisons, des
animaux, des hommes, qui s'évanouissent lorsque
j'en approche.
A chaque instant des fusées s'élèvent, jettent
subitement leur clair de lune éphémère, puis
s'éteignent, nous laissant dans une obscurité plus
complète. Sans discontinuer, le canon tonne sour-
dement, à tous les points de l'horizon. Devant
nous, à courte distance, de nombreux départs. Des
marmites viennent éclater sur les lèvres du ravin.
Sommes-nous protégés par les pentes abruptes, ou
bien les Allemands sont-ils simplement mala-
droits?
Mais une odeur étrange nous prend à la gorge.
On dirait l'odeur de cadavres. Où sommes-nous
donc? Et que sont ces taches étranges, indécises,
que je vois là, sur le bord du sentier? J'écarquille
les yeux, qui « construisent » toujours. Je fais
effort pour ne voir que le réel. J'approche. On
dirait d'un homme étendu, les jambes écartées :
un cadavre! Un frisson d'horreur parcourt mon
corps. Et cette tache-là? Tiens, elle a remué! C'est
un blessé, couché sur un brancard, recouvert d'une
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 149
toile de tente. En voici encore un, encore un, et
encore d'autres. Que font-ils là".' Pourquoi les
brancardiers ne sont-ils pas avec eux? Sans doute
ils ont commencé leur tâche et vont revenir. Sou-
dain, de la profondeur du bois monte un cri lamen-
table : « Brancardiers ! brancardiers ! » L'horreur
est intense. Je voudrais courir au secours de ces
malheureux, mais je dois me hâter pour ne pas
perdre la (ile. Le cœur serré, je m'éloig-ne.
Nous reprenons la marche et de nouveau, tout
en luttant contre un sommeil do plomb, écrasant,
insurmontable, nous iieurtons le sac de notre de-
vancier, nous butons, nous pataugeons. Enfin
nous voici dans une large clairière. Les compa-
gnies qui nous précédaient s'y sont massées et
déjà tout le monde dort. Il gèle; peu importe.
Avant tout, dormir! Je m'étends et instantanément
je tombe endormi. Bien vite pourtant je me ré-
veille, trlacé juscju'aux moelles. Je fais (|uel(iuos
pas pour me réchauller, [)uis, de nouveau, dormir!
Quatre heures du matin. Debout! J'entends le
commandant (|ui indiipie à mon capitaine les em-
placements à prendre. Que va-t-on faire'.*
Nous partons. Nous débouchons dans un autre
ravin, beaucoup plus large, perpendiculaire au
premier. Voici une route. A la bonne heure! Nous
en avons assez de marcher sous bois. La compa-
gnie prend la route; je la précède. Bientôt le capi-
150 IMPRESSIONS DE GUERRE
taine me donne l'ordre de rassembler les agents
de liaison et de l'attendre à un endroit déterminé,
pendant qu'il va diriger les sections.
J'ai ainsi un moment de répit. J'en profite pour
inspecter la position. Voilà devant moi la croupe
de la ferme d'Haudromont où nous devons « oc-
cuper » des tranchées. C'est une croupe massive,
bien arrondie, une de ces croupes qui font le
désespoir du soldat. Il en voit devant lui la crête,
à dix pas, et puis il la voit s'éloigner à mesure
qu'il monte. La forme de cette crête devait plus
tard nous sauver, en nous mettant à l'abri des
coups de l'artillerie; mais alors je ne soupçon-
nais pas cet avantage.
Par ailleurs, cette croupe est bien mal entourée.
Elle est bordée par des ravins profonds au sud, à
l'est et à l'ouest, et pour accéder à cette position,
en venant du sud, il n'y a que deux autres ravins.
L'ennemi pourra donc couper nos communica-
tions, quand il le voudra. Spontanément, se pré-
sente à mon esprit le mot fameux d'un des géné-
raux qui présidaient à notre désastre à Sedan,
lorsqu'il vit l'entonnoir où nous devions nous faire
encercler. « Ici, c'est bien pis, c'est une souricièrçt
Si l'ennemi est audacieux et intelligent, il fera de
nous ce qu'il voudra. »
Je ne m'attarde pas, bien entendu, à ces pensées
déprimantes. Du reste, je n'ai pas de temps à
perdre en rêves. J'ai rassemblé mes agents de
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 151
liaison; à {)résent, je dois retrouver mon capitaine.
Je laisse mes hommes à leur poste et j'avance sur
la roule vers l'ouest. A travers la demi-clarté de
l'aube encore lointaine, un spectacle navrant s'offre
à mes regards. J'ai devant moi les signes mani-
festes d'urkç retraite précipitée : voitures abandon-
nées, gros mortiers, affûts, caisses de projectiles,
un cheval mort. Plus loin, un cheval vivant, im-
mobile sur le bord de la route, l'œil morne et
désespéré. J'en ai pitit', je le flatte, je le caresse.
Il reste insensible. Je i)rends la corde de son licol
pour l'emmener; il refuse de bouger. Je tire, il
résiste. J'use de la force, des menaces, de la per-
suasion. Rien n'y fait. Découragé, je l'abandonne
à son malheureu.x sort et je m'éloigne.
Quelques pas plus loin, je bute sur des cada-
vres : immédiatement, dans la demi-obscurité,
j'en vois ou j'en devine une trentaine. Ils sont là
étendus, rai<los et grimaçants, dans toutes les posi-
tions. J'inspecte les numéros : il y en a de quatre
ou cinq régiments. Que signifie ce mélange?
Soudain j'entends un cri étouffé, lointain. « Qui
est là? » Longtemps après, un autre cri. Cette fois,
je devine : « A boire! — Où ète.s-vous? » La voix
reprend : « A boire! » J'avance dans la direction
présumée, mais ne vois rien. De nouveau j'appelle :
« Où étes-vous? » La voi.x, cette fois, semble sortir
de terre. Je cherche au hasard et bientôt je trouve
des gourbis creusés dans le flanc de la croupe. J'y
152 IMPRESSIONS DE GUERRE
découvre une vingtaine de blessés. Ils étaient là
depuis trois jours, laissés aux soins d'un brancar-
dier, qui s'était dévoué pour rester avec eux. Ce
spectacle était si navrant que les larmes me mon-
tent aux yeux. Je partage entre eux mon bidon
d'eau et, après quelques paroles d'encouragement,
après avoir promis de leur envoyer les brancardiers
de mon régiment, je continue mon exploration.
Pas de capitaine. Sans doute, il est monté sur la
croupe. Je grimpe donc la côte. Je montais péni-
blement, poursuivant la crête toujours fuyante,
lorsque deux fusées vertes s'élancèrent dans le
ciel au-dessus d'un bois à 200 mètres en avant.
« Tiens lies Allemands et leur machinerie! » pen-
sais-je; et soudain le voile se déchira. La parole du
commandant Gaby : « Nous allons relever le N*
ou les Boches, » se présenta à mon esprit, et je
vis clairement la situation : il n'y avait plus per-
sonne devant nous. Nous sommes en contact
immédiat avec l'ennemi. La lutte avait été hor-
rible les jours précédents, et aujourd'hui c'était à
nous à en supporter tout le poids.
Le moment était sérieux; il n'y avait pas de
temps à perdre. Rejoignons au plus tôt notre capi-
taine, qui doit avoir besoin de mes services.
Pendant que j'étais à la recherche de ma com-
pagnie, celle-ci avait gravi la pente. Elle marchait
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 153
en sections déployées, chaque section précédée à
distance i)ar une patrouille. Bien vite, le contact
avait été pris sur toute la ligne. Le capitaine mar-
chait avec la patrouille du centre. Il coiuiaissait la
gravité de la situation et pourtant il avançait avec
une indiirérence superbe, les mains grantées, le
revolver dans l'étui. Soudain, de derrière un arbre,
un Allemand lui crie : « Halte là! Rentez-fous! d
Au lieu de se rendre, le capitaine, en poussant une
exclamation énergique, fait un bond de côté. La
patrouille française, un instant interloquée,
s'élance. Il n'y a plus rien.
Sur la gauciie, le sergent G... commandait la
patrouille. Sans se douter de rien, il tombe, avec
ses quatre lioinmes, sur une trentaine d'AUoinands,
petit po.>ite ou reconnaissance. Mais son allure est
si décidée, il commande d'une voix si tonitruante :
« Allons, les gars, foncez là-dessus! » que les
Germains sont pris de peur et détalent à toutes
jambes. C'est alors que les fusées vertes furent
lancées. Sans aucun doute elles annonceraient la
présence de l'ennemi.
Aussitôt la fusillade se déclenobe. Les nôtres
continuent rourageusement à progresser, malgré
le crépitement des balles, jusqu'à la ligne fixée,
un peu en deyà de la crête. Nos hommes, d'abord
surpris de ce contact rapide, se remettent vite de
leur émotion. Aussitôt arrivés à leur em[)lacemenl,
ils se constituent en équipes do deux : pendant
154 IMPRESSIONS DE GUERRE
que l'un creuse hâtivement un trou pour se mettre
à l'abri, l'autre épie l'ennemi avec le sérieux et le
calme du chasseur qui, aussitôt qu'il perçoit un
mouvement, vise et tire.
Guidé par les coups de feu et le grincement des
outils? j'ai vite fait de rejoindre le poste du capi-
taine, à une cinquantaine de mètres en arrière de
la ligne. Aussitôt le service me prend : il faut
reconnaître l'emplacement des sections, faire rec-
tifier la ligne, transmettre des ordres de détail.
Deux fusées rouges : les Allemands demandent
du renfort. En attendant, de-ci de-là, ils nous
envoient quelques coups de feu, auxquels nous
répondons copieusement. A plusieurs reprises, ils
tentent même d'avancer : on entend alors toute
une série de grognements, « de vrais cris d'ani-
maux, » me diront les hommes, et en s'encoura-
geant ainsi bruyamment, ils s'élancent. Nos tireurs
calment vite cette ardeur, et ils retournent un à
un à leur premier emplacement en s' effaçant, d'ar-
bre en arbre. Plus d'un est abattu en route.
Leur infanterie est impuissante : le 77 se met
alors de la partie. Malheureusement, les premiers
coups tombent juste en face, à la grande gaieté de
nos hommes qui rient de bon cœur et décochent à
leurs vis-à-vis des plaisanteries salées.
Deux fusées blanches : invitation aux artilleurs
à prendre garde et d'allonger le tir. En effet, quel-
ques instants après, les obus tombent plus loin,
IMAGES DK LA GRANDK CUKRRK 15$
beaucoup plus loin. Nous sommes protégés par la
courbe (lu terrain. Lo 77 ne pourra rien contre
nous.
Une lieuio environ se passe, coupée d'épisodes
variés. A sept heures trente, notre attention est
réveillée, subitement la fusillade devient violente,
(l'est im crépitement de grêle. Les milrailleuses
se sont mises de la partie et crachent à la vitesse
ma.xima Au-dessus des tètes, à nos côtés, les balles
sifflent, i)Ourdonnent, ricochent! C'est un tinta-
marre infernal, multiplié à l'infini par l'écho des
bois et dos ravins (jui le renvoient en vagues
assourdissantes. Les renforts ennemis venaient
d'arriver et ils donnaient. Le spectacle était beau,
mais ce (jui était beau par-dessus tout, c'était l'at-
titude des hommes.
Je fus saisi immédiatement par celle beauté et
porté très liaul, bien au-dessus des misères de la
vie quotidienne. Je sentais au fond de moi que je
vivais un des grands moments de ma vie, un mo-
ment d'épopée, où l'on sort pour tout île bon de
l'égoïsme et du terre à terre, au service des
grandes causes. Dans mon exaltation, je n'en con-
tinuais pas moins à observer, à admirer mes
hommes. Qu'ils étaient beaux! Ils se trouvaient à
une lioure des plus critiques, avec, en face d'eux,
un ennemi en force, sûr de lui, puissamment
outillé, et ils demeuraient dans un calme complet.
Je les voyais devant moi tirer avec assurance, un
156 IMPRESSIONS DE GUERRE
peu vivement, sans doute, mais sans précipitation.
Ils causaient entre eux, se passaient les indications
utiles, plaisantaient même. On se serait cru à
l'exercice, à part cette noble élévation de lame
que l'on ne retrouve qu'au feu.
Beaux aussi, les gradés, et vraiment l'âme de
ce corps multiple. Ils étaient tous debout, derrière
leurs hommes couchés. Le brave adjudant S...
fait les cent pas derrière sa section, sans paraître
entendre les balles qui le frôlent; l'aspirant L...,
un jeune de la classe 15, reçoit le baptême du feu,
mais ne perd rien de sa jeune gaieté; le sergent
V... plaisante gaillardement et donne, du haut de
son insouciance du danger, des conseils de pru-
dence; le sergent L... garde sa bonhomie savou-
reuse.
J'étais confondu. Ces héros qui jouaient avec la
mort, c'étaient ces hommes que le tran-tran de
la vie m'avait révélés comme de bien braves gens,
sans doute, mais que je n'eusse jamais pensé
capables d'un tel oubli d'eux-mêmes. Parfois,
j'avais même cru constater, chez l'un ou l'autre, à
telle ou telle heure, une certaine langueur de
patriotisme, déploré du moins des aspirations trop
matérielles. Comme je les appréciais mal, et
comme ils se connaissaient peu !
La fusillade continue. Bien vite, de mauvaises
nouvelles nous parviennent. Les ravitailleurs nous
annoncent : « Un tel est tué, un tel est blessé », et
IMAGES DK LA (JRAMJK GUKRRL: 157
cliiKiiie fois, c'est un serrcnient de cœur «loulou-
reux.
Puis un niomont (l'acralniio. J'en profile pour
passer en première li{j;ne, alin de donner une abso-
lution aux mourants, et de réconforter les blessés.
J'y recueille des détails épiques. Le soldat Les-
(Toart vieii( d'être tué. Il s'est affaissé en criant,
du ton d'une simple constatation : « Na, Lescroart,
il est mort. » — Le caporal Wartel est atteint
d'une balle à l'œil g-aucbe au moment oii il visait.
Il a le criine traversé. Il se lève, accourt vers son
lieutenant, lui rend compte : « Mon lieutenant, je
-uis mort! Prenez mon porte-monnaie et mes pa-
piers ; » et il tombe raide.
Je circule eà et là. Les morts sont encore dans
les rangs. Mais leur présence n'épouvante pas, ne
refroidit même pas les hommes. Non qu'ils soient
insensibles ! Je vois bien ;i leurs paroles qu'ils
souffrent de perdre leurs camarades, mais ils sont
emj)Ortés par la grande pensée de la France à
défendre Ils sont tout entiers à l'action. Les uns
pansent leurs camarades blessés ; d'autres appro-
fondissent hâtivement un rudiment de tranchée.
Dautres guettent l'ennemi, et ils sont vraiment
intéressants. Ils ont organisé des concours de tir.
Associés par petits groupes de cin(|, six ou sept,
ils observent attentivement. Tout à coup, l'un
d'eux a ajteryu un .\lleinand grimpé dans un arbre.
Aussitôt, le guetteur est signalé à l'attention gêné-
158 IMPRESSIONS DE GUERRE
raie : « Ravise là! — Tu vois? — Laisse, c'est à
moi de tirer! » L'homme vise lentement et tire.
Manqué! « A moi, maintenant, » s'écrie un autre,
et il vise à son tour. Pan! l'observateur dégringole,
la tête la première. — « Bravo, s'écrient les té-
moins. Vive P...! » Et le jeu tragique continue,
parmi le sifflement des balles qui nous frôlent. Je
poursuis ma tournée. Je trouve un brancardier
allemand tué, mais c'est un faux brancardier, il a
un fusil à son côté et un revolver dans sa poche...
Ma tournée est finie. Je respire un peu, pas
longtemps. A huit heures, déchaînement soudain
et bien plus brutal encore que le précédent. Le
sergent L..., chef de la 4' section, en épiant pour
le « concours de tir », à travers les arbres, à
§0 mètres en avant, soudain, a vu l'ennemi
s'avancer en colonnes par quatre. Les Allemands
marchent fièrement, avec la morgue de YUeber-
mensch. Us poussent de nouveau leurs grogne-
ments et leurs cris. Un officier, sans doute pour
nous effrayer, crie en français : u Paonnette au
ganonl » Le sergent, sans perdre la tête, pousse
le cri d'alarme et en même temps l'on voit débou-
cher d'autres colonnes massives, sans fin, dont la
queue se perd derrière la crête.
Le spectacle est effrayant. Un frisson affreux
secoue les corps, mais immédiatement, comme
mues par un déclic, les âmes se haussent, se font
IMAGES DI-: LA (iRANDK GUERRE 159
ol)»''ir, f't nous vivons une heure d'^popf^'e. Sponta-
nément, sans commandement, les Iiommes se sont
tous levrs, et je les vois devant moi, debout,
mince cordon que la furie teutonne va emporter,
ce semble, en un clin d'œil. Mais |)as un n'hésite
et ne tourne la tète en arrière pour mesurer, à
l'avance, le chemin de la fuite. Droits, bien campes
sur les jambes écartées, ils « tirent dans le tas «
et font correctement les mouvements réglemen-
taires, connne au stand, à part la vitesse. La
cible est si proche (|u'il est inutile d'ajuster les
coups.
La fusillade fait rage. De nouveau, les mitrail-
leuses se sont mises en branle et les bois nous
renvoient leurs tic-tac furieux. L'onde d'enthou-
siasme a gagné l'arrière. Mon capitaine envoie
chercher la compagnie de renfort «|ui attendait
dans un pli du terrain. Elle monte de suite et les
hommes arrivent en ligne, le dos courbé, le cou
tendu en avant, la baïonnette menaçante. Ils sont
sérieux ; quelques-uns même halètent, bien excu-
sables. Jusqu'à présent, ils étaient à l'abri et c'est
leur i)remier contact avec la mort. Mais ils sont
ardents, décidés; on le voit au brillant de leurs
yeux. Et quels beaux officiers ils ont! Le lieutenant
Le B. .., un saint-cyrien imijcrbe de la promotion
do Montniiiail, arrive en plaisantant : « Ils exa-
gèrent, ils exagèrent! » et cela est dit d'un ton
tellement jovial, tellement moqueur, (jue moi.
160 IMPRESSIONS DE GUERRE
homme de l'avant, je me sens ragaillardi par cet
« arrière ».
Tout le monde se tient prêt à bondir, si jamais
la ligne fléchissait. Tous, les officiers comme les
hommes, ont pris un fusil, qu'ils serrent un peu
nerveusement. Ils n'attendent que le cri « En
avant » pour se précipiter dans un effort suprême.
L'on sent monter, à cette minute, en soi, et comme
courir à fleur de peau, les grands sentiments qui
en temps ordinaire dorment assoupis au fond de
l'âme. Les anciens se rappellent avec colère le bois
d'Ailly où un épisode malheureux a failli jeter,
combien à tort! le discrédit, pendant quelques
jours, sur le brave rég-iment que nos généraux
appelaient « la Vieille Garde ». Ils sentent que
l'heure est arrivée de maintenir au régiment sa
réputation de g-loire. Beaucoup aussi pensent à
leurs familles, isolées derrière les lignes alle-
mandes, là-bas, dans le Nord, et ils sont heureux
de faire payer à l'envahisseur ces longs mois d'in-
quiétude et de douleur. Tous revoient — ah I sur-
tout cela! — ces évacués, ces « réfugiés », rencon-
trés, en longs cortèges de misère, sur la route de
Verdun, et ils jurent d'épargner ces horreurs à
ceux qui ne les ont pas encore connues.
Cependant, l'attente se prolonge. Fil ténu et
d'apparence frêle, mais fait d'un infrangible métal,
notre cordon reste inviolé. Pas un Allemand n'ar-
IMAGKS DE LA liKANUK GUEHRK 161
rive jusqu'à nous. Ils (liaient si fiers (juand ils
débouchaient, confiants dans leur élan, conscients
de leur force, et faisant bélier par leur masse ! Mais
cette assurance dura peu. Les fusils, les mitrail-
leuses, bientôt le 75, se mirent de la partie. On vit
alors la bêle innombrable hésiter, flotter; [)uis, ses
éléments épars, sous les coups redoublés, comme
font les fourmis devant le danger, se serrèrent, se
tassèrent les uns contre les autres, pour reprendre
haleine. En vain : à chaque rafale, ils tombaient
par écailles; à cha(jue coup de 75, la colonne était
coupée d'une large trouée. Peu à peu, la masse
s'émiett.a, sembla se volatiliser; les vivants se dis-
persèrent à travers les arbres. Il ne resta plus sur
place que des jonchées de cadavres et de blessés.
L'orage était passé. Aussitôt, la vie « normale »
de reprendre, et d'apparaître la savante division
du travail. Les téléphonistes achèvent et perfec-
tionnent leurs installations; les patrouilleurs se
portent en avant, en quête de renseignements; les
ravilailleurs, (|ui avaient déjà travaillé en pleine
tourmente, se hâtent de compléter les approvision-
nements en munitions; les brancardiers trans-
portent au [)lus vite les blessés. Ainsi se passe la
matinée dans une activité bienfaisante : partout
le plus bel entrain, l'ordre, la meilleure bonne
volonté.
A onze heures, grande distraction : une fusillade
(Wtrémement violente éclate sur notre droite.
M. 11
162 IMPRESSIONS DE GUERRE
N'ayant pu nous entamer de front, l'ennemi em-
ploie sa tactique habituelle; il essaye un mouve-
ment tournant. C'est également en pure perte. Il
laisse sur le terrain de nombreux cadavres et doit
reculer bien vite.
Vers la même heure, une sinistre nouvelle nous
parvient. Un homme de liaison aborde le capitaine
de la compagnie de renfort et, d'un ton officiel, lui
dit : « Mon capitaine, vous êtes désigné pour
prendre le commandement du bataillon, en rem-
placement du commandant Gaby, tué par un éclat
d'obus. »
Le commandant Gaby tuél Aucune catastrophe
n'aurait causé plus de consternation. Le comman-
dant Gaby était avec nous depuis un mois seule-
ment, mais par son calme, sa bonté paternelle, par
quelques actes simples qui enlèvent le cœur des
hommes, il s'était acquis, non seulement le res-
pect, mais l'affection, je pourrais dire l'adoration
de son bataillon. La nouvelle de sa mort est pour
tous un coup terrible et nous sommes dans la stu-
peur.
Après un instant de trouble, j'interroge le mes-
sager : « Le commandant est mort? — Non,
mais il est sans connaissance! » Mon devoir de
prêtre m'appelle là-bas. Je descends la croupe à
toutes jambes et j'arrive au poste de commande-
ment. J'y trouve tout le personnel en larmes. Je
m'adresse à l'adjudant : « Où est le commandant? »
IMA(ii:S I)i: LA GRANDE (iUF.RRi: 103
11 iH' ino rrpond pas — les sanglots l'en cni-
pèclient — il nie le (l«'si!?nc d'un geste. Je, soulève
la toile (le lente (jui le couvre et le vois assis, la
tête handre. Le sang coule lentement d'une affreuse
blessure et macule son bel uniforme. Il respire
lentement et profondément.
Le spectacle est pitoyable; de suite je sens les
sanglots me soulever la poitrine. J'appelle : « Mon
commandant! Entendez-vous? C'est le fourrier de
la G'f » Il reste insensible. Il est inutile d'insister.
Je me recueille donc un instant et, tout en sanglo-
tant, je récite la formule de l'absolution. Pendant
ce temps, tous les bommes présents, spontanément
s'étaient rassemblés en demi-cercle devant leur
commandant et, à genoux, la tête découverte, ils
priaient et pleuraient.
Je jiriai (juelques instants pour cet bommc
admirable, si bon, si généreux, et aussitôt je rega-
gnai mon poste.
Mon capitaine, craignant d'attrister sa troupe
en jdeine action, avait voulu leur cacber la nou-
velle. A mon retour, la rumeur, mvstérieusement,
avait déjà filtré. Tout le long de la ligne, on se la
cbucbotait et aprè^ son passage, les visages res-
taient assombris. Les iiommes sentaient qu'ils
avaient perdu un père.
464 IMPRESSIONS DE GUERRE
II
Midi. — La bataille allait prendre un tour bien
différent. Jusque-là, nous avions lutté, soulevés
par l'enthousiasme, entraînés par la fièvre de l'ac-
tion. Désormais, nous allions être laissés à nous-
mêmes, en proie à une furie aveugle et fatale, en
apparence, comme celle des éléments.
Le matin, les Allemands croyaient n'avoir en
face d'eux que des troupes démoralisées par les
combats des premiers jours, et qu'un bon assaut
d'infanterie suffirait à refouler. Ils s'étaient
trompés. Ils allaient donc reprendre contre nous
la tactique qui leur avait si bien réussi contre les
Russes, contre les Serbes et contre nous-mêmes,
les jours précédents : faire le vide devant eux par
un déluge de fer. Leurs fantassins n'auraient plus
ensuite qu'à occuper le terrain déblayé.
A douze heures précises, les marmites, qui
jusqu'alors nous avaient visités avec une certaine
discrétion, subitement, multiplièrent leur souffle
puissant. Peu à peu, la cadence s'accéléra et la
situation devint terrible. Les artilleurs ennemis
battaient méthodiquement le terrain; nous fûmes
bientôt en plein dans la fournaise. Au début,
lorsque les éclatements avaient lieu à 500 ou
IMAGES DE LA (iKANDE GUERRE 105
600 mètres de nous, ils nous laissaient assez indif-
férents, mais quand les points de chute se rappro-
chèrent, le cra(|uomcnt de l'explosion ('-hranlait
tout autour de nous et en nous; et chaque fois
(•"était une secousse douloureuse pour les nerfs.
Lorsque nous percevions le souffle dans le loin-
tain, le corps tout entier se contractait pour
résister aux vihrations trop amples de l'explo-
sion, et à chaque reprise, c'était un nouvel assaut,
une nouvelle fatijrue, une nouvelle souffrance. A
ce régime, les nerfs les plus solides ne peuvent
résister longtemps; le moment arrive vite où le
sang monte à la tête, où la lièvre brûle le corps et
où les nerfs, usés, deviennent incapables de réagir.
La meilleure comparaison serait peut-être celle du
mal de mer, mais d'un mal de mer « agressif »
produit par la morsure incessante des lames
balayant des naufragés sur leur radeau. L'on
s'abandonne alors, l'on n'a même plus la force de
se couvrir de son sac pour se proléger des éclats,
et c'est à peine si l'on peut encore se recommander
à Dieu.
11 est des secondes — des siècles — épouvanta-
bles; entre toutes, celles où les arrivées se sont
rapprochées et où l'on pressent, d'après la méthode
du tir, que les coups prochains vont être pour nous.
(Ml! alors, (pielle horreur, lorscjue l'on entend
poindre dans le lointain le souffle ténu, lent, et que
subitement l'on pcrt;oit les nuances spéciales de
166 IMPRESSIONS DE GUERRE
l'obus « personnel », l'accélération extrêmement
rapide, le crescendo brutal du sifflement. Alors, l'on
est crispé depuis la pointe des clieveux jusqu'à la
plante des pieds, et l'on attend, dans une sorte
d'agonie, en élevant une dernière fois son cœur à
Dieu, le coup suprême : une brûlure, un choc
épouvantable, la dislocation et puis plus rien!
Lorsque la marmite éclate à quelques mètres,
c'est une secousse affreuse, puis une confusion
indescriptible : de la fumée, de la terre, des cail-
loux, des branchages, et trop souvent, hélas! des
membres, de la chair, une pluie de sang. Aussitôt
s'élève un concert épouvantable : ce sont les cris
des blessés qui semblent répandre leur àme. L'on
est submergé d'une horreur intense qui vous pos-
sède quelques secondes et cède, très vite après, à
une détente bienfaisante. La crise est passée; l'on
peut respirer quelques instants; l'on se reprend à
vivre.
Est-ce la peur de la mort qui donne cette sensa-
tion?Non. Le matin, j'avais été exposé aux balles;
je n'avais rien ressenti de pareil. C'était une hor-
reur toute physique; c'est la chair qui se cabre
devant le traitement infligé ; c'est la révolte de notre
être nerveux contre des chocs qui dépassent sa
force de réceptivité, mais c'est surtout l'horreur
du « néant » — je ne saurais dire autrement —
de la dislocation. Mourir d'une balle semble n'être
rien : les parties de notre être restent intactes ;
IMAGES l)K LA (IRANDK GUKRRK 167
mais L'trc disloqué, écarlelé, réduit en l)Ouillie,
voilà une appréhension (jue la chair ne peut sup-
porter et qui est au fond de la grande soulFrance
du hombardement.
Ce supplice dura sans interruption de midi à
deux heures; il fut intense, surtout à la fin, car le
bombardement était devenu extrêmement rapide
et, malgré notre anéantissement mental, nous
pressenlions que nous toucliions à une crise.
En effet, à deux heures, silence subit et quelques
instants après, comme une toile qui se déchire, la
fusillade éclate brusquement sur notre gauche. La
tacli(iuc du débordement {)ar les ailes continuait.
Depuis plusieurs heures déjà, le lieutenant T....
préposé avec sa section à la garde du ravin ouest,
avait deviné que quelque chose se préparait de son
côté. 11 avait vu les Allemands défiler un à un au pas
de course à travers un espace découvert, pour se
masser dans un pli, à l'abri de nos cou{)s. Pendant
ce temps, ses hommes s'étaient divertis. Ils avaient
organisé leur « concours de tir », mais au lieu de
tirer au gîte, comme leurs camarades de droite,
ils tiraient au vol.
Le mouvement cessa. On lut alors dans l'at-
tente inquiète qui précède les grands coups. Ce ne
fut pas long. Une colonne par (juatre surgit tout à
coup du pli et s'avancja rapidement, menaçante.
Elle n'avança pas longtemps. Le déchirement de
la fusillade et le martelasse des mitrailleuses éclata :
168 IMPRESSIONS DE GUERRE
la colonne s'écroula. C'était fini. Les survivants
s'enfuirent à toutes jambes sur la pente, à la
grande joie de nos poilus qui leur adressaient,
avec des coups de fusil, des épithètes homériques.
L'attaque avait échoué. 11 fallait se venger :
c'est dans la loi de la « mentalité » ennemie. Le
bombardement reprit plus furieux que jamais, et le
supplice se poursuivit pendant trois longues
heures encore. Nous attendions la fin, inertes,
usés.
Cinq heures. — Calme soudain. Nous hésitons un
peu, ne sachant que penser, et, comme le lièvre
après le passage du chasseur, nous dressons la
tête et inspectons l'horizon. Décidément c'est fini.
Nous sortons de notre trou avec l'impression d'un
damné sortant de l'enfer; nous nous dégourdis-
sons les membres. Qu'il fait bon vivre!
Aussitôt on s'égaille, la fourmilière s'agite. Des
hommes, entourés d'une carapace de bidons, des-
cendent au ravin : la troupe a été altérée pendant
le bombardement; il faut de l'eau en abondance.
Il faut aussi des monceaux de cartouches pour la
nuit : heureusement nous avons trouvé dans le
ravin des fourgons pleins, abandonnés. Il faut des
vivres : des hommes s'en vont au lieu de distribu-
tion, mais reviennent avec des provisions déri-
soires : le ravitaillement est presque impossible.
Il y a de nouveaux blessés; les brancardiers les
IMAGES DE LA GRANHE GUERRE 169
descendent au mvin : lirlas! ils ne pourront le
leur luire tVanciiir. Une mitrailleuse ennemie, ins-
tallée sur notre <lroite, commande le passage et
fauche tout ce qui se présente. Plusieurs brancar-
diers et plusieurs blessés ont déjà été tués, en
tentant le passage. Il faut donc attendre la nuit.
Certains blessés sont là depuis le matin. Quelques-
uns, pris par la fièvre, sont morts avant l'arrivée
des soins. Les morts sont encore sur le terrain. Il
est urL^ent de les ramasser. Des équij)es les trans-
portent au cimetière improvisé, au bas de la
croupe. Il faut aussi faire des appels sérieux,
reconstituer les cadres. Enfin le grand travail
s'impose, urgent : la tranchée doit être appro-
fondie. Demain matin, nous devons être installés,
à l'abri, pour défier tout nouvel assaut.
Tout le monde se met courageusement àTceuvre,
profitant de la demi-obscurité de la brume, et
c'est dans une activité presque heureuse que
s'écoulent les dernières heures d'un jour si pi-niblo.
28 février. — Nuit calme. De temps à autre une
vive fusillade, très courte, et tout rentre dans le
silence.
Un seul incident : vers une heure du matin, je
suis réveillé par un blessé qui me demande de le
jiaiiscr Tout en nouant son bandage, je le fais
causer. Il était en sentinelle aver un camarade, en
avant de notre ligne. Soudain, un bruit se produit
170 IMPRESSIONS DE GUERRE
du côté ennemi. Sur notre ligne, un homme
apeuré crie : « Voilà les Boches! » et aussitôt
tous les fusils partent. Les Allemands répondent :
fusillade générale. Notre sentinelle n'y comprend
rien et n'y voit goutte. Il ne pense qu'à une chose :
« Les Boches viennent, je vais être fait prison-
nier! » Et pour éviter ce malheur, que les lâches
désirent tant, malgré les balles qui se croisent au-
dessus de lui, il regagne notre ligne en rampant;
une balle lui traverse le bras. A présent, il n'a
plus qu'une idée : « Mon camarade, je voudrais
bien savoir s'il est revenu. Vous ne savez pas, ser-
gent? » — Elles sont belles, dans leur simplicité, les
âmes de nos petits soldats I Le reste de la nuit a
été tranquille. Enfoncé dans mon trou, malgré
une position des plus incommodes, et les crampes
qui me torturent les jambes, j'ai dormi d'un som-
meil de plomb.
A six heures, je me réveille dans une étrange
disposition : le calme, l'énergie ont disparu; je
sens du trouble, une inquiétude vague. Hier, au
moment le plus affreux, j'ai conservé, sans lacune,
au tréfonds de mon être, une assurance sereine : je
ne devais pas mourir. Aujourd'hui, cette assurance
m'a abandonné : je vois la mort devant moi. Bien
que l'air soit calme, je crains les obus, « mon
obus ».
Je passe ainsi quelque temps en proie au ma-
rasme. Puis, machinalement, je grignote un bis-
IMAGES DE LA GRANDE GUKHRE 171
cuit, et soiiflaiii je me retrouve moi-iiH'ine : la con-
liaiu'c est revenue, et de nouveau je nie remets
avec sérënité, sinon a\ec indillércnce, entre les
mains de Dieu.
111
La matinée passe. Quclcjucs petites fu.<^illades,
des coups de feu isolés et c'est tout. Est-ce que les
Allemands ont renoncé à Verdun? — Hélas! Nous
allons faire une terrible expérience de l'opiniâtreté
teutonne.
A dix heures précises, alerte! des souflles sont
en l'air. Vite dans les trous! car nous ne connais-
sons pas encore la méthode de tir adoptée. Il faut
éviter les sur[)rises.
Les marmites tombent en plein dans le ravin
sud. Elles ont l'air tout rai)ord d"y aller prudem-
ment : hésitantes, rares, elles étudient le terrain.
Puis, tout d'un coup, les artilleurs ont sans doute
les éléments voulus : la tempête se déchaîne dans
toute sa violence. Les gros obus se suivent serrés;
ils éclatent simultanément dans toutes les parties
du ravin sud et aussi bien loin dans le ravin de la
Ferme de Thiaumont. Ils fouillent la pente (jui se
dresse de\ant nous; ils montent juscpi'ii nous.
L'ennemi nous sert un assortiment des plus va-
riés : (|uel(jucs maigres 77, (jui semblent se perdre
172 IMPRESSIONS DE GUERRE
dans cette mêlée, des lOo, des 150, les « mar-
mites » ; les 210, les « maous pépères » ; les 30b, les
380, qui ébranlent la terre jusque dans ses fonde-
ments et répandent d'énormes nuages noirs. L'Al-
lemand recherche la destruction, mais aussi la ter-
reur : il aime l'effet. De gros fusants lancent en
l'air leurs pétarades assourdies et crèvent en
nuages tout ronds; puis voici les « trains » : trois,
quatre, six obus qui arrivent ensemble, précédés
par un vent de marée, et éclatent avec une rage de
titans.
Les coups se succèdent à une cadence plus ou
moins rapide, mais toujours très rapprochée. Par-
fois la cadence s'accélère : c'est une rafale infer-
nale : une explosion n'est pas apaisée qu'une autre
la prolonge. C'est un bruit continu de craquements
secs ou lourds, amplifiés à l'infini par l'immense
écho des bois. C'est un ébranlement gigantesque;
on croirait assister à l'écroulement d'un monde. Et
par-dessus tout flotte un épais nuage de belle
fumée bleue, voile opaque qui semble vouloir déro-
ber au ciel les horreurs qui se déroulent là-bas.
dans le fond.
De nouveau nos nerfs sont au supplice. Plus vite
que la veille, ils ont atteint le paroxysme de la
fatigue; et alors nous attendons dans l'hébétement,
sans plus penser, que le concert meurtrier prenne
fin.
Pourtant, dans notre demi-conscience voilée,
IMAGES Dt: LA GRANDK (JUKRRK 173
monte insidieusement un sentiment Lien pénible :
nous sommes abandonnés! Au-dessus de nos tètes,
nous entendons bien passer les sifflements aigus,
coléreux dos 75, mais c'est le seul bruit frant;ais.
Oîi donc est la « lourde »? Nous ne percevons
aucun muiîissement! Le 75 est très bon, mais il
faudrait de la lourde pour museler un peu lénorme
bétc décbainée ; et du reste, ces malbeureux 75,
sans défense contre un ennemi posté trop loin,
seront vite bors de combat.
Puis les aéros allemands sont constamment au-
dessus de nos tètes. Ils vont, viennent, dispa-
raissent, reviennent. Ils sont d'abord deux, puis
quatre, puis cinq ; bientôt douze croiseront si-
multanément. Où sont donc nos aviateurs fran-
«;ais [[)■!
Et toujours le bombardement s'amplifie. J'as-
siste à la genèse de ces sentiments incobérenls (|ui
préparent les défaites. « Nous sommes perdus! On
nous a jetés dans la fournaise, sans vivres, prestjue
sans munitions. Nous étions la dernière ressource :
on nous a sacrifiés. Nous sommes perdus! Nous
avons lutté bravement, mais notre sacrifice sera
vain. » Ces pensées déprimantes pesaient sur nous,
et cependant personne ne bougeait, tant était fort
(liez ces braves le sentiment du devoir!
(1) Ces notations Jocrivuiit iino piiase de la bataille coniinon-
cailla (i8 f<vrior); on sait si, liepiiis, nos aviatt-iirs ont pris iine
belle revanche et reron<iuis. Je haute lutte, l.i maîtrise de l'air.
*74 IMPRESSIONS DE GUERRE
A trois heures, heureuse diversion. Un silence
assourdissant se fait soudain, et de suite, une fusil-
lade éclate sur la gauche. L'ennemi s'obstinait à
nous tourner. Il s'était même avancé bien loin à
la faveur du bombardement. Heureusement nos
mitrailleuses et nos fusils lui font faire demi-
tour.
Reprise du supplice, et cette fois sans interrup
tion.
Enfin, à cinq heures, calme soudain. Le bombar-
dement est fini. Jamais les anciens n'avaient vu
pareille chose : ils en demeurent ébaubisl
Nous avions atrocement souffert. Et pourtant
nous étions presque à la périphérie de la zone
arrosée : nous avons eu surtout la souffrance
morale. Quelle a donc été la situation des malheu-
reux qui se trouvaient dans les ravins, en plein
miheu de la fournaise? Une occasion se présente
de me rendre compte. Mon capitaine m'envoie por-
ter des renseignements au commandant. Je m'em-
presse de descendre la croupe et, ma mission rem-
plie, j'inspecte.
Spectacle terrifiant. Le sol fait penser aux pay
sages lunaires : c'est une succession de cratères
béants de toutes les grandeurs, aux parois fendil-
lées et brûlées. Les taillis sont fracassés, hacliés :
il n'en reste que des débris. Les arbres sont mu-
tilés. Un certain nombre ont été coupés net à des
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 175
liauleurs variables. La cime est tombée droite à
côté du stipe étété.
Mais ce n'est là que le décor d'une scène atroce :
le sol est tapissé de cadavres. Pauvres corps mu-
tilés! Quelles profanations odieuses ils ont subies.
En voici un qui était abrité derrière un arbre;
l'arbre a été coupé et le tronc est tombé d'aplomb
sur lui, en l'écrasant contre le sol. Cet autre a la
tétc aplatie, sans blessure, comme si elle eût été
en carton.
o.-^^^'
Et partout
c'est une mixture atroce de cliair et de sang d'où
s'élève une vapeur à l'odeur fade, écœurante.
Une liorrour indicible mélreint à cette vue,
mais aussi quelle pitié je ressens pour ces malbeu-
reiix! Comme j'implore Dieu de mettre fin à ces
ignominies. Jamais je n'ai prié avec tant de cœur.
Quelles scènes ont dii se passer ici pendant le
bombardement! Cependant, ces braves gens sont
restés justju'au bout au poste que leur assignait le
devoir. Admirable force de la discijdine militaire!
Il est vrai (jue la discipline coûte peu lorscpio l'on
reçoit de baut les beau.x exemples qui .s'ollraicnt à
eux. A quelques pas, ils voyaient se profiler la sil-
176 IMPRESSIONS DE GUERRE
houette d'un médecin-major, en manteau d'artil-
leur et en képi. Il avait eu son poste de secours
retourné par les marmites, un médecin aide-ma-
jor, un médecin auxiliaire, plusieurs infirmiers et
officiers tués à ses côtés. Il était entouré de nom-
breux cadavres qui avaient expiré là, de mourants,
de blessés qui gémissaient pitoyablement. Rien de
cela n'avait ébranlé son courage ; il se dévouait
toujours, sous les marmites, avec la même dexté-
rité que dans une salle d'opérations.
Us avaient au milieu d'eux le lieutenant-colonel
commandant le régiment. Celui-ci n'avait pas
cherché, pour y établir son poste, un Keu plus
sûr : il avait voulu être parmi ses hommes, pour
prêcher d'exemple. Et quel exemple! Le colonel
s'abritait (était-ce une ironie héroïque?) sous une
toile de tente. Sous cet abri superbe, entouré de son
état-major, qui se modelait sur son attitude, il
était indifférent, tranquille, comme au jour d'une
revue. Exempla trahunt! Les hommes pouvaient-
ils s'affoler en face de tels chefs?
J'admire cette prodigalité d'héroïsme; mais fina-
lement, le sentiment qui domine en moi c'est une
colère intense, et comme implacable, contre ceux
qui ont déchiré mes frères. Je sens monter un
accès de rage contre ceux, personne, parti ou
peuple qui, en voulant la guerre, consciemment,
ont voulu ces atrocités. Je vois devant moi la face
de ces officiers que les caricatures de Zislin et
IMAGES m: LA grandp: guerre m
Hansi ont rendue populaire, et, devant cette évo-
cation, je me possède à peine. Je pleure d'impuis-
sance et d'indignation.
29 février. — Nuit calme. Dans la matinée, les
Allemands tentent encore un effort. C'est toujours
la tactique d'encerclement que permet leur grand
nombre, ils talent encore notre gauciie. Les mi-
trailleuses veillent. Leur tentative est vaine.
Désormais c'est fini. L'ennemi est convaincu de
notre force; ils nous laisseront en paix. La roule
de Verdun est barrée, du moins provisoirement,
en ce qui nous concerne.
Dans la journée, un bruit se répand : il y a
relève ce soir. Comme on la désire! Nous sommes
vraiment exténués. Depuis huit jours, depuis que
nous avons été enlevés en autos, c'est une série
ininterrompue de fatigues et de privations. Nous
avons pas.sé cincj nuits consécutives à peu près
sans sommeil, huit jours sans nourriture récon-
fortante, quatre dans une diète presque complète.
Nous avons subi trois bombardements, livré pen-
dant trois jour.s des combats acbainés. Quelle force
de résistance n'offre pas la nature humaine : il n'y
pas eu un seul malade parmi nousl Mais la fatigue
est grande. Sous des S(iuames de saleté, on aper-
çoit des traits tirés, des yeux enfoncés, des visages
extraordinairement amaigris.
n. iS
178 IMPRESSIONS DE GUERRE
Un grand réconfort vient nous remonter dans
l'après-midi. On fait circuler dans les rangs un
message du chef de corps. Il nous communique
une lettre du colonel commandant la brigade, ainsi
conçue :
« Mon cher R..., le Général m'écrit ce qui suit :
« Vous adresserez tous mes compliments au N' et
« au N% particulièrement au N". »
« Je viens d'envoyer un second message en
disant que le N' a été héroïque. Il faut continuer à
tenir comme des teignes. Je ne tarderai pas à vous
faire relever. — L...
« En portant cette note à la connaissance de
tous, le lieutenant- colonel commandant le N'
adresse ses remerciements. Il pense que la posi-
tion sera maintenue, malgré les souffrances et les
privations qui ne sont ignorées de personne. —
R... »
Nos chefs savent aller droit au cœur de leurs
hommes. Ils ne nous ont envoyé que quelques
lignes très simples, et pourtant, lorsque nous les
lisons, elles nous font l'effet d'un baume.
Instantanément tout est oublié et, s'il fallait re-
nouveler l'effort, on marcherait de bon cœur. Le
lieutenant-colonel avait déclaré, paraît-il, que le N"
tiendrait jusqu'à la mort : il ne s'était pas trompé.
A minuit, le régiment de relève arrive : c'est un
régiment d'élite. Nous sommes heureux de lui
IMAGES DE LA CRANDE GUERRE 179
remettre le terrain conquis; il sera 1)1011 ganl«''.
Nous partons contents, fiers du devoir accompli
courageusement; nous ne regrettons rien. Mais en
descendant la croupe, tout le monde a le cœur
serré. Dans le grand silence qui plane au-dessus
de nous, on sent que chacun reste étroitement
uni, par la pensée et la prière, aux camarades qui
dorment là, tout près, montant leur dernière fac-
tion. Et c'est en leur adressant un souvenir ému
que nous nous enfonçons, sans mot dire, dans la
nuit i)leuàtre des ravins.
2. — En réserve sous les obus.
Dans la nuit du 29 février au 1" mars 1016,
nous (juittions la croupe d'Haudromont, que nous
avions coD(|uise et ensuite conservée, en dépit des
ellorts acharnés de l'ennemi. Cependant notre rôle
dans la bataille de Verdun n'était pas encore fini :
nous devions à présent constituer la réserve des
Iroupos <|ui venaient de nous relever. Si la lutte se
faisait moins âpre, nous allions soullrir encore
beaucoup, plus encore, sous certains rapports,
qu'en première ligne.
Nous nous rendîmes dans une caserne de Ver-
dun, comptant bien y prendre un repos répara-
teur. A notre arrivée, une grande joie nous était
180 IMPRESSIONS DE GUERRE
réservée : dissimulé derrière le mur de clôture,
notre « torpilleur », entouré des sympathiques
« cuistots » et de la fig-ure chafouine du légendaire
caporal d'ordinaire, nous attendait au milieu d'un
nuage de vapeur, chargé de chaudes promesses.
Ce véhicule, lourd et disgracieux, prit dans notre
esprit la valeur d'un symbole de vie calme et heu-
reuse.
Ce sentiment de quiétude n'eut que la durée
d'un éclair. La cour de la caserne nous offrit un
spectacle moins réconfortant. Elle était encombrée
de voitures de toutes sortes, disposées dans un
ordre plutôt vague : aux roues étaient attachés les
chevaux, qui paraissaient en proie au plus morne
ennui. Nous apprîmes bientôt que la caserne était
bombardée; et nous pûmes d'ailleurs le constater :
la cour était constellée de trous d'obus; Jes ca-
davres de chevaux gisaient, déchiquetés, auprès
des brancards; aux toits béaient des ouvertures.
C'en fut fait de notre repos : le sentiment de sécu-
rité disparut; nous étions derechef dans l'attente
anxieuse des obus.
Nous nous installâmes cependant avec une
calme indifférence dans les vastes bâtiments. Ceux-
ci étaient bien beaux, mais l'architecte, dans ses
devis, n'avait pas prévu de bombardement : murs
peu épais, toits minces. Il eût été à peu près aussi
avantageux de camper sous la tente.
Après avoir remonté notre volonté d'un vigou-
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 181
reux élan, nous prîmes nos places sur le sol et, en
un clin d'iril, tout le monde dormait à [)oin{:^s fer-
més, sans plus se soucier des obus qui pouvaient
nous réveiller dans l'éternité.
Durant la matinée, les Allemands nous lais-
sèrent tranijuilles. Ils envoyèrent quelques rares
projectiles, qui éclatèrent dans les cours sans trou-
bler notre sommeil. Mais l'après-midi ce fut autre
chose. Les aviateurs avaient-ils signalé la présence
des nombreux é(juipages; avaient-ils été avertis de
notre présence par quelques hommes, trop tôt ré-
veillés, qui avaient éprouvé le besoin de prendre
l'air? Toujours est-il que, vers midi, nous fûmes
réveillés brutalement par des explosions très
proches. Aussitôt, émoi intense. Tout le monde
se jette contre le mur prolecteur, et l'on attend
dans l'angoisse (jue la sérénade prenne fin.
Heureusement les Allemands avaient un tir très
peu précis. Sans doute aussi la Providence pre-
nait-elle soin de nous. L'on est tenté, en eiïet, de
reconnaître son action en face de la proportion
énorme d'obus inutiles. Il n'y eut ce jour-là que
quebjues rares accidents; nous en filmes quittes,
en somme, [)Our une forte émotion.
Nuit calme. Quelques coups seulement, que
nous entendîmes vaguement du fond de notre
lourd sommeil.
Le 2 mars, par contre, fut une journée terrible.
Du matin jus(ju'a la nuit tombée, nous filmes sous
182 IMPRESSIONS DE GUERRE
le feu et, cette fois, l'arrosage fut dense et précis.
A chaque instant, nous devions nous jeter contre
le mur, et attendre des heures entières que les
artilleurs ennemis prissent quelque repos. Les
pertes furent assez fortes. Des obus éventrèrent
des chevaux; d'autres, affreusement blessés, res-
taient étendus sur le sol, au milieu d'une flaque
énorme de sang. Les pauvres bêtes, inconscientes
de leur état, faisaient des efforts désespérés pour
se relever. Les tètes se dressaient farouchement
et tentaient d'entraîner le corps. Parfois le corps
se soulevait à demi, mais l'arrière-train, mutilé,
refusait de suivre et, avec un soubresaut de dou-
leur, la bète s'écroulait, dans un clapotis de sang-,
sous le regard inintelligent de ses voisins, en-
core indemnes. Ceux-ci, surexcités, dressaient les
oreilles, lâchaient, dès qu'un sifflement arrivait,
des ruades gigantesques et, lorsque l'explosion
était proche, s'emportaient dans une frénésie infer-
nale.
Des voitures en désordre, du carnage de che-
vaux tués et blessés, de la folie des autres, de la
cour jonchée de débris, montait un sentiment de
tristesse et d'horreur qui pesait sur nous.
Pourtant des objets plus dig^nes sollicitaient
notre pitié. Quelques excités avaient quitté la
caserne et, croyant se mettre à l'abri, ils s'étaient
réfugiés dans un ravin peu éloigné. Les obus les
avaient poursuivis, encerclés dans cet entonnoir
IMAGES DE LA GRANDE GUEHKE 183
et finalement massacrés. Des promeneurs témé-
raires s'étaient fait surprendre dans la cour; leurs
cadavres pantelants gisaient çà et là. Des obus
étaient tombés sur les toits. Ceux-ci n'oiïraient
aucune protection : mince surface d'ardoise, de
planches et de plâtras, ils cracjuaient, comme une
feuille de papier, sous le choc de l'explosion, et les
pauvres habitants étaient criblés d'éclats et de dé-
bris de toutes sortes. Pour ceux du dehors c'était,
subitement, en même temps que l'explosion, un
trou béant (jui s'ouvrait, un nuage de fumée qui
montait. Kt aussitôt se posait l'angoissante ques-
tion : « Qu'y a-l-il là dedans"? Oh ! les malheureux. »
]*our ceux du dedans, c'était atroce. Le frêle abri
des toits leur donnait, malgré tout, une impression
de sécurité; — ne sommes-nous pas comme les
lièvres (pii croient le danger passé dès (ju'ils ne le
voient plus? Ils laissaient donc tomber l'averse, le
cœur serré, certes, sans peur cependant. Et tout à
coup, choc formidable, toit crevé, salle remplie de
débris et de fumée. Avant que personne fût revenu
de sa stupeur, s'élèvent les clameurs lamentables
des blessés : « .Mon Dieu, mon Dieu, oh, oh! Au
secours! » l'explosion a éi)ranlé les nerfs des sur-
vivants; aussi les cris montant du sein du brouil-
lard nous saisissent d'horreur; il faut se maîtriser,
avant d'aller vers les malheureux. On se trouve
alors en présence d'un dur spectacle : des corps
livides, couverts de débris, des figures reflétant un
184 IMPRESSIONS DE GUERRE
effroi indicible et les souffrances liorribles de ces
pauvres membres déchirés, meurtris, parfois dé-
chiquetés. Notre cœur saigne au contact de tant de
misère, et nous ne souffrons guère moins que les
blessés.
Ces terribles scènes se sont gravées dans nos
mémoires; elles y vivent désormais avec la force
et le relief d'un souvenir d'enfance.
Cependant les pertes de la journée avaient été
sérieuses; la situation était intenable. Les auto-
rités décidèrent de nous porter plus près des lignes,
dans un ravin ; nous y serions protégés par la
pente du terrain, et l'ennemi, ignorant notre pré-
sence, nous laisserait en paix.
Vers trois heures du matin, l'ordre du départ
était donné. Nous alUons revivre à peu près les
émotions de la marche nocturne du 26 au 21 fé-
vrier. Où allions-nous? Comme cette première
fois, nous n'en savions rien. Qu'allions-nous faire?
Même point d'interrogation. Une impression ce-
pendant dominait et s'imposait à nous peu à peu :
« Ça doit aller mal, là-bas ! » Nous nous attendions
donc à marcher au feu et, avant de nous hausser
dans le plan de la résignation — nos soldats ne
sont pas héros par nature, mais par volonté —
nous étions vaguement troublés. Vite cependant
le calme, l'insouciance revinrent. En franchissant
la grille de la caserne, nous étions résolus, presque
IMAGES DK LA (inANDK GUERHK 18o
heureux de faire quelque cliose, d'aller donner une
nouvelle « pile » aux Boches.
Marche à l'aveuglette dans l'obscurité épaisse,
par des chemins inouïs. De nouveau nous trébu-
chons, nous pataugeons, nous choppons, nous
dégringolons. La situation avait-eUe changé? Dans
le lointain, mêmes lueurs sinistres des départs
allemands, même grondement continu du canon;
plus ])rès, craquement presque ininterrompu des
explosions, lueurs blafardes des fusées qui montent
sur la plaine, défaillent, s'étalent et meurent. De
temps à autre une courte fusillade, un déchirement
de mitrailleuse. Plus près encore, les aboiements
des braves petits 75, la grosse voix de quelques
pièces de lourde. De nouveau nous sommes em-
poignés par une horreur intense, pas celle de la
peur, mais l'horreur sacrée (jui s'impose devant
la grandeur, c'est-à-dire, ici, la mort. Nous sen-
tions que nous entrions chez elle; plus ou moins
consciemment, nous rendions hommage à sa ma-
jesté et, graves, nous avancions silencieusement,
courageusement, religieusement.
Vers cinq heures, le colonel nous fait gravir per-
pendiculairement la j)ente du ravin que nous sui-
vions déjà depuis longtemps, et fait dis[)0ser les com-
pagnies, en lignes déployées, à différentes hauteurs,
il grandes distances. Que signifie cette disposition?
\ en juger par les fusillades, nous sommes encore
loin des lignes. Pour(|uoi celle formation dispersée?
186 IMPRESSIONS DE GUERRE
Un ordre vient nous fixer. « Prenez vos outils
portatifs et creusez devant cliaque section une tran-
chée-abri. » Nous sommes donc en réserve et nous
allons nous constituer des abris, tant bien que
mal, en prévision des événements.
Les cœurs se détendent : ce n'est pas pour
aujourd'hui! Et l'on respire plus à l'aise. Les outils
sont tirés de leurs étuis et l'on se met à l'œuvre.
L'on dirait d'une immense carrière, exploitée par
des ouvriers au courage féroce. C'est qu'il faut se
hâter! L'expérience des jours précédents nous a
appris qu'il fait bon sous terre. Nos hommes tra-
vaillent fébrilement. Le ravin retentit du bruit sec
des pics frappant le roc, du grincement pénible des
pelles fouillant le sol. Sur toutes les lignes, l'on
entend des conversations animées, à voix basse,
émaillées de bel esprit. Çà et là, l'on surprend une
chanson débitée en sourdine.
L'ardeur est grande, mais le travail n'avance
guère. Les outils portatifs mordent peu et le sol
est si dur. Voici le plein jour arrivé; il faut se
hâter. Le ciel est clair : les taubes ne vont pas
tarder à nous survoler et nous serons condamnés
à l'immobilité absolue. Vite, une partie des liommes
s'égaillent dans le bois, à la recherche de poutres,
de rondins. Heureusement l'ennemi a travaillé
pour nous. Un peu à l'écart, les obus ont coupé du
bois à foison; il n'y a qu'à prendre. Les hommes
reviennent, porteurs de charges incroyables. Les
IMA(ii:S DE LA (iRANDK GUERRt: 187
sections disposent les rondins en avant de leur
al)ii et suriUèvcnt ainsi le parapet. HàtivonienljCes
rondins sont recouverts de terre bien tassée; puis
le tout est dissimulé sous des !)ranchag'es plantés
dans un savant désordre.
Enfin raliii est terminé. Il n'est guère profond,
liélas! mais c'est la guerre, nous savons nous plier
aux circonstances. Nous nous reposons donc bien
contents et, pour essayer notre terrier, nous nous
y étendons.
Nous ne nous doutions guère que cet abri, dont
nous étions fiers et beureux comme des entants,
allait se transformer en un lieu de souffrances,
dont le souvenir marquerait tristement dans notre
mémoire.
Brutalement, nous sommes tirés de notre (juié-
tude, et ra|)pelés à la réalité. Une série de départs
«le grosse artillerie venait d'ébranler la crête devant
nous. « Ab! mais, qu'est-ce que cela? (icbu voisi-
nage! » Telle fut la [)remièrxî réflexion. En efTet,
nous avions un fort à (juelques centaines de mètres
de nous.
Pendant (jue nous supputons les consécjuences
(Ir cette découverte, voici qu'éclatent derrière nous,
sur la crête opposée, les glapissements des 75.
Pour le coup, c'était trop. Nous étions donc dans
une région « trullée! « Quebjue consolante que fût
cette constatation pour la défense de Verdun, elle
188 IMPRESSIONS DE GUERRE
ne nous charma nullement. Notre esprit s'arrêta
sur cette seule pensée : « Artillerie par devant,
artillerie par derrière! Nous sommes dans de
beaux draps! »
Bien vite nous eûmes un avant-goût de nos
misères. Nous étions condamnés à une passivité
absolue. Constituant la réserve, nous devions être
prêts à partir à tout instant : force nous était donc
de rester sur place. Il fallait, pas surcroît, prendre
garde d'éveiller l'attention des avions ennemis,
donc se tenir cois.
Nous étions rivés. Cette immobilisation devait
être la cause de bien des souffrances ; en particu-
lier, elle nous exposait à un froid glacial, sans
réaction possible.
Le jour, le mal était encore anodin. Nous étions
sans doute réduits, parfois pendant des heures
entières, à rester figés sur place. Le froid piquait
alors, mais au moins nous avions un peu de répit.
Quand le ciel était libre et que les marmites n'ar-
rivaient pas, nous pouvions sortir de notre terrier
et faire les cent pas. Mais la nuit! C'était alors
l'immobilité absolue. L'obscurité était impéné-
trable; le moindre faux pas risquait de nous faire
dégringoler jusqu'au fond du ravin. Nous étions
trop épuisés pour rester debout, il fallait dor-
mir. Malgré notre répugnance, nous devions donc
nous coucher. Nous nous étendons sur l'isolateur
IMAGES DK LA GRANDE GUERRi; 1 vt
(le branchages, qui bientôt nous rentrent dans les
membres et nous font soulîrir à l'égal de l)lessurcs.
Pour résister au froid, nous nous blottissons les
uns contre les autres, serrés comme des harengs
formant un « banc ». En vain. Malgré la protec-
tion do notre maigre couverture et le contact des
voisins, nous sommes bientôt glacés. Il faut pour-
tant rester là, des heures et des heures, à claquer
lies dents : c'est encore le moindre mal.
Dures nuits! Les poètes antiques ont inventé
toutes sortes de supplices compliqués, à l'usage
dos suppliciés de leur enfer. Ils ont cherché trop
loin.
Dures nuits, mais surtout atroces réveils (si l'on
peut appeler de ce nom le passage d'un sommeil
énervé à une veille comateuse). Quel moment! La
couverture osl blanche de givre, parfois de neige,
le corps glacé et endolori, les pieds insensibles,
les membres raides. Dans ce corps engourdi, l'e.',-
prit est comme ankylosé, l'intelligence assoupie, la
pensée absente. Il ne nous reste que ce degré infé-
rieur de conscience, sans idée, dans lecjuel sur-
nage une seule impression : « Oh, que j'ai mal! m
La volonté est inerte, elle aussi écrasée par une
sensation d'épuisement.
Cependant, le réveil s'accentue et, peu à peu,
l es[)rit revient le premier à la réalité. 11 revoit la
situation et, devant les dangers qui s'annoncent —
la \uluntt' ii';i\aMt pas encore repris les rênes — il
d90 IMPRESSIONS DE GUERRE
reste plongé, sans réaction, dans une détresse
sans bornes.
Les hommes flottent ainsi dans le brouillard,
heureusement pas longtemps. Ils sortent de leurs
trous. Aux premiers pas, ils font l'effet d'hommes
ivres et titubent, brouillés avec l'équilibre; puis,
la maîtrise de l'esprit s'affirmant un peu plus, ils
marchent avec des gestes désordonnés de pantins
aux membres raides et mal articulés. Enfin, ils
essayent clopin-clopant un tour de manège : les
pieds sont tellement endoloris qu'ils refusent,
longtemps encore, obéissance.
Cependant, avec le mouvement est revenue la
chaleur et, avec elle, la force. L'intelligence rede-
vient lucide, la volonté se ressaisit. Les conver-
sations s'engagent; la bonne humeur, en rires
joyeux, fuse. Du haut de notre indifférence recon-
quise, paisibles, nous attendons les événements.
Les quatre jours que nous passâmes dans ce
ravin nous parurent d'une longueur interminable.
Ils s'écoulaient, comme au compte-goutte, sous le
poids de deux obsessions énormes : les aéroplanes,
le bombardement.
Vingt fois, trente fois par jour, retentissait un
coup de sifflet strident : Aéroplanes! Aussitôt,
tout le monde se jetait dans l'abri, immobile.
Nous percevions bientôt le bourdonnement du
hanneton monstrueux, puis de deux, de trois,
IMAGES DE LA (iHANDE GUERRK 191
parfois de plus encore : un concert de soir do mai.
Nous tournions la tète dans la direction i)résumée
et, aprrs des rechcrclies parfois longues, à travers
les brancliaiios dénudés, nous découvrions loi-
seau de mort. Fascinés, comme l'alouette par
l'épervier, les yeux liés à lui, nous le suivions
dans ses évolutions : « Nous voit-il? » Parfois
l'angoisse montait au paroxysme : au-dessus de
nous, l'avion lâchait une fusée, ou bien, virant
l)rus(]ucmonl, filait à tire d'ailes vers les lignes
allemandes. Alors pesait sur les esprits avec le
poi<ls d'une chape de plomb cette lourde pensée :
« Ça y est; nous sommes repérés! » Et guettant,
l'oreille dressée, les souffles annonciateurs, tous
se tenaient prêts à faire « carapace » sous l'averse
attendue. Grâce à Dieu, nos craintes ne se réali-
sèrent pas : nous ne fûmes jamais « l'objectif ».
Pourtant, à plusieurs reprises, nous devions être
vus. Entre autres, il me reste un souvenir aigu.
Du côté des lignes, croisaient quatre ou cinq aéro-
planes, dont nous ne pouvions distinguer la natio-
nalité, lîionlôt l'un d'eux sembla se rap{)rocher.
Celait un fran(;ais, un biplan qui s'avançait d'un
vol imposant, un peu lent. Il fuyait un combat
inégal 11 était à présent au-dessus de nos tôtes,
très bas. Nous vécûmes un(> minute douloureuse.
lOn arrière, un peu plus haut, fonçait, l'air mena-
çant, avec une vitesse d'autour, un avion de
chasse allemand. Il gagnait rapidement du terrain
192 IMPRESSIONS DE GUERRE
et soudain, brutalement, sa mitrailleuse se mit à
cracher. Accusant le coup, le français s'inclina,
tournoya, piqua. Une sueur froide nous couvrit;
heureusement ce n'était qu'une feinte. Arrivé
presque à la hauteur des arbres, il se redressait et,
majestueusement, continuait sa route, pendant
que l'autre, emporté par son élan, s'efforçait de
faire demi-tour.
Notre avion était sauvé, mais la situation deve-
nait critique pour nous. Le boche, en virant, était
descendu très bas, lui aussi; il était à moins de
100 mètres de nous. Nous étions blottis, serrés,
ne remuant môme pas la tète, retenant notre
souffle. Comment ne nous vit-il pas? Sans doute,
dégrisé par la disparition soudaine de son adver-
saire, ne songeait-il qu'à échapper aux mitrail-
leuses et aux 75 qui commençaient à le chercher.
Ohl ces aéroplanes.
Et pourtant, par eux-mêmes, ils étaient peu
dangereux. Ce que nous redoutions surtout, c'était
le bombardement : par suite du fâcheux voisinage
de nos canons, nous devions nécessairement
prendre part à la fête, et revivre les terribles
heures de bombardement des 21 et 28 février.
Tristes jours passés dans l'attente des obusl
Nous étions cette fois laissés à une entière inac-
tion, sans rien pour nous distraire du danger. Les
impressions ressenties alors se sont enfoncées si
profondément dans ma mémoire que je puis encore
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 193
les dérouler, à volonté, comme un film de cinéma.
J'cnlends encore nos canons envoyer leurs pre-
miers obus cl, quelques minutes après, la pre-
mière rafale ennemie déferler. Elle éclate là-haut
sur lu crête devant nous. Bah! c'est pour le fort,
pensons-nous, et nous restons bien trancjuilles à
continuer notre manège. Quelques minutes après,
deuxième rafale : les obus éclatent plus bas. Un
soupçon d'inquiétude : est-ce que ça va descendre
sur nous? Quelques minules de calme. Tout à
coup, sur le plateau, dans le lointain, quelques
faibles souffles. Nous dressons l'oreille. Horreur!
c'est pour nous! D'instinct, les dos se voûtent;
quelcjLics hommes, plus im[)ressionnables, s'a[ila-
tisscnt. Les obus éclatent à une centaine de
mètres. Nous sommes avertis. Rentrons dans nos
trous et étudions le tir.
Une autre rafale survient. De nouveau, les
souflles brulau.v nous donnent la sensation de la
catastrophe finale. Les marmites éclatent dans
notre position, mais, grâce à Dieu, entre deux
tranchées. Nous en sommes quittes pour un clioc
intense et une bonne émuliun.
Ut le tir continue, lent, intermittent. Les Alle-
mands arrosent méthodicjuement le ravin; leurs
obus montent, descendent, s'écartent sur les côtés,
reviennent. Ils s'élè\ent au-dessus des cimes,
s'abaissent jusqu'au sol (piils rasent, en nous iiap-
pant dans leur souffle brutal. Du fond de nos trous,
n IS
194 IMPRESSIONS DE GUERRE
serrés frénétiquement contre le parapet, courbant
l'échiné et pelotonnés sur nous-mêmes, nous sui-
vons avec une attention déjà fatiguée les péripé-
ties du bombardement. Comme bercés par un
rythme de vague, nous voyons les arrivées s'éloi-
gner, se rapprocher et nous passons, à intervalles
réguliers, de la détente joyeuse à l'horreur affo-
lante.
J'ai encore dans les oreilles les bruits sinistres
de ces secondes interminables : là-bas, dans le
lointain, le souffle pacifique, timide, dirait-on,
mais qui, dès le premier instant, glace d'effroi :
nous savons qu'il est pour nous! Puis le souffle
s'accentue, s'amplifie et, le temps de s'en remettre
à la bonté de Dieu, les quatre craquements formi-
dables, au milieu de nous, ébranlent le sol, nous
couvrent de terre et de débris.
Souvent, nous ne souffrons aucun dommage.
Mais de temps à autre, la catastrophe tant redoutée
se produit : un, deux obus tombent dans un abri ou
dans son voisinage immédiat. C'est alors pour les
voisins une secousse physique et morale épouvan-
table. Le plus douloureux, c'est la suite, ce sont
les cris pitoyables des blessés, distingués au milieu
des morts, à travers la fumée et la poussière.
J'ai encore, très nette, la vision d'une de ces
séries, la plus atroce que j'aie vue. Un obus venait
de tomber au milieu d'un groupe. Aussitôt des
cris nous font dresser les cheveux. Nous levons la
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 195
{Me et cherchons à percer le mystère du nuage.
Nous approclions; l'horrible tableau s'étale devant
nous; le sol (Hait jonché de débris humains; deux
cadavres étaient étendus et, entre eux, un pauvre
blessé dressé sur son séant. D'un mouvement ins-
tinctif, il s'eiïorçait, comme pour appeler au
secours, de lever les bras; mais ils étaient cassés
et les avant-bras pendaient. La tétc était criblée
de blessures d'où le sang découlait sur le visage,
en stries rouges. Les yeux étaient perdus, tournés
vers le ciel, comme pour im{)lorer l'aide suprême,
et la bouche entr'ouverte poussait des « au se-
cours » profonds, terrifiés, qui nous prenaient aux
entrailles.
Jamais les peintres n'ont imaginé (VEcce Homo
aussi pitoyable. Ce fut plus fort que moi. Je dus
reculer, me détourner, l'espace d'un instant, avant
de me maîtriser et d'aller au blessé.
Telle fut notre vie pendant (juatre jours. Les
hommes t taient épuisés. Pourtant, malgré les
dangers qui planaient sur eux, leur courage res-
tait indomptable. Sans doute, durant les bombar-
dements, sans fanfaronnade inutile, ils se terraient.
Cependant ils conservaient leur calme, l'on pour-
rait dire leur indifférence. Leur angoisse intérieure
se manifestait par une certaine gravité, mais un
esprit inatlcntif aurait pu s'v tromper. Les con-
versations continuaient leur train et même les
loustics lançaient, sur le com[)le des obus et des
196 IMPRESSIONS DE GUERRE
Boches, des traits d'esprit qui faisaient se dérider
les visages et monter les rires. Il y avait bien par-
fois des moments de silence lourd, lorsque l'on
entendait arriver la rafale dangereuse. Une fois ou
l'autre, il y eut quelques instants de trouble : un
obus venait de tomber dans l'abri. L'émotion du
premier instant était trop violente. Dans le brouil-
lard, les corps s'agitaient, couraient de-ci de-là,
affolés, à la recherche d'un refuge plus sûr. Mais
aussitôt une voix de gradé crevait le silence tra-
gique : « Restez à vos places! Ça n'ira pas mieux
ailleurs! » Et sans hésitation, tout rentrait dans
l'ordre.
Patiemment, l'on attendait.
Le bombardement cessait enfin, au moins pour
quelque temps. Bientôt, dans les trous, une cer-
taine impatience se manifestait. Si l'on sortait?
Quelques-uns, plus pressés, se redressaient, pas-
saient la tête prudemment, inspectaient : tout est
calme. Bientôt l'enquête recommençait; c'est bien
fini, on n'entend plus rien. Plus de départs, plus
de souffles. La troupe sortait, se répandait, cou-
rait. Nous nous dégourdissions les membres avec
volupté, tranquilles comme au repos sur le champ
de manœuvres, jusqu'à la prochaine alerte.
Ces jours sombres eurent enfin un terme. Il
était temps : physiquement, nous n'étions plus que
des loques. Ces jours avaient été sans doute moins
dangereux que ceux passés en première ligne;
IMAGES D1-: LA GRANDK GUliRRl-: 197
nous n'avions pas eu à supporter d'assauts; le
bombardement avait été beaucoup moins intense.
Pourtant leur lot de souffrances nous semblait plus
lourd. Nous avions eu à lutter contre l'obsession
lancinante des aéroplanes, des obus. L'intermit-
tence du tir nous avait forcés, à maintes et maintes
reprises, à adapter aux circonstances notre sys-
tème nerveux, par un rétablissement éjjuisant.
Nous avions aussi soullcrt d'un froid vif, presque
sans arrêt. Notre pitance avait été parfois insuffi-
sante. Surtout, devant cette avalancbe de misères,
nous n'avions eu aucun dérivatif : nous étions
face à face avec elles, à les considérer dans leur
horreur.
Nous étions donc usés jusqu'à la corde. Les
traits étaient tirés, les yeux enfoncés; le ceinturon
llottait. Mais l'àme était intacte. Jamais le moindre
signe de mécontentement, de lléchissement, la
moindre plainte. Nous savions que notre présence
était nécessaire; nous ne demandions rien de plus,
et s'il avait fallu marclier encore, malgré notre
accablement, personne n'eût liésité.
Il y a (picbpics semaines, les journaux ont rap-
porté un trait toucbant. Le président Poincaré, à
l'issue d'une revue, demandait à un général son
appréciation sur l'attitude de ses hommes. Celui-
ci avait répondu : « C'est à se mettre à genoux
devant eu.\. » Le Président, très ému, n'avait rien
pu répliquer. A nous qui avons été témoins, cette
198 IMPRESSIONS DE GUERRE
scène nous apparaît d'une vérité saisissante. Devant
nos braves, il n'y a qu'une attitude : celle du
général; qu'un sentiment: celui du Président, l'ad-
miration muette.
Notre rôle était fini. L'état-major, se rendant
compte de notre usure, avait donné l'ordre de nous
renvoyer à l'arrière, pour de bon cette fois. Le
7 mars, de très grand matin, nous quittions donc
le ravin et nous nous dirigions à pas lents — l'ar-
riéré de fatigue était grand — vers une caserne de
Verdun.
De nouveau, joie immense de retrouver notre
0 torpilleur » ; à lui seul, pendant quelques minutes,
il absorbe toutes les puissances de notre être. Nous
nous installons dans un hangar à fourrage et,
enfouis sous la paille, nous dormons toute la
matinée.
Vers midi, réveil. La soupe nous attend. Nous
mangeons avec délices, comme jamais gourmet
ne l'a fait chez Durand ou Prunier. Puis nous jouis-
sons du calme, encore passablement hébétés. Peu
à peu, les exigences animales de notre être étant
satisfaites, nous sortons de nous-mêmes et de
nouveau considérons le monde. C'est pour retom-
ber sous le sentiment d'insécurité. Les aéroplanes
ennemis nous survolent. Ils ont même lâché quel-
ques bombes, mal ajustées, il est vrai. Notre
caserne est un peu plus éloignée des lignes, mais
IMAGES DK LA GRANDE GUERRE 199
est-elle hors do portée du canon? Des obus sont
tombés, les jours prëcédents, à quelques centaines
de mètres. Étaient-ils à bout de course ou bien
mal diriirés? C'est la question. Nous sommes donc
dans rattente, éprouvant le serrement de cœur
caractéristique; mais nous restons toujours calmes
et gais.
5. — Retour de Verdun.
Le lendemain matin, 8 mars, irrande nouvelle :
nous nous en)barquons en autos, à quelques kilo-
mètres, à la limite de la zone dangereuse.
Les sacs sont montés allègrement, les faisceaux
alignés, les compagnies tenues sur le qui- vive.
Nous attendons l'ordre de départ avec impatience.
Mais voilà des aéros, là-bas! Sont-ce des boches?
— « Rentrez sous les hangars. » La cour grouille
de troupiers; il faut faire le vide, sinon la proie
serait trop belle. Vite, nous nous précipitons, et,
cachés sous l'ombre, immobiles, nous suivons les
t'volutions des grands oiseau.v.
Ce sont des allemands! Il faut attendre, et nous
restons là, anxieux, des heures et des heures : les
aéros persistent. Impossible de bouger.
Enfin le ciel s'est éclairci. L'occasion est sai.sie
au vol « Par bataillon, en avant, colonne par quatre,
ordre normal. » Ce comuiandement nous inonde
200 IMPRESSIONS DE GUERRE
de joie. Le sac est hissé avec enthousiasme; il ne
pèsera pas lourd durant cette marche! Des han-
gars sortent lentement, l'une après l'autre, les
longues chenilles qui, sur la route, déroulent leurs
lourds anneaux.
Nous arrivons au lieu d'embarquement. Les
autos se font attendre. On ronchonne un peu. Mais
voici le convoi; les énormes voitures surgissent,
pareilles à des monstres menaçants. Elles s'arrêtent
en tête de la colonne et se massent en ordre serré :
leur suite constitue une rangée imposante.
L'embarquement commence. Opération longue
et compliquée. L'on maugrée, tant l'on a hâte de
quitter ces lieux funestes.
Enfin notre bataillon est casé, le convoi s'ébranle.
Tout le monde pousse un « ouf » de satisfaction.
C'est fini, plus d'obus. Les cœurs se desserrent
pour de bon et une joie débridée épanouit les
visages. Elle s'exprime par des chants : la Marche
du 8% Sainbre-et-Meiise, les Montagnards, que tout le
monde chante à pleins poumons, surtout à la tra-
versée des villages, bondés de troupes, — qui
n'ont pas encore marché (du moins, dans notre
simplicité, nous le supposons). Il s'agit de leur
montrer que nous revenons de Verdun et que
nous sommes prêts à y retourner 1
Les cahots des lourdes voitures, le ronflement
des moteurs, les vapeurs d'essence ont tôt fait
d'user le peu de forces récupérées depuis la veille.
IMAGi:S DK LA GRAND K G U K R R F. 201
Le sanjr monte à la tête, les idées deviennent
pénibles, rares, la conscience se voile. Bientôt la
cargaison humaine soinl)re dans un lourd som-
meil et, au bruit monotone des moteurs, nous rou-
lons, bercés, un peu brusquement, par le roulis et
le tangage du vaisseau de route.
Nous roulons, nous roulons, des heures et des
heures. Soudain un arrêt brus(juc nous fait bas-
culer en avant et nous réveille en sursaut : nuit
noire. Où sommes-nous? Personne ne le sait et au
fond, peu importe. Ne sommes-nous pas des vaga-
bonds? Un commandement : « Tout le monde en
bas », répété le long du convoi. Serions-nous
arrivés? Oui, car l'on appelle les fourriers à grands
cris.
Je jette mon sac sur le dos, j'empoigne mon
fusil et m'élance dans la nuit : il ne s'agit pas
d'arriver le dernier, sinon je j)ourrais servir de
déversoir à l'adjudant, qui doit être de mauvaise
humeur! Je me glisse le long des camions; je tra-
\ erse en bolide les grou[)es (|ui débarcjuent, et me
chargent d'imprécations; je lieurteles peaux d'ours
des conducteurs magnifiques, peu habitués à une
telle précipitation. Je trébuche sur la neige foulée
et, ajirés mille avenlurt\s. comme sortant d'un
rapide de fleuve africain, jarrivc au but.
Il s'agit à présent de faire le cantonnement, et
rapidement encore ! Car là-bas [)ersonne n'est dis-
posé à attendre. Besogne compli(|uée, plus que
202 IMPRESSIONS DE GUERRE
jamais. Il faut d'abord réveiller le « bourgeois »,
Je m'y applique de mon. mieux, non sans quelque
malice : il est naturel au soldat de s'amuser
en voyant émerger soudain d'une fenêtre un
casque qui n'a rien d'une bourguignotte — et vous
accueille plutôt sans enthousiasme. Je prends alors
une tête de circonstance; je plains les pauvres
civils, obligés de se lever par une nuit si froide.
Sur mes bons sentiments, l'accord se fait bientôt;
j'inspecte les granges, les greniers. Je rassure les
braves gens sur la qualité de leurs hôtes : je vais
leur donner ce qu'il y a de mieux au régiment! —
et je passe plus loin, où la séance continue.
La compagnie est installée, mes officiers logés.
Tout le monde s'endort sans hésitation.
De ce premier cantonnement de repos, un grand
souvenir émerge dans un passé confus : celui
d'une immense sensation de fatigue, d'épuise-
ment.
A mon premier réveil, j'étais rompu. Durant la
nuit, la détente s'était produite, complète; le sys-
tème nerveux, jusque-là serré par une main de
fer, s'est littéralement écroulé, abandonnant le
pauvre corps aux suites des fatigues et des mi-
sères accumulées. Une faiblesse extrême s'appe-
santit; les membres sont mous, flasques ; la poitrine
vide, la respiration profonde, toujours insuffisante ;
le cerveau comme anéanti : plus de mémoire, plus
IMAGKS DE LA (iRANDE GUERRE 103
d'attention ; impossil)lc de lier deux idées. La sen-
sation de faim s'impose aussi avec acuité. Pour
comble de malheur, la distribution n'était pas
arrivée. Il faut attendre. Notre premier repas fut
pris avec avidité; ce fut un vrai repas de fauves;
mais la faim était loin d'être calmée, bien au
contraire. L'estomac s'était réveillé de son long
engourdissement et réclamait impérieusement
d'énormes compensations pour la dicte subie.
Mais il était impossible de les lui procurer : l'in-
tendance n'avait pu fournir que la ration ordinaire,
et le ravitaillement privé n'existait pas. Notre
pauvre chef de popote en était au désespoir.
Ce premier repas, quel souvenir aussi! C'était
la première fois que les sous-officiers se trou-
vaient réunis, depuis la tragédie, autour d'une
même talilo. Le cercle formé, une émotion dou-
loureuse pesa sur les cœurs : les vides creusés par
la mort apparaissaient dans leur tristesse poi-
gnante, et la comparaison du passé avec le présent
accablait les esprits. Nous avions été si heureux
dans notre popote! Le brave adjudant Seiller, en
vrai père, avait su si bien nous unir, adoucissant
avec une patience inlassal)le les lieurts de la vie
comnume, cahnant les compétitions, les rivalités.
Un véritable esprit de famille régnait parmi nous;
nous étions plus que des camarades, des frères.
Quelles bonnes soirées nous avions passées dans
notre intimité, plus heureux que i)eaucoup d'au-
204 IMPRESSIONS DE GUERRE
très obligés, par des discussions aiguës, de cher-
cher ailleurs, dans le vin, des distractions qu'ils
ne pouvaient trouver dans leur milieu troublé.
Quelles bonnes fêtes innocentes nous avions con-
nues, étroitement groupés autour de notre table
de popote t
Les vides nous obsédaient : là, au milieu de la
table, n'était-ce pas la place de l'adjudant? Et en
face, ces vides? c'était l'aspirant Lecœuvre à la
délicieuse gaieté, le sergent Leclercq, si doux et si
délicat.
Il était fini, le beau passé! Devant cette consta-
tation, nous restions écrasés et le repas se dérou-
lait, comme un dîner d'enterrement, sous un lourd
silence.
Une semaine se passa dans une vie presque
purement animale : manger et dormir! Toute oc-
cupation plus relevée nous semblait interdite.
Ce délai écoulé, nous étions de nouveau sur
pied. Il ne restait de l'épreuve que de légères
traces; le passé était oublié. Nous étions prêts à
répondre à l'appel de nos chefs. Cet appel ne se
fit pas attendre et vint, comme une pierre dans
l'eau dormante, troubler notre quiétude.
Le 13 mars, nous partions pour Nicey. Cette
étape nous rapprochait du front. Allions-nous
donc rentrer dans la fournaise? Cette perspective
était peu rassurante; aussi nous relevâmes notre
IMAGLS I)K LA GRANDK tiUKRRK 20.ï
âmo à la hauteur de la situation nouvelle. Cle fut
en pure perte : nous nous jjrrparions à riu''roïsnie;
nous ne devions connaître (juc les vulgarités du
repos à l'arrière, les détails fastidieux du service
intérieur et la vie monotone d'exercice.
Cette vie vulgaire épaissit de nouveau l'atmos-
phère. En quchjucs jours, le moral était redescendu
au niveau commun : les sentiments surélevés
avaient fait place à d'autres, beaucoup plus mo-
destes. La j)auvre nature liumaine s'aflaissait dans
le terre à terre. L'enthousiasme patriotique était
combattu derechef par la lassitude, le scepticisme.
La moralité se relâchait aussi : le soir; quelques
ombres cliancolantes erraient par les rues ; des
chants éraiilés retentissaient. Surtout la bonne
volonté, si générale et si complète, là-bas, sur le
terrain, laissait place, ici ou là, à ce qu'on appelle,
au régiment, « l'esprit de carotte » ; les loustics de
nouveau déployaient leur astuce.
Voulez-vous un tableau de genre? Le soldat
D... s'était fait remarquer à Verdun par son atti-
tude superbe : c'était un lion. Il était monté à l'as-
saut avec une rage qui étonnait chez un vieux
territorial; durant la lutte, il avait été l'un des
tireurs les plus acharnés. 11 était l'un des héros
vers les((uels les yeux se tournaient
Mais D.:. était un loustic. Célibataire endurci, il
aimait peu la contrainte; « j'ni'cn lichiste », il
206 IMPRESSIONS DE GUERRE
prenait très peu de choses au sérieux; il n'y
croyait pas ! Par ailleurs, caractère généreux, il
était l'homme de tous les dévouements, le facto-
tum de son escouade. Mais la vie de cantonnement
n'était pas à la hauteur de son activité; les cor-
vées, l'exercice étaient indignes de lui. Malin, il
savait toujours se tirer d'affaire.
Aussi dès le premier jour, notre D... se présen-
tait à la visite. Il avait revêtu pour la circonstance
un air misérable, comique pour ceux qui connais-
saient leur bonhomme. — « Eh bien, c'est toi, D...?
(D... était une vieille connaissance pour le major.)
Qu'est-ce que tu as? — Rien, m'sieu l'major.
Y veul't m'faire aller à l'exercice; j'su fatigueîe;
j'voudro bin m'arposer! » Le major a bon cœur.
Sans se faire illusion sur la gravité du cas, il
octroyait à D... un repos d'une journée. « Mon
vieux D..., repose-toi aujourd'hui; mais demain,
il faudra aller à l'exercice ! »
Et le lendemain D... se présentait avec une tête
encore plus pitoyable. « Eh bien, c'est encore
toi, D...? Qu'est-ce que tu as? — Rien, m'sieu
l'major. J'ai mal aux pieds, et pi j'su viu, vous
savez; j'peu pas marcher! » De nouveau le major
se laissait attendrir.
D... sortait d'un air malheureux.
Dans le courant de l'après-midi, si, là-bas sur la
crête, se défilait une silhouette enflée par d'innom-
brables bidons, marchant d'un pas allègre, le dos
IMAGKS DE LA GRANDE GUERRE 207
courbé SOUS la cliarge, le bâton classique à la
main, l'on pouvait être certain (jue c'était D...
KnlVeignant toutes les consignes, il s'en allait à
travers champs vers les villages voisins, à la re-
cherche du précieux « pinard ».
Pour être complet, il faut ajouter (]u'un beau
jour, D... se fit prendre en flagrant délit par le
commandant en personne. D..., sommé de fournir
des explications, leva sur son supérieur un re-
gard (le chien battu, chargé de tant de crainte et
«l'innocence, l'histoire qu'il raconta avec candeur
fut si claire, que le commandant ne put rester
inflexible.
Tel était l'état d'esprit contre lequel devaient se
débattre les malheureux sergents et caporaux.
Grandeur et décadence : nos héros étaient de-
venus des gaillards. Heureusement la chute n'était
pas définitive, et, tout en contemplant ces malins
d'un sourire amusé, je les aimai.s bien encore et
de tout mon cœur.
Durant ce séjour, une grande joie nous était
réservée : un matin le rapport nuus annonce que
le régiment est cité à l'ordre de l'armée, et, faveur
plus appréciée, que le général Jolfre viendra épin-
gler la croix de guerre à notre drapeau.
Le grand jour se lit attendre, mais enlin il \int.
La division tout entière s'était massée en colonnes
profondes des deux côtés de la roule. Le spectacle
208 IMPRESSIONS DE GUERRE
de cette moisson de tètes casquées était magni-
fique; une impression de force s'en dégageait qui
enlevait les âmes : nous étions replongés dans
l'atmosphère des grands jours.
Nous attendîmes longtemps, pataugeant dans la
boue, glacés par le vent. Cependant nous n'en
voulions pas trop au général de se faire attendre;
ne faut-il pas payer les honneurs, et nos chefs sont
si occupés!
Enfin les guetteurs donnent le signal : les autos
arrivent là-bas dans le lointain, sous un nuage
gris. L'attention endormie se réveille. Des ordres
rapides, brefs, descendent le long de la hiérarchie ;
l'on rectifie pour la n% et enfin dernière fois,
l'alignement; chacun, d'un brusque coup de main,
rectifie la tenue; les armes sont présentées d'un
magnifique mouvement d'ensemble et, raide, l'on
attend.
Les autos s'arrêtent. Le général descend pa-
cifiquement et s'avance, escorté modestement
de quatre officiers d'état-major. Instinctivement,
je pense à la pompe qui doit se dérouler, là-
bas, de l'autre côté, en de telles circonstances.
Je ne regrette pas pourtant ce déploiement théâ-
tral. La simplicité du « grand-père » est bien
plus captivante que la morgue hautaine d'un Guil-
laume.
Le général passe devant nos rangs, nous fixant
d'un regard attentif, attendri, croirait-on. Puis il
IMAGES DK LA G H A N IJ K G U K R R K 20'J
se dirige vers le groupe des décorés (1;, où notre
drapeau a pris place au premier rang.
Nous voyons le drapeau s'abaisser, le général
lever les l)ras, et, pendant queUpies instants, les
deux symboles de la patrie restent étroitement
enlacés : l'émotion est intense; tous, blasés et
scepti(jues comme les autres, sont empoignés par
un sentiment de noble fierté (2).
Nous menons, depuis trois semaines, la vie
d'exercices, lors(ju'un bruit circule : dans deux jours
nous nous embarquons en chemin de fer à Ligny-
en-Barrois. Mais on ne donne pas notre destina-
tion. C'est un mvstère! Va-t-on nous conduire en
Alsace, en Artois? Il paraît que <;a chaufFe aux
deux ailes, du moins le ravitaillement et les cuis-
tots, mystérieusement, raldrment. Nous ne pou-
(1) Notre collahorateiir omet de diie iiuf, dans co groupe, il
(igurail liii-mt^mc nvet- de très beaux i-oniidéraiils.
(2) M. -Maurice Bariôs, dans un rtcent discours, a attribué au
XX' corps, dont nous ne jalousons pas la légendaire bravoure,
la gloire d'avoir arrêté k- flot germain, les il et 28 février, à
l'ouest de Uounuinont. Ses paroles li.-rpient de consarror une
confusion. La Censure, qui a autorisé la diffusion de cette erreur
partielle, nous pirinetlr;i sans doute de la rectilicr.
L'assertion de Maurice liarris est d'ailleurs en paiiie exacte.
Le XX« Corps, h celte date, occupait bien le secteur indicpié,
mais il avait ù sa dis{)ositiun une division < invitée >. la nùU'O.
Les lecteurs voiidronl bien so reporter au cliajjitro précédent :
• I.,a dernicie barrière ». Ils y trouveront les exploits rapportéa
par le grand crrivain. Ces exploits ont été accomplis par une
division n-- comptant pas un seul L)rrain à son elTectif.
Le XX' corjïs est assez riche do gloire jjour no pas entre-
prendre sur celle des • invités • i|ui l'ont, ces jours-là, fraler»
nellemenl aidé, de tout leur etrort, de tout leur sang.
II. 14
210 IMPRESSIONS DE GUERRE
vons rien démêler à l'énigme et, de guerre lasse,
nous nous en remettons à la discrétion de l'état-
major, comme à une bonne Providence.
A la date et à l'heure dites, nous partons.
Marche très longue et très pénible. C'est la pre-
mière journée de printemps; la chaleur est exces-
sive; nous étouffons sur la route poudreuse;
pourtant nous plaignons les malheureux « ren-
forts », qui ne sont pas encore aguerris.
Écrasés de fatigue, la tête congestionnée, nous
arrivons à la gare et nous alignons le long de notre
train. Son aspect est austère : ce sont des wagons
à bestiaux. Mais nous ne sommes pas difficiles.
Nous ne voyons qu'une chose : c'est de l'économie
pour les jambes.
Notre installation est tôt faite : il ,n'y a pas de
bancs, tout simplement une légère couche de paille
déjà bien aplatie par de nombreux prédécesseurs.
Nous nous alignons donc prestement le long des
cloisons ; nous déposons notre charge et nous res-
pirons.
La grande question de nouveau se pose : où va-
t-on? Tout à coup une forte secousse nous bous-
cule. Nous partons. Ah! bravo! c'est la direction
de Bar-le-Duc ; donc nous allons en Artois, vers
chez nous. Tout le monde est heureux.
Nous nous sentons rouler avec délices : il y a
si longtemps que nous n'avons plus voyagé en
chemin de fer, que nous menons la vie primitive
IMAGRS DE LA fiRANDK GUKRRIi: 2H
(le l'homme des hois! Nous en éprouvons une joie
enfantine, comme un bambin faisant sa première
expédition. Une autre impression dilate les cœurs:
enfin, nous (jiiittons Verdun, la région terrible. Et
ce mot de Verdun, par un cfïet magique, évoque
le passé. Avec la vivacité d'une hallucination,
nous revoyons la croupe d'Haudromont, le ravin
funèbre, « le ravin de la Mort » comme nous l'ap-
pelons, les tombes de nos chers disparus. Ces
souvenirs, dans leur cortège, ramènent par bouf-
fées les vagues d'enthousiasme de là-bas. Les
C(rurs se remplissent d'énergie, de vaillance; ils
se soulèvent, et tout à coup, d'un ensemble par-
fait, ils explosent en un chant qui nous paraît
magnififpie :
C'est le Fluitièm' qui déOl' devant vous;
C'est le FTuitit'm', tous ces petits pioupious:
lis marcli'nt, Ils vont sans s'fair' de Itilc,
Tant ils sont sOrs d'être les j)his lialMles.
C'est le Ihiitii-ni' qui passe tout jojeux.
C'est le Iluitièin', la gloire de nos aïeux!
Salucz-le d'une façon très grave.
Saluez-le. car ce sont tous des braves !
Un sceptique aurait peut-être souri d'entendre
ces braves chanter eux-mêmes naïvement leurs
hauts faits, et, sur ses lèvres, sans doute, serait
monté le miles (jlonosus. Quant à moi, (jui parta-
geais leur état d'.àme, j'écoutais ce chant au
rythme largo et j)uissant porter bien loin dans la
212 IMPRESSIONS DE GUERRE
plaine l'affirmation de leur vaillance. J'étais sous
le charme de cette force superbe, et ravi je me
laissais bercer, soulevé d'admiration et de respect.
Nous roulons. Assis à la portière des wagons,
comme des enfants, nous nous intéressons aux
mille détails du voyage. Nous suivons des yeux
les fils télégraphiques qui alternativement montent
et descendent, nous saisissons au vol un disque qui
brusquement défile. Nous comptons les trains ren-
contrés passant en coup de vent. Nous voyons des
villages qui tournent là-bas sur la ligne d'horizon.
Nous admirons cette belle terre de France que
nous avons préservée de la souillure teutonne et
d'où monte un grand calme qui nous pénètre.
Nous suivons des yeux un long nuage blanc qui
découpe la plaine. C'est une route, parcourue sans
doute par un convoi de camions. Tout à coup, la
route semble vouloir se coller à nous. Sous la ton-
nelle de poussière, nous distinguons alors les mas-
todontes emportés d'un mouvement furieux. A
l'arrière des voitures, sous la bâche entr'ouverte,
apparaissent des soldats qui nous regardent cu-
rieusement. Ils s'en vont là-bas! Notre cœur
s'étreint à la pensée de ce qui les attend. Nous
leur envoyons nos souhaits par des saluts cor-
diaux qu'ils nous rendent de bon cœur; le train et
le convoi, en un clin d'œil, se fleurissent de mou-
choirs multicolores qui s'agitent frénétiquement.
Voici un village que nous allons traverser.
1
IMAGES I)i: LA GRANDE GUERRE 213
Qu'est-ce Jonc? Les enfants, les femmes se met-
tent sur le j)as des portes, accourent vers nous.
Les mouchoirs flottent; les voix crient : « Hravo,
hravo! » Ces braves gens avaient reconnu en nous
des défenseurs de Verdun et, de tout leur cœur, ils
nous manifestaient leur reconnaissance, leur admi-
ration.
Ce premier salut de la France fit jaillir les larmes
-de nos yeux. Nous étions si peu préparés à cette
manifestation de sympathie. Quehjues permission-
naires, en effet, racontaient à leur retour, en une
sombre litanie, qu'à larrière on se moquait pas
mal de nous, que le pays avait assez à s'occuper
de ses plaisirs. Nous nous étions habitués à vivre
repliés sur nous-mêmes, à faire notre devoir, le
vœur navré, pour des gens qui n'en étaient pas
tous dignes; et voici que tout à coup nos préjugés,
vommc un voile, tombaient. Nous avions en cet
instant la sensation, très vive, de la France entière
tournée amoureusement vers nous et suivant, d'un
regard attendri, nos souffrances et nos misères.
Nous étions confondus et ravis.
Cette impression, nous allions la ressentir
encore bien plus forte. Nous arrivions en gare
<le IJar-lc-Duc et notre convoi venait se ranger
juste en face d'un train international. Au premier
abord ces wagons monstres nous remplirent d'une
<iainte respectueuse. N'était-ce pas la civilisation
qui surgissait soudainement à nos yeux dans le près-
214 IMPRESSIONS DE GUERRE
tige de sa supériorité, à nous les pauvres sauvages
que ron transportait, comme des colis, dans des
wagons à bestiaux? Puis tout naturellement la
comparaison des deux trains s'imposa. Elle était
piquante. D'un côté des hommes vigoureux, le
trésor de la France, des braves qui avaient re-
noncé à tout et à eux-mêmes, pour les autres. Et
en face?... Qu'étaient ces gens qui, sur toute la
longueur du train, accoudés aux portières, nous
dévisageaient curieusement?
Nous les étudiâmes quelque temps dans un froid
silence. N'était-ce pas la fine fleur de cet « arrière »
tant exécré? Cette cargaison, de quoi était-eUe
composée? De jouisseurs peut-être qui profilaient,
pour se donner du bon temps, de nos peines et de
notre sang. Ces gros bourgeois? N'étaient-ils pas
de ces fournisseurs sans conscience qui s'engrais-
saient à nos dépens? Ces ventres dorés? N'étaient-ils
pas de ces financiers éhontés qui spéculent sur
notre vie? Et surtout, ces figures à l'insignifiance
importante, n'étaient-elles pas celles de ces politi-
ciens, les grands ennemis du soldat, de ces stra-
tèges de cabinet, répliques au six-centième de
Gambetta, qui enrayent les mouvements oppor-
tuns et décident les offensives désastreuses?
Sous l'influence de ces pensées, une sourde
hostilité montait en nous. Le silence était mena-
çant, la tension extrême; le moindre incident pou-
vait déchaîner Forage. L'incident se produisit en
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE il5
sens inverse : comme sous l'cfTet d'une mise à la
terre, le nuage soudain se déchargea. Un soldat
avait travers») le quai. Il s'arrêtait devant une por-
tière, et, levant la tète, d'un air timide, il ile-
manda: « Vous n'avez pas un journal, monsieur? »
Le voyageur se jeta dans son compartiment et,
l'instant d'après, re[)araissait avec le plus gracieux
sourire, portant une brassée de papier. Alors ce
fut comme une traînée de poudre. Sur toute la
longueur de l'International, les bustes disparurent
derrière l'éclat des vitres et aussitôt à toutes les
portières des journaux apparurent. L'elFet lut ma-
gique. De notre train, de tous les wagons, les
hommes bondirent sur le quai, d'un saut traver-
sèrent les voies et assiégèrent les portières. Les
journaux s'éparpillèrent. De suite, les conversa-
tions s'engagèrent : « Vous venez de Verdun?
Qu'avez-vous fait? Ou éliez-vous? C'était terrible? »
Les voyageurs étaient d'une avidité insatiable.
Cependant cette avidité se calma peu à peu et, à
mesure cpie le calme descendait, l'union des cœurs
s'aflirmait. De nouveau la distribution générale
reprenait. Par les portières passaient, en ordre
serré, les provisions de voyage, les gâteaux, les
fruits, les cigares, les cigarettes. Le train fut vite
dépouillé et, les mains vides, ces braves gens
n'avaient j)lus à ofl'rir {|ue leur cœur et leurs sou-
rires.
Du haut d(! mon marchepied, j'admirais celte
216 IMPRESSIONS DE GUERRE
scène émouvante, le cœur étreint. J'étais dominé
par une force supérieure ; j'avais le sentiment
d'une présence auguste, maternelle, et si grande !
L'àme de la France planait au-dessus de nous, et
ce sourire qu'elle nous adressait n'était qu'un
faible symbole de l'immense amour qu'elle nous
portait.
Un coup de corne retentit. Il fallut nous arra-
cher au charme et regagner notre lit de paille.
Le train s'ébranla. Assis aux portes, nous nous
laissâmes rouler, délicieusement pénétrés par la
douceur du paysage lorrain et par le calme du
soir qui tombait.
Bientôt ce fut nuit noire. Le sommeil s'était
appesanti sur nous. Nous rentrâmes pour nous
étendre sur notre couche rude, et, heurtés par les
durs cahots des lourdes voitures, nous nous endor-
mîmes, bercés par la caresse reçue de la douce
France, dont l'image, tel un doux rêve, flottait sur
nos esprits charmés.
Le 27 mai 1916.
Paul D...,
Sergent-fourrier [depuis, sous-lieutenantj
au N' de ligne.
IV
I. A GUEnUE DE DETAIL
i. — Le cadre et In rie.
Verdun est loin ! Le Uain (jui nous emmenait
vers l'Ouest ne nous a pas transportés jusqu'en
Artois, ainsi qu'à la fois, nous l'espérions et le
craignions. Il est allé bien loin, cependant, jusqu'à
une vallre fameuse où, en septembre l'.Mi, notre
elFort s'était buté contre un plateau escarpé.
Verdun est loin ! C'est le [tassé déjà reculé,
presque disparu sous l'borizon. A présent, nos
esprits sont tournés avec confiance, avec curiosité
aussi, vers le secteur (jue nous allons occuper.
Ce secteur nous a été présenté sous un jour
favorable : c'est un secteur de tout repos, un sec-
teur « pt'père » ! Pensez donc, les troupes que
nous relevons sont restées là di.x-buit mois sur
place. Le lieu n'est donc pas bien terrible. Et puis
ces régiments, ayant devant eux la persj)ective
d'un séjour indéfini, ont sans doute organisé par-
218 IMPRESSIONS DE GUERRE
faitement leurs positions : nous allons trouver des
tranchées solides, des réseaux parfaits; nous vi-
vrons en pleine sécurité. Ils se seront préoccupés
aussi du confortable : nos abris seront superbes,
et nous, heureux comme des princes!
Nous avançons d'un pas allègre, bercés par ces
rêves d'espérance. Un autre sentiment cependant,
sournoisement s'est coulé dans nos esprits. Faut-
il donc avouer une ombre de jalousie? Nous pen-
sons à ces heureuses troupes stationnées, presque
depuis le début, dans une douce semi-quiétude,
tandis que nous, nous prenions part à des actions
terribles. Leur bonheur nous serait-il amer? Pauvre
humanité, petite et mesquine I
Travaillés par ce ver rongeur, nous rencontrons
quelques détachements avant-coureurs des par-
tants. Avec ébahissement, nous voyons les sacs
ornés de piquets de tente. Chez nous, il y a beaux
jours que, au cours de nos pérégrinations mul-
tiples, nous avons semé sur la route ces acces-
soires gênants et peu utiles. Heureux de saisir une
preuve tangible de longue immobilité, d'un air
narquois, nous lançons : « Eh bien, on vient du
dépôt? » La malice s'en mêle. Nous crions avec
ironie : « Vous allez à Verdun ? C'est bien votre
tour! » Le détachement défile en nous renvoyant,
coup pour coup, quelques gasconnades, et chacun
continue son ciiemin.
Nous approchons. Là-bas, à quelques kilo-
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 219
mètres, triste et dénudé, le plateau abrupt barre
l'borizon : une gigantesque muraille de Chine! Sur
les pentes courent de longues levées de terre si-
nueuses, semblables aux galeries de taupes dans
nos prairies. Ce sont les boyaux. Des tranchées,
nous ne voyons rien encore. Le premier aspect de
notre nouveau séjour calme un peu notre enthou-
siasme : les pentes sont bien raides pour nous,
habitués aux étendues plates du Nord; le plateau
est bien nu ; pas un arbre I II faudra se terrer sans
répit.
Encore un petit effort, et nous voici à domicile.
Le boyau s'ouvre devant nous. Impression excel-
lente. Il est superbe! Large comme jamais nous
n'en avons vu de pareil; le fond est pavé de cail-
lebottis qui, par mauvais temps, doivent faciliter
singulièrement les allées et venues ; les lignes
téléphoni(jues sont parfaites : isolateurs en porce-
laine i)lanche et [)arallélisme impeccable !
Ahuris de ce confort, nous nous avançons saisis
de crainte et de respect. Comme le parent pauvre,
pénétrant dans le vestibule magnifique du cousin
millionnaire, nous sommes gênés : nous craignons
de casser, de salir, et nous nous posons cette
question : « Que signifie donc ce luxe? »
Depuis, j'ai eu la clef de l'énigme. Lors de mon
premier voyage au village tout proche, des habi-
tants me renseignèrent. Le secteur, peu de se-
maines auparavant, avait eu l'honneur d'une visite
220 IMPRESSIONS DE GUERRE
d'hommes politiques du plus haut rang, qui étaient
venus s'y faire une compétence. L'autorité avait
choisi à cet effet un secteur modèle, se prêtant
aisément aux évolutions des puissants person-
nages.
Mon interlocuteur ajouta une anecdote savou-
reuse. L'autorité consentait bien à se prêter au désir
des nobles visiteurs, mais elle entendait les mener
où elle voulait et pas plus loin. On s'y prit de jolie
façon. Au moment voulu, des grenades sont lancées
aux Allemands; ceux-ci, mécontents, répondent.
Bientôt le 75 intervient dans le débat; l'artillerie
adverse en fait autant, et en quelques minutes, un
concert peu rassurant ébranlait la position.
Les illustres visiteurs s'arrêtèrent, interdits,
dressèrent la tête. « Qu'est-ce que cela? » deman-
dèrent-ils : « Oh! rien! Les Boches veulent nous
ennuyer; nous allons les faire taire. Au reste,
nous n'irons pas jusque-là ! »
Rassuré, le cortège reprit sa marche jusqu'à la
limite fixée : on s'arrêta dans la première tranchée
de la deuxième position pour examiner le paysage.
La vue était splendide. La tranchée commandait
un ravin large et profond. Sur la pente opposée,
tout en haut, à des bandes grises se devinaient
des lignes de tranchées. Mais quelle était leur
nationalité? Rien ne le révélait à des yeux inexpé-
rimentés. Les visiteurs pouvaient très bien se
donner la fière illusion de se trouver en première
IMAGKS DE LA GRANDE GUERRE 221
iig;ne, face à l'ennemi, et de barrer, de leur poitrine,
à l'envahisseur, le chemin de Paris.
Leur suggéra-t-on cette enivrante illusion? Mon
narrateur ne me le dit pas, mais que j'ai regretté
alors do n'avoir pas assisté à la comédie! Dans
nos précédents secteurs, j'avais rencontré, à
mainte ro[)risc', des curieux de l'arrière, cavaliers,
automobilistes, C. 0. A., inlirmiers en cours de
tournée, qui se risquaient jusqu'à nous pour son-
der le mystère de la tranchée. Ils avançaient l'œil
inquiet, courbant le dos, et leur attitude parfois
incertaine excitait notre malice de vétérans. A
chaque pas, des iiommes charitables leur glis-
saient à l'oreille ces avis touchants : « Attention,
ce boyau est [)ris d'enfdade par une mitrailleuse.
— Attention, ce carrefour est balayé! » Les vi-
sages se rembrunissaient et, quelques secondes,
reflétaient un peu d'indécision. Puis, voulant être
bravo devant les vulgaires fantassin.s, la troupe,
s'aplalissant, passait à la course l'endroit dange-
reux. Les hommes les laissaient défiler en leur
prodiguant des « gare à vous », pleins d'intérêt et,
le dernier disparu au tournant, les rires explo-
saient.
Mais je m'égare à la suite des grands iiommcs.
Reprenons notre fil.
Long dédale de boyaux : nous nous engageons
dans une série interminable de tranchées, suivant
222 IMPRESSIONS DE GUERRE
à l'aveuglette notre guide. La marche est pénible :
nous avons déjà parcouru pas mal de kilomètres,
escaladé des pentes raides qui nous ont brisé les
jambes et fatigué les poumons; nous sommes
écrasés par notre charge de portefaix et surtout
nous étouffons dans l'air stagnant des boyaux, où
le soleil déverse inexorablement sa moite chaleur.
L'esprit, anéanti, n'a plus devant lui que cette
idée : « Sommes-nous bientôt au bout? » Enfin
nous débouchons dans la tranchée qui fut le ter-
minus des fameux visiteurs et de là nous jetons
un rapide coup d'œil sur la position. Le site est
superbe à la vérité, mais nos puissances admira-
tives sommeillent. Le guide nous montre, accro-
ché sur la pente d'en face, à mi-hauteur, le P. C. (1)
du bataillon. C'est notre but, cela nous suffit. Hyp-
notisés par cette idée du terme, nous descendons
le ravin, puis entreprenons la nouvelle et dernière
ascension. Les poumons fonctionnent mal: tous
les 4 ou 5 mètres, nous nous arrêtons pour com-
primer les soubresauts désordonnés du cœur, et
respirer à traits profonds.
Enfin, nous y sommes. Nous laissons tomber
notre sac; nous déposons notre équipement en-
€ombrant, notre lourde capote, et nous soufflons.
Bientôt nos facultés sont revenues et nous nous
intéressons à notre nouveau séjour. Spectacle
(1) Poste de commandenieat.
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 223
encliantcur. A nos pieds s'étend un ravin aux
courbes gracieuses. A gauclie, il se ferme avec
l'éléganco d'une carène de navire, tandis ijue, de
l'autre côte, il s'évase et débouche dans une molle
vallée, sur laquelle il ouvre une large perspective
se perdant à l'infini des lointains. Aux flancs du
ravin, des buissons sont accrochés, dus arbres
isolés; dans le fond, et là-bas dans la vallée, à
perte de vue, s'étend un tapis moutonnant de
cimes innombrables, sur lesquelles le premier
printeinjis a jeté un manteau de tendre verdure.
Sur celtu étendue tranquille, le soleil verse avec
sérénité sa douce lumière. Saisis de cette splen-
deur et de cette immensité, nous admirons et nous
méditons. Quelle vie calme et heureuse nous al-
lons mener dans ces beaux lieux!
Rien ne manque à notre bonheur : le paysage
est ravissant; notre abri est solide, les Hoches
sont calmes. C'est bien le secteur rêvé.
Le jour de l'arrivée, fatigué par une longue
marche et de pénibles ascensions, je n'étais pas
monté aux tranchées. Du reste, j'en avais déjà
tant vues, même de première ligne, que je n'avais
plus les curiosités des maraitouts de l'arrière.
Le lendemain matin, une occasion se présente;
j'en profite pour rendre visite à mes amis. J'enfile
le boyau. 11 n'est guère commode : c'est un esca-
lier. J'avance quelque peu, j)uis tout à coup me
voici au P. C. de mon capitaine. Quoi, déjà? Dans
224 IMPRESSIONS DE GUERRE
€6 cas> les lignes sont loin? Non, à quelques cen-
taines de mètres. Mais c'est effrayant 1 Que l'en-
nemi nous donne un coup de coude et nous tom-
bons au fond du ravin. Au moins cette situation
détestable est compensée, sans doute, par des tra-
vaux parfaits?
Je pousse mon exploration à travers le front de
ma compagnie et partout je recueille une impres-
sion fâcheuse. Je rencontre l'un de mes camarades
qui connaît déjà la position à fond : « Que vaut
notre secteur? — Rien; il est très dangereux!
Voyez les Boches! ils nous dominent de partout;
rien ne leur échappe. Et de notre côté, quelle
pauvre organisation! nous n'avons pas de poste
de guetteurs, pas même de créneaux. Nos senti-
nelles sont forcées de rester au fond de la tranchée
et d'observer par l'oreille. Si jamais elles passaient
un œil, elles recevraient une grêle de balles. Ce
matin nous avons déjà eu un blessé dans ces con-
ditions et depuis personne n'ose plus lever la tête.
Nous sommes aveugles! Et pour comble, nous ne
sommes pas protégés. Pas de réseaux, ou presque
pas ; les lignes étant trop rapprocliées, nos prédé-
cesseurs n'ont pas osé en placer. Mais voyez ceux
des Boches ! »
Je passe en deuxième ligne. Même impression.
— « Etes-vous bien installés? — Ah oui! regardez!
La terre des boyaux et des tranchées forme des
levées tellement hautes que nous n'avons aucun
IMAGKS DK LA GRANDE GUERRE 22o
champ (le tir! — Au moins, vous avez fie bons
abris? — Oui, ils sont <i toute épreuve, mais trop
profonds, et la plupart n'ont qu'une issue. Que
rennemi fasse irruption et nous serons pris comme
des lapins au gîte !
« Attendons (juebjuos jours; que le colonel ou
un général passe l'inspection, et nous aurons du
travail : création de réseaux, installation de cré-
neaux, d'abris de guetteurs, arasage des talus,
ouverture des abris. Nous n'allons pas chô-
mer ! »
Mon ami s'arrête à cette conclusien d'ordre
pratique, et c'est bien naturel. Quant à moi, moins
intéressé dans la question, je redescends à mon
poste frappé par la complexité de la guerre, sur-
tout de la guerre de tranchées. On ne la considère
jamais que sous un angle. Nous y voyons bien,
nous, la résistance, mais encore et surtout le plus
grand tort possible fait à l'ennemi. D'autres, au
contraire, envisagent de préférence un aspect dif-
férent : la défensive, le risque à éviter, les pertes
à limiter. Chez eux, les abris seront inviolables,
mais les travaux défectueux, et les amorces d'at-
taques moins poussées.
Il semble que cette dernière conception ait pré-
^alu dans notre région. N'en eussions-nous pas
d'autres preuves, nous en serions avertis par les
nombreuses plaques installées partout : « Il est
absolument défendu de toucher aux obus non
II. 15
226 IMPRESSIONS DE GUERRE
éclatés. » Ces rectangles de bois sont un signe
révélateur, l'enseigne de la maison.
Nous prenons possession de notre secteur, do-
minés par cette impression d'insécurité qui nous
oppresse. Mais peu importe. On nous l'a confié;
nous ne tromperons pas la confiance de nos chefs.
La position est fâcheuse; nous compenserons
donc ses déficits par un peu plus de courage, une
bonne volonté plus grande, et tout ira bien.
Partagés entre ces sentiments d'inquiétude et
de décision, nous entrons résolument dans notre
vie nouvelle — vie de calme et de monotonie. Le
temps s'écoule lentement, toujours pareil à lui-
même, semblable à une bande uniforme qui se
déroule sans arrêts, sans points de repère : plus
de jours, plus de semaines, plus de quantième,
presque plus de mois. Ce n'est plus le temps mor-
celé, divisé; c'est presque l'éternité immobile, ou
mieux, comme disent les philosophes scolastiques,
Yaevum.
Nous commençons la guerre de détail, de petit
détail. En haut, sur le plateau, c'est l'immobilité
absolue, mais vigilante. Les guetteurs sont à leur
poste, épiant avec une attention constante les
moindres mouvements de l'ennemi. Malheur à
celui qui se révèle : passe-t-il la tête au-dessus du
parapet, obscurcit-il le trou clair d'un créneau, un
coup de fusil retentit et parfois, trop rarement, un
IMAGK.S Di: LA GRANDK (iUKHRE iil
fl a-ia-iaïe » éperdu s'élève de la tranchée d'en face.
— Toujours un de moins, pensent nos hommes
en cho'ur. l']t d'un! I']t la vigilance reprend, aiyui».
L'insensihle course du temps est brisée, çà et
là, par des incidents qui reposent un instant l'at-
tention. Tantôt un Boche audacieux paraît sur le
parapet, (juclques instants, là-has dans le lointain.
Inutile de tirer, il est troj) loin! — Tantôt, des
tranchées et des boyaux ennemis, surgissent des
pelletées de terre qui planent un instant et s'éta-
lent sur les talus. Les « autres » travaillent. Vite,
un coup de téléphone à l'artillerie : « terre remuée,
boyau Ilindonhurg! » Quelques instants après,
retentissent les départs, puis voici en arrière, bien
loin, des sifflements qui se pressent furieux et
passent rapides au-dessus de nos tètes. En même
temps, en avant, au milieu des pelletées de terre
surprises, jaillit soudain une flamme fugitive,
monte un nuage rond et enfin éclate un choc sec
et strident. Les coups se succèdent pendant quel-
ques instants, puis le silence et l'immobilité, ab-
solus cette fois, se rétablissent. Y a-t-il eu de la
casse là-bas? Mystère! — Parfois un bourdonne-
ment retentit en l'air. Aéroplane! Ne bougeons
plus! Et l'on observe attentivement. Est-il fran-
çais? allemand? Les yeux exercés ont vite résolu
le problème. C'est un allemand! Oh, le voleur,
comme il est bas; il nous nargue. Attends un peu;
et aussitôt sur le passage de l'oiseau, les fusils
228 IMPRESSIONS DE GUERRE
partent; les mitrailleuses, tour à tour, du fond de
leur gîte, étendent sur sa route leurs volutes
d'acier et remplissent le ravin de leurs crépite-
ments qui roulent par vagues immenses vers le
lointain. L'artillerie arrive enfin : des coups sourds,
des sifflements plaintifs; et voici des points blancs
qui piquètent le ciel, poursuivent l'aéro, et restent
immobiles dans l'azur comme pour jalonner son
passage. Les fantassins fascinés suivent la pour-
suite. Trop long! Ils tirent donc au hasard, ces
artilleurs? Meilleur. Ah, très bon! — Oui, coup de
hasard, murmure un sceptique! Pourtant le mo-
teur s'est tu; l'oiseau descend rapidement; il va
disparaître derrière la hauteur. Touché! Touché!
Il en a! Les cœurs se dilatent et pendant que nous
nous félicitons du bon coup, soudain le ronronne-
ment reprend et là-bas, au loin, l'aéro, moqueur,
reprend son essor et s'éloigne.
D'autres distractions sont moins agréables. Un
de nos guetteurs se montre; une balle le salue.
Ce n'est rien. Il met son casque au bout du fusil et
fait a rigodon » pour faire la nique au Boche. —
Un homme, en se rendant au poste d'écoute, mar-
che sans prudence et fait sonner les caillebotis.
Un Allemand, averti, lui lance une grenade. L'en-
nemi a cru deviner des travailleurs dans un coin
de boyau. Il leur envoie un « seau à charbon »,
qui éclate avec une furie indescriptible, mais lieu-
reusement ne fait aucun mal.
IMAGES DK LA GRANDE GUERRi: 229
Tels sont les menus incidents (jui, <le loin en
très loin, rompent la morne hanalitt' du guet. Un
instant l'esprit se distrait et bien vite retombe sous
le poids de la lourde atonie.
La nuit est plus agitée : le voile épais des ténè-
itres favorise l'activité et permet toutes les au-
daces. La vigilance redouble : les Allemands vont
peut-être travailler à leurs réseaux, ou môme
envoyer des patrouilles; elles tenteront de voler
nos cbevaux de frise, nos sphères, comme elles
l'ont dtjîi fait — ce qui est bien vexant! — ou bien
elles essayeront un nouveau coup. Il s'agit donc
de percer les ténèbres, de deviner des ombres à
une sim{)le nuance de noir. Vigilance de lonl et,
encore plus, de l'oreille. De temps à autre, dans
les réseaux ennemis, un grincement, des chocs se
produisent. Les guetteurs écarquillent les yeux.
« Ah, gredins! Attendez là, si je vous vois! » Un
Iffou elFrayant retentit; c'est une fusée qui prend
son vol en dessinant sa trajectoire par une traînée
de feu. Parvenue au sommet de sa course, elle
s'allume soudain et [)lane, entraînée doucement
par le vent, tandis qu'elle verse sa pâle lumière.
Le guetteur scrute la région suspecte : Rien ! Des
rats sans doute ! La fusée s'éteint, l'obscurité
retombe. Quelques instants après, les Boches sont
rassurés et les grincements reprennent. Les re-
fiards se tendent avec effort. Ah! enfin, les voilà!
Le guetteur aper(;oit trois, quatre masses grises
230 IMPRESSIONS DE GUERRE
qui s'agitent dans le noir. Justement les voilà qui
se groupent. La cible est trop belle. Le guetteur
braque son fusil, vise au jugé et tire. Un râle en
face lui répond et bientôt, de nouveau un silence
d'horreur pèse sur le plateau.
Il ne suffît pas de veiller; il faut agir aussi, et la
besogne est énorme : passer les fils de fer pour
ennuyer les travailleurs ennemis, surprendre les
patrouilles, éventer les ruses, obtenir des rensei-
gnements. Dès que la nuit s'est épaissie, trois,
quatre ombres escaladent le parapet et se glissent
sans bruit dans la section tortueuse du réseau. Les
voici en terrain libre. La situation' est délicate ; la
moindre imprudence, une légère témérité peuvent
causer un désastre. La patrouille se déploie et en
rampant, prudemment, à travers les herbes hautes,
s'avance vers l'objectif désigné. Il n'est pas bien
éloigné, mais que de temps pour y parvenir! On
avance pas à pas, évitant le moindre heurt, le
moindre souffle. Il faut inspecter à chaque pas,
surprendre les bruits, les interpréter. Les jours
sont revenus des trappeurs et des Mohicans. Si
jamais une patrouille boche était à l'affût I Si l'on
allait se jeter sur la gueule des fusils 1 Donc,
attendre, laisser à l'ennemi, s'il est là, le temps de
déceler sa présence, puis l'encercler et, s'il résiste,
le massacrer. — Mais, rien! En avant! Encore
quelques mètres. Tout à coup, une lueur blafarde
de clair de lune : une fusée. Vite à plat ventre.
IMAGES DK LA GRANDE GUERRE 231
sinon la mitrailleuse va balayer le terrain. La pa-
trouille figée, le nez dans la terre, attend anxieuse
que l'ombre la protège. C'est fini. Le cbef, mettant
à profit la clarté, à travers les licrbes, a reconnu
l'objectif et inspecté le chemin. En avant! Les
hommes rampent et s'avancent peu à peu. Les
voici au but; ils sont renseignés : l'ennemi n'a pas
achevé son travail; ses réseaux sont encore dis-
loqués. — C'est déjà bien; mais nos chasseurs ne
veulent pas rentrer bredouille. Voici justement,
à quatre mètres, le débouché d'une sortie. Si les
Bociies viennent travailler, ils passeront par là. Ce
serait trop beau ! La patrouille se range à grands
intervalles devant la sortie et, patiente d'une pa-
tience animale de braconnier, épie durant des
heures, sans un mouvement, sans un souffle.
La nuit, ce n'est pas seulement le guet ou la
chasse; c'est avant tout le travail. Dès que la
brume est descendue, le plateau désert sort de sa
léthargie. De la profondeur des gourbis, des
ombres surgissent et, affairées, circulent. De l'ar-
rière, par les boyaux, les corvées en longues files
arrivent, portant le matériel. Dos munitions : gre-
nades, fusées, énormes torpilles qui font se
courber le dos; du matériel de défense : piquets,
pelotes de fil de fer, splièrcs, gigantesques che-
vaux défrise (jui avancent à contre-cœur dans les
boyaux tortueux. Les travailleurs montent aussi.
232 IMPRESSIONS DE GUERRE
nombreux. La tâche est immense et pressante :
les réseaux, ouverts par les « seaux à charbon »,
exigent des réparations. En quelques endroits, ils
sont trop faibles; il faut les élargir et les épaissir.
La corvée franchit donc le parapet, avec un cer-
tain frisson, sans hésitation pourtant, et, protégée
par une patrouille couchée à quelques mètres (les
lignes sont si rapprochées que l'on ne peut aller
plus loin), elle se déploie et le travail commence.
Travail de mystère, dans l'ombre et le silence. Les
piquets à vis s'enfoncent lentement, sans un coup,
sans un choc; les fils de fer se déroulent et s'ac-
crochent avec circonspection. Parfois un grince-
ment. Le maladroit se fait rabrouer d'une excla-
mation énergique, bien qu'étouffée, ou d'un coup
de poing amical et vigoureux. Voilà une fusée : la
corvée s'aplatit dans la luzerne et le plateau appa-
raît solitaire, innocent, sinistre. Puis, le travail
reprend, entrecoupé çà et là de menus incidents,
obstiné toujours.
Pendant ce temps, un peu en arrière, la terre
s'agite. Une équipe achève la construction d'abris
de guetteurs; une autre redresse dans les tran-
chées et couloirs les parois écroulées; une troi-
sième approfondit les passages dangereux.
La nuit s'écoule dans une activité fiévreuse,
mais dès qu'un rais de lumière révèle les êtres et
les choses, toute vie disparaît. Les habitants des
tranchées s'enfoncent dans leurs gourbis; les cor-
IMAGES DE LA GRANUK GUERRE 233
vées réintègrent les boyaux et, (juand le soleil
radieux se lève, il n'éclaire plus (|u'uii plateau
dénudé, morne et désertique.
La mort, cependant, n'est pas générale En haut
le silence immobile plane, mais dans le ravin, une
fourmilière s'agite et se démène. Les hommes,
(jui se sont reposés la nuit, sont sortis de leurs
terriers. Du iiaut de ma terrasse, je les ai vus
surgir un à un de leurs trous noirs, s'assembler
(juelques instants, prendre des ordres, puis se dis-
perser. Kn quehpies minutes, une cité ouvrière
s'est constituée; les ateliers se sont groupés et
chacun, utilisant ses talents, son expérience, se
met à l'œuvre. L'intéressante confrérie des cuisi-
niers grouille autour de ses marmites; les ordon-
nances vaquent aux soins de leur ménage; les
l)ionniers creusent, les charpentiers martèlent.
Voici des ateliers plus importants : une compagnie
tout entière travaille le hl de fer. Elle j)réj>are le
matériel de défense (jui, le soir, sera transporté
aux tranchées : les uns dressent et habillent les
i chevaux de frise; d'autres enroulent des pelotes;
d'autres construisent des sphères. []n autre groupe
dé[)ose, on tas bien ordonnés, le gros matériel, les
rondins, les traverses, les poutres, les planches
(jui, la nuit prociiaine, iront s'engloutir là-iiaut. Du
s])cctacle de ce jietit monde, se dégage une im-
pression de vie et de gaieté, aussi dilatante (|ue la
solitude alfectée du plateau est impressionnante.
834 IMPRESSIONS DE GUERRE
C'est la vie de tranchées : surveillance immobile
d'une part, de l'autre, activité laborieuse. Bien
que très différents, ces deux genres de vie ont
un point d'étroite ressemblance; tous deux sont
dominés par un même sentiment : la monotonie.
Que l'on soit sur le plateau ou dans le ravin,
chaque jour est la répétition de la veille, chaque
heure un décalque de la précédente. Quoi d'éton-
nant si, avec un tel régime, la vie perd de sa
saveur, et si parfois les hommes s'ennuient?
L'ennui est le grand ennemi qui, finalement,
n'épargne personne. En général, il est bénin : un
peu de tristesse, un peu de vague à l'âme; ce n'est
pas dangereux. Cependant, comme toute maladie
chronique, l'ennui a ses crises. Elles s'appellent le
« cafard » ; comme la bète du même nom, l'ennui
ronge alors profondément et ses désastres sont
immenses.
Le cafard est un mal étrange, aux origines mys-
térieuses. Presque toujours il naît sans cause
apparente. Le matin, le malade s'éveille en mau-
vaises dispositions. Le corps est mou, l'énergie
absente; un poids pèse sur le cœur, un voile as-
sombrit l'esprit. Un vague malaise oppresse, dont
on est à peine conscient. L'homme est mécontent,
irascible. Son front est barré et, à ce symptôme,
les camarades se disent : « Laissons le vieux tran-
quille. »
Dans cet état d'âme, le malade commence sa
IMAGES DI:: LA GRANDE GUERRE 23S
journée sans pensée, l'esprit noyé dans le va^c.
Il se traîne. Il n'a pas le cœur à l'ouvraj^e. o Eh
bien, ça ne va pas? lui demande un copain. — Je
ne sais pas ce que j'ai. »
Ce qu'il a? C'est le mal du pays qui l'écrase.
Un petit incident fera éclater l'accès; un nom pro-
noncé tout près et qui réveille les souvenirs
endormis, un visage qui en rappelle un autre de
là-bas, un commandement un peu brusque qui,
par contraste, fait penser au doux régime de la
famille. Et voilà que tout à coup le voile se
déchire. Le malheureux homme a le mirage : il
voit son intérieur, les êtres aimés, sa terre, le clo-
cher, loui ce (jui a fait sa vie jusqu'au jour cruel
de la séparation — et sur ce tableau d'amour
plane l'atroce pressentiment : « Tu ne les reverras
plus. C'est fini à jamais I o
Une détresse immense envahit son c(pur. Il est
mallieureux; il n'a plus raison de vivre; il est
désespéré.
Locjue lamentable, il se traîne, ne sachant que
«levenir et lorsque enfin il trouve un moment de
libre, il s'écarte — toute société lui est odieuse —
il s'assied et, la tête dans ses mains, il songe. A
quoi? A rien. Il ne pense même pas aux siens;
leur .^^ouvenir lui est trop douloureux; il l'écarté
avec violence. Il rêve :
Pauvre oiseau perdu dans la bruine
Sur le ludt d'un vaisseau perdu...
236 IMPRESSIONS DE GUERRE
L'amour enfin l'emporte. Il se redresse, tire de
sa poche un portefeuille, y prend un carton et lon-
guement le contemple. Les larmes montent à ses
yeux et, comme un enfant, il pleure. Émus, les
camarades s'approchent en silence et par-dessus
son épaule, saisis de pitié, ils aperçoivent sur la
pauvre carte un groupe charmant : une jeune
mère entourée de jolis petits qui, dans leur sou-
rire forcé, semblent dire tout bas : « Papa! revien-
dras-tu bientôt? » Et de nouveau le sombre pres-
sentiment dans son cœur tinte le glas.
Ces crises aiguës sont rares, du moins chez les
caractères trempés. Quant à l'ennui normal, chro-
nique, son influence n'est pas néfaste. Semblable
à l'huile qui, autour du vaisseau ballotté, calme la
tempête, il assoupit plutôt les ardeurs tumul-
tueuses d'une gaieté trop vive. L'âme est moins
agitée, elle n'en est que plus ferme.
Et en effet, l'impression dominante qui se dégage
du spectacle de nos hommes est celle d'un cou-
rage inusable.
Ce courage, selon son objet, revêt divers aspects.
Devant le service, c'est la bonne volonté sans res-
triction. Évidemment, la vague d'enthousiasme
de Verdun est loin, mais loin aussi est le laisser-
aller, l'esprit de « carotte » des cantonnements de
repos. Tous sentent que la tâche actuelle est néces-
saire, et ils l'accomplissent avec conscience. Qu'ils
soient aux créneaux ou qu'ils exécutent une
IMAGES DI-: LA GRA^DK GUERRE 237
corvée, ils ne connaissent (juc l'ordre vcru. Que
de fois n'ai-je pas été ému par le spectacle de ces
braves supportant les fatigues sans un murmure,
de ces jeunes, encore ignorants dos soulFrances il
y a (jU('l([U('.s mois, mais surl(jut de ces l>ons vieux,
idanchis [)ar les rigueurs de la campagne, (jui
marchent graves, le dos voûté, plus ciiargés de
leurs soucis (jue de leur fardeau. La situation est
lourde certes, et pourtant jamais une plainte ne
sort de leurs lèvres.
Devant le régime rigoureux, le courage affecte
la forme de la résignation parfaite, si parfaite
(ju'elle s'ignore. Et pourtant quelle vie est la leur!
Sans doute ils ne supportent plus les horreurs du
premier hiver de tranchées. Mais avez-vous estimé
le lot de fatigues (jue leur imposent les longues
veilles et les innombrables corvées? Avez-vous
savouré l'austérité de leur existence? Ils couchent
souvent sur la dure, toujours sans confort. Leur
nourriture, suflisante, est sans délicatesse. Et la
plupart sont pauvres; ils ne peuvent donc s'ac-
corder aucune compensation. Ajoutez l'empire
[)erj)<'tuel de la discipline et, (jui jdus e.st, le {)oids
de la vie conunune. Il faut se rendre réel le tour-
billon de la vie dans un gourbi encombré. Voulez-
vous reposer un peu? Quelques voisins, inattentifs
ou imléliciits, ne se priveront pas de faire tajiage.
Recherchez-vous l'isolement pour écrire un mot
en poix ou lire, afin d'oublier? Les causeries, les
238 IMPRESSIONS DE GUERRE
chants, le vacarme s'y opposent. Et si, par une
volonté tendue, vous parvenez à vous écarter dans
un coin solitaire et à vous abstraire du milieu, des
fâcheux viendront vous harceler de leurs conver-
sations insipides. Vous vous efforcerez de leur
faire comprendre votre désir d'être seul : eux, peu
faits aux nuances, ne saisiront pas. Dans ce milieu
l'homme a perdu tout droit de propriété sur lui-
même; il est devenu un bien banal à l'usage du
passant.
Le renoncement absolu, en de telles conditions,
est une vertu de rigueur. Tous, presque tous, le
professent et, ce qui est plus beau, ils n'agissent
pas ainsi sous l'influence de réflexions profondes,
mais en suivant la pente de leur âme, leur généro-
sité naturelle. Et ce sacrifice est parfait : dans leur
dénûment, dans leur perte d'eux-mêmes, ils sont
gais. De la gaieté insouciante des jeunes à la
bonhomie grave des vieux s'étend une gamme
où tous les tons figurent. Les tranchées sont loin
d'être un séjour maussade de condamnés; la bonne
humeur éclate sous toutes ses formes : chants,
plaisanteries, bons mots, farces, rien n'y manque.
A part quelques notes graves qui, de temps à autre,
marquent un temps d'arrêt, l'on croirait se trouver
en présence d'une humanité nouvelle, oublieuse
d'elle-même.
Les dangers courus mettent également en relief
un courage magnifique. Devant eux, cette vertu
IMAGKS DE LA GRANDK GUKRRE Ï39
revêt sa forme supérieure : l'indifrérence. No
croyez pas (|ue jo veuille dire inscnsibilil»';. Loin
de là. La chair parle encore et très haut jiarfois.
J'ai mémo rcmar(jué que depuis Verdun hien des
systèmes nerveux restaient ébranlés, et vibraient
plus facilement : qu'un semblant de bombarde-
ment s'annonce, que deux ou trois obus éclatent
dans le ravin, les cœurs palpitent et les membres
tremblotent. Mais la volonté reste aussi ferme que
jamais et commande sans défaillance. Les obus
peuvent souffler, les marmites mugir, les torpilles
hululer. Les dos se courbent d'instinct un instant;
les braves marchent droit leur chemin sans un
regard en arriére : leur consigne est sacrée ! Ils
obéissent sans doute un peu à l'amour-propre, et
craignent avant tout de passer pour Lâches. L'habi-
tude a aussi sa part dans cette bravoure : ils ont
côtoyé la mort si souvent que son horreur s'est
usée au contact. Le fatalisme, chez les moins cul-
tivés, joue également son rôle. Mais ce qui domine
en eux, ce qui les coule, et finalement les main-
tient dans cette attitude, c'est un sentiment puis-
sant, encore que confus et vague (jui remplit leur
être. Ils savent et, par le cœur bien plus que par
l'esprit, ils sentent (jue la patrie est une grande
réalité, an prix de huiuelle les individus sont des
êtres subordonnés, infimes, et comme sans valeur.
Sous l'empire de ce sentiment, auquel la foi reli-
gieuse prête, ciiez la plupart, (juchpic chose de
240 IMPRESSIONS DE GUERRE
son caractère sacré et de sa fermeté inébranlable,
les pensées égoïstes sont refoulées, les intérêts per-
sonnels éliminés, pour un temps, du champ habi-
tuel de leurs pensées. Une seule chose compte
encore : la France, la victoire, le devoir! Un
malheur peut arriver — et cette perspective fait
monter un frisson — mais peu importe. Animés
de cet esprit de sacrifice, ils ont donc accepté la
situation, et l'adaptation a été si parfaite que dé-
sormais l'effort violent est inutile et l'héroïsme
simple.
Les exigences du service, les rigueurs de la vie,
la grandeur du danger, tout glissera sur ces
hommes, ils sont taillés dans le marbre — dans ce
marbre éclatant et pur d'où sortent, ailées, les Vic-
toires.
2. — Les actions militaires.
Le temps se déroulait uniforme sur le plateau
désert. Sa monotonie cependant devait être coupée
à plusieurs reprises par des faits de guerre d'une
certaine importance. Il est indispensable de s'y
arrêter quelques instants, si l'on veut se rendre
réelle la guerre de détail.
Nos prédécesseurs nous avaient vanté leur sec-
teur de tout repos. Nous les avions écoutés avec
un sourire sceptique : « Les secteurs de tout repos,
iMAGi:s Dr: la ghandI': guerre 241
pensions-nous, nn son! pas faits pour nous, et,
(|uan(I par liasard on nous les donne, nous les
gâtons. Attendez que le 21" arrive (1), et vous allez
voir ! »
Nos pressentiments iHaient justes. A peine
étions-nous installés depuis deux jours que le ra-
vin, autrefois silencieux, retentissait, h intervalles
variés, du fracas des obus, des prenades, des tor-
j)illes. Les Allemands furent peu satisfaits de ce
nouveau régime et, comme il menaçait de se pro-
lonf^^er indéfiniment, ils décidèrent île nous en
imposer, de nous « dresser », selon lexpression
technique.
La fête fut fixée au jour de Pâques. l"]lle ne fut
pas pour nous une surprise complrfc. Dans la
matinée, un bruit étrange avait circulé dans la
troupe : « Vous savez, le baudet a chaulé ce ma-
tin! — Quoi? Quel i)audet? — Le baudet des
Itoches ! — Le baudet des Boches! Qu'est-ce que
vous racontez là^ — Eh oui, les Boches ont un
baudet et lorsqu'il ciiante le matin, il y a bombar-
dement le soir. C'est le N' (|ui nous l'a dit! »
Nous atlenilîmes donc, (juelque peu scepli(pies,
l'effet de la prédiction.
Le soir, vers cinq heures et demie, nous jouis-
sions eu paix de la douceur dun beau jour de prin-
temjis, lors(pie tout à couj) au-dessus de nos têtes
(1) Lo rÔKinient d'artillerie alTectt^ à notre division.
M. 18
242 IMPRESSIONS DE GUERRE
plane un souffle de locomotive haletante qui, l'ins-
tant d'après, piquait droit devant nous dans le
fond du ravin et éclatait avec un bruit de pétard.
C'était un « tuyau de poêle », la dernière invention
du génie germanique.
Cet incident revêtit de suite une grande impor-
tance : il était un présage. Nos prédécesseurs
nous avaient, en effet, passé cette consigne : lors-
que les Boches bombardent, c'est toujours la
même répétition; leur imagination tactique est,
en effet, peu développée. Ils envoient ici quelques
« tuyaux de poêle », espérant sans doute nous
surprendre dans une douce quiétude ; puis les tor-
pilles tombent là-bas, à droite, et ensuite les
explosions se propagent vers la gauche.
Et de fait ce fut bien le bombardement, réglé,
cette fois encore, sur le même scénario. Les
bombes se mirent à fouiller notre creux de leurs
pétarades inoffensives, et pendant que nous nous
divertissions de ce spectacle nouveau, soudain le
plateau s'ébranla, disloqué : une torpille venait
d'éclater. Aussitôt d'autres suivirent ; nos artil-
leurs se mirent de la partie avec vigueur et bientôt
la hauteur ne fut plus qu'une ligne de cratères
d'où jaillissaient soudain des éclairs immenses,
puis d'énormes nuages noirs qui montaient lente-
ment, tandis qu'un tremblement de terre se pro-
pageait au loin.
Nous étions postés à 200 ou 300 mètres du lieu
IMAGES DE LA GRANDR GUERRE 243
(les explosions; nous pouvions donc contempler à
loisir un tableau superbe. De nos lignes, les tor-
[lillcs s'«''lan<;aionl vivement, s'élevaient droit dans
le ciel avec la légèreté de l'alouette, puis arrivées
à leur zénith s'inclinaient par une série d'ondula-
tions gracieuses, souples comme un vol d'oiseau.
Kilos hésitaient d'ai)ord, comme cherchant leurs
^ iclinies, et ensuite, à une vitesse effrayante, fon-
• •aient sur leur proie. Elles disparaissaient enfin
sous la ligne du plateau et la flamme jaillissait.
Ces oiseaux gracieux croisaient dans leur course
lies i)Ourdons énormes et lourds : les « seaux à
charbon » de nos vis-à-vis. Leur vue était gro-
tesque. Ils montaient péniblement, avec une grâce
de rustaud, en roulant sur eux-mêmes, comme
dépourvus du sens de l'écjuilibre, et retombaient
f ensuite, massifs, au milieu d'un bourdonnement
énorme et produisaient une explosion de tonnerre,
un cataclysme.
La vue de ce déchaînement de furie était
agréable, bien qu'émotionnante, à distance; dans
les tranchées, sous cette avalanche, la situation
était terrifiante. La garnison est rentrée dans les
abris et, dans un silence accablant, elle laisse
passer l'orage. Mais les guetteurs? Pour eux, c'est
la lutte angoissante de la souris contre l'aigle t
Une seule tacti(jue possible : sur[)rendre l'oiseau
dans sa course, suivre ses évolutions, et lorscju'il
fonce sur eux, se dérober adroitement, ils sont
244 IMPRESSIONS DE GUERRE
donc tout yeux et surtout tout oreilles. En face^
un coup de pétard sourd : c'est un départ. Atten-
tion! Voilà le bolide qui monte. Où va-t-il7 Ils le
suivent anxieusement, le voient hésiter. Tout à
coup il s'abat. Horreur ! c'est pour nous ! Les
hommes se jettent derrière un pare-éclat ou s'en-
foncent dans le vestibule d'un abri. Aussitôt un
« boum » sonore retentit; quelques instants se
passent, longs comme des siècles, et puis le sol
oscille, la terre semble s'ouvrir et une explosion
effroyable les heurte de son souffle, brutal comme
un coup de massue.
Dans les périodes normales, le danger n'est pa»
pressant; avec de l'attention, du sang-froid et un
peu d'agilité, il est possible d'échapper aux mons-
tres. Mais quand le bombardement en est à son
point de crise, la lutte devient inutile. Les torpilles
et les « seaux à charbon » s'entre-croisent dans l'air,
retombent en pluie. Inutile alors de se garer; ce se-
rait pour tomber de Gharybde en Scylla, et du reste
cet eff"ort n'est plus possible; les nerfs épuisés par
une tension excessive, disloqués par les chocs,
sont à bout; ils ne réagissent plus. Il n'y a plus
qu'à attendre, dans l'hébétude, le coup atroce et le
déchirement horrible.
Ce jour-là, l'un des nôtres, le soldat Hot, fut tué
dans ces circonstantes, victime de sa vaillance. De
la porte de son abri, il observait le bombardement.
Il aperçut à quelques pas de lui l'un de ses cama-
IMAGES DK LA GHANUK GUFIRHK 245
rades on faction, paie comme un mort, W'^*- d'Iior-
reur. Ilot s'informa : « J'ai peur, lui avoua son
ami. — Rentre, je prends ta place; moi, ça ne me
fait rien. » Kt il prit bravement la garde sous
l'averse terrilianle. Il essaya d'user de tactique;
<•(> fui impossible; le tir «'tait trop dense. Pendant
qu'il se garait d'un seau, une torpille percutante
tomba à ses pieds et éclata sur le coup. Le mal-
beureu.v fut retrouvé en lambeaux sous un amon-
cellement de terre.
La situation était épouvantable. Pourtant nos
braves la dominaient de leur grandeur. Ces traits
notés parmi beaucouj) d'autres en feront foi.
Le soldat D... guettait, insensible en apparence
au danger, absorbé par sa mission. Le moment
criti(pie était arrivé : la nuit commençait à tomber
et l'irruption des Bocbes était à craindre. D ..
redouiilait dorii- do vigilance. Mais la difliculté
était grande; des herbes hautes lui coupaient la
vue. Il eut bientôt trouvé la solution : il monterait
sur le parapet; le danger serait extrême, mais il
verrait; le reste ne comptait plus! Sans hésitation
il monte donc el, à genoux, dans la terre remuée,
le dos courbé, le cou tendu, l'cril lixe, il observe,
indiiïérent à la mort qui l'entoure.
Une lourde obsession pesait alors sur les es-
prits : l'arrivée des ennemis. Le caporal L..., un
a envahi », le ccuur débordant de rage, les atten-
dait. Il se tenait à la porte de son abri, le fusil à la
246 IMPRESSIONS DE GUERRE
main droite, une grenade dans la g'auche. Il avait
le dos courbé, les jambes repliées; son front était
barré d'un pli féroce, ses yeux injectés de colère :
un taureau en arrêt, n'attendant que l'ennemi pour
bondir. Lui non plus n'avait pas peur, et pour lui
non plus, la mort ne comptait pas.
La hiérarchie, à tous les degrés, veillait. Le
sergent C..., étant de service, devait s'assurer, par
des rondes fréquentes, que les guetteurs étaient à
leur poste. Ces promenades étaient assurément
peu agréables, mais il les accomplissait avec
flegme; il n'eût pas fait un tour de boulevard avec
plus de calme. Au cours d'une de ces rondes, il
entra dans l'abri de sa demi-section, afin de cons-
tater si tout le monde était prêt pour l'alerte pos-
sible. Il aperçut, blotti dans un coin, l'un de ses
hommes. C'était une mauvaise tête. Au repos,
quelques semaines auparavant, pour faire preuve
de bel esprit, il s'était écrié derrière C... : « On les
verra, les serg-ents, aux tranchées ! » C..., sous
l'insulte, n'avait pas sourcillé, mais intérieure-
ment il avait répété : « Oui, tu les verras I » Ce
moment était arrivé. Le bombardement se ralen-
tissait et C... avait besoin d'un homme de liaison
pour sa prochaine tournée. D'un air indifférent, il
se tourna donc vers notre forte tête et lui dit :
« Venez avec moi! » Le soldat se redressa, inter-
loqué. A l'attitude du serg-ent, il comprit qu'il
n'avait aucune échappatoire. Il se leva en gro-
IMAGES DK LA GRANDE GUERRE 247
gênant et, à la suite de son sergent, monta l'escalier.
C... niurclui sans se presser, imperturbable, puis
revint à l'abri. « Eb bien, lança-t-il à son compa-
gnon (le ronde, on les a vus, les sergents? »
L'boinmc était maté. Tremi)lant des fortes émo-
tions subies, bonteux sous le regard mofjueur de
ses camarades, il se jeta dans son coin et garda un
silence morose.
Nous attendîmes en vain; les Allemands étaient
sortis sur notre droite. Voulant se renseigner sur
les nouvelles troupes qui les ennuyaient tant, et
dans le but au.ssi de leur inspirer une saine ter-
reur, ils avaient organisé un cou[) de main. A la
nuit noire, ils bondissaient de leurs trous, et par
une brècbe de nos réseau.x dislocjués, sautaient
dans notre trancbée. Une sentinelle tout à coup
vit surgir des ombres et, en même temps, avant
qu'elle ait pu jeter le cri d'alarme, elle s'afFaissait,
frappée d'un coup mortel. Aussitôt les assaillants
passent par cette trouée, se divisent en groupes
et s'enfoncent dans nos lignes. Heureusement, la
sentinelle voisine a vu des mouvements désor-
doimés qui s'agitent dans l'ombre. Elle devine le
danger et crie : « Les Bocbcs ! » L'alarme se
répand dans le (juartier et la résistance faroucbe
s'organise ; un combat de boyaux s'engage,
acbarné.
Les bauts faits qui s'accomplirent alors mérite-
Î48 IMPRESSIONS DE GUERRE
raient un rapport détaillé, tant ils sont beaux d'hé-
roïsme et d'abnégation.
Pour s'assurer un retour facile, les Allemands
devaient s'emparer d'un poste d'écoute. Un groupe
se dirige donc vers ce poste par la sape, le prenant
à revers, pendant que d'autres, restés en avant,
s'approchaient de leur côté. Le caporal Ch... occu-
pait le poste avec deux hommes. Tout à coup, il
se voit assailli, entouré. Admirable de sang-froid,
il charge ses hommes de contenir les Boches de
l'avant, pendant qu'il refoulera ceux de l'arrière.
Il s'arme donc de grenades, s'avance de quelques
pas et les lance aux assaillants qui, ahuris de cette
résistance inattendue, reculent en désordre. Le
caporal, mettant à profit ce moment d'hésitation,
improvise à la hâte un barrage au moyen de sacs
de terre qu'il arrache au parapet, puis, derrière ce
mur, il attend. Les assaillants, remis de leur
déconvenue et encouragés par le revolver mena-
çant de leur gradé, reviennent à la charge. De
nouveau, ils sont accueillis vigoureusement : les
grenades éclatent au milieu de leur file. Plusieurs,
blessés, s'éloignent en hurlant; bientôt, de sept ou
huit, ils ne sont plus que trois. Alors le caporal
renouvelle sa provision de grenades, enjambe son
barrage et poursuit ses ennemis qui s'enfuient
éperdus.. La sape est libre; en avant, les coups de
fusil et les grenades ont écarté les assaillants.
Le poste d'écoute est dégagé. Le caporal reprend
IMAGES DK LA (iRANDK GUKRRK 24'J
sa place et, l'œil au guet, le doigt sur la dt-tcnte,
attend (jue les Boches délilent.
En même temps, la lutte se poursuivait dans les
boyaux, aveugle et hoirihle. Au signal d'alerte, la
troupe s'était précipitée de ses abris et courait à
ses postes de combat. Le sergent Patou marchait
en tète de la section de droite, entraînant ses
hommes. A un tournant du bovau, il se heurte à
un énorme Teuton. Celui-ci tire un coup de revol-
ver; le serjjent s'affaisse, mortellement atteint.
Son énergie cependant reste intacte : il se dresse
sur les genoux, prend une grenade, l'amorce et
d'un geste défaillant la huice en pleine [toitrinc de
son agresseur. La grenade éclate, couchant l'agres-
seur, mais le sergent ne l'entend plus. Il est
retombé, la face contre terre, et il râle. Galvanisés
par cet exemple d'énergie surhumaine, les soldats
jettent à leur tour des grenades et s'avancent.
L'ennemi est refoulé.
Sur la gauche, un drame semblable se jouait.
La vaillante troupe se précipitait de même et se
heurtait aux Allemands. Le soldat Borel, sans
attendre ses camarades, a couru au danger. II
aper«;oit l'ennemi et aussitôt, sans abri, fait le coup
de feu jus(ju';i ce qu'une balle «le revolver le
couche. A ce moment, la section arrivait. Le ser-
gent F..., le premier, voit le chef de hle interdit,
et l'abat. Les autres, terriliés, s'enfuient. La sec-
tion s'avance et occupe la tranchée.
S50 IMPRESSIONS DE GUERRE
Surpris par cette riposte soudaine, les assaillants
se sont ralliés et déjà disparaissent dans leurs
réseaux. Malheureusement, ils ont fait prisonniers
quelques isolés qu'ils emmènent dans leurs lignes.
L'un de ces prisonniers, confié aux soins de deux
kamerads, grâce à la confusion du départ précipité,
était resté en arrière de la bande. Lorsque le trio fut
parvenu sur le terre-plein, l'un des Allemands fut
atteint par un éclat de 75; hurlant de surprise et de
douleur, il s'enfuit vers sa tranchée sans plus s'oc-
cuper de sa mission. L'autre cependant conserve
soigneusement sa capture; mais comprenant que
désormais la persuasion vaut mieux que la force,
il prodigue les attentions touchantes. Il indique le
chemin avec des gestes délicats ; dès qu'une fusée
s'allume, il fait coucher son homme d'une tape
amicale, puis le fait relever de même. Inais notre
Français n'est pas séduit par ces bons procédés; la
captivité ne lui sourit nullement. Il étudie la situa-
tion et cherche un moyen rapide de fausser poli-
ment compagnie à son tendre gardien. Tout à
coup, une nouvelle fusée éclaire le plateau ; entre
les herbes, à quelques pas devant lui, il aperçoit
un énorme trou d'obus. Son plan est vite mûri.
Au signal du kamerad, il se lève, se met en marche
et, au moment où son compagnon passe sur le
bord de l'entonnoir, lui lance un coup de tête for-
midable dans la poitrine et l'envoie rouler au fond
du trou. Le Boche furieux se relève péniblement
IMAGF.S DK LA (iRANI)l': (;UI:RRE 251
et du revolver clierclio l'ingrat Franrais. D»'jà
celui-ci t'tait rentré chez nous. L'ordre est rctaldi.
Les hommes occupent la liizno des tranciiées. Les
visages sont redevenus calmes, et les cœurs bat-
tent leur rythme accoutumé.
Deux jours après, les Allemands, peu satisfaits
sans doute de leur j»remier essai, rccommenraient
et le bombardement re[)renait encore selon le
même rite. Cette fois, l'ennemi n'obtint qu'un
résultat insigniliant : il enlève à notre droite un
seul isolé, mais, par contre, laisse entre nos mains
le cadavre de l'officier qui dirig-cait l'attaijue. Cet
insuccès était dû à une vigilance plus étroite de
notre part. Instruits par la première affaire, nous
a\ ions pris les dispositions nécessaires pour é\iter
la surprise. Dès (jue le moment critique lut arrivé,
les hommes sortirent et occupèrent leurs postes
de combat. Cette mesure était terrible, mais elle
s'imposait: nos défenses n'étaient pas encore suffi-
santes, et, par ailleurs, il était préférable de courir
les risques <lu bombardement que de s'exposer à
être massacrés, sans défense, au fond d'un abri.
Cette précaution nous évita une catastrophe;
cUe nous coûta cher cependant. Deivv" torpilles
tombèrent en jtlein milieu de l'une de nos tran-
chées; elles nous tuèrent cinq hommes et en bles-
sèrent plusieurs autres.
Vers dix heures, le bombardement s'espa\;a et,
252 IMPRESSIONS DE GUERRE
peu à peu, le calme se rétablit. Dans le silence de
la nuit, les nerfs se détendirent et tombèrent à
plat : nous étions usés. Nous dormîmes d'un lourd
sommeiJ, indifférents à tout.
Le lendemain, nous ne reprîmes conscience que
pour sentir douloureusement le grand vide creusé
parmi nous : la veille encore, moins de douze
heures auparavant, nos camarades vivaient dans
une heureuse tranquillité, à cent lieues de penser
au sort qui les attendait. Et tout à coup la mort
avait passé parmi nous et nos amis étaient dis-
parus 1 C'était fini.
La journée se passa dans l'accablement qui
comprimait les esprits et les cœurs. Les heures
s'écoulèrent avec une lenteur désespérante, en
attendant le moment de rendre aux victimes nos
derniers devoirs.
La cérémonie était fixée pour la soirée. Vers
six heures trente, les hommes de service et les
amis étaient rassemblés au poste de secours, et
pendant que s'accomplissaient les préparatifs du
départ, ils contemplaient les restes sanglants. Le
triste spectacle! Des corps étendus, des membres
figés dans une dernière contraction, des vête-
ments en lambeaux, souillés de terre, et le sang
coulant par d'horribles blessures! Mais ce qui par-
dessus tout absorbait l'attention, c'étaient les
pauvres tètes; les visages crispés étaient noirs de
IMAGKS Di: I.A (i HANOI'; G U K R R K 25 J
pouilio. maculés de houe jxHric de sangf, les che-
veux en désordre. Des yeux ouverts, sans reg^ard,
roflélaicnt encore l'horreur suprême; des i)ouches
héantes scnihlaient proférer encore le dernier cri
d'angoisse éperdue.
Lentement le cort^g^e s'éhranle, encadré par le
jiiquet (jui marche le fusil has, la tète hasse aussi.
JjCs amis, en foule j»ressée, suivent, les fronts
courbés, dans un silence poignant, li\r<'s à de
sombres pensées. Sous une imj)ression de tristesse
navrante, la funèbre troupe défile, dans le jour qui
baisse, sur le tortueux sentier qui court au flanc
du ravin et, après une marche longue et mono-
tone, arrive enfin au cimetière.
Il est grand déjà, ce cimetière! Lentement, jour
par jour, les tombes se sont alignées et peu à peu
ont envahi le champ qu'elles recouvrent à présent
de leur glorieuse moisson de croix. Sur les ins-
criptions, nous suivons la j)rogression inexorable
de la mort; voici tout d'abord des Anglais qui, les
premiers, ont reconquis ce coin <le notre France;
leurs croix s'alignent avec cette brève mention :
X..., dead in the action. Puis voici les Français, et
le défilé des régiments commence. Enfin voici le
nôtre: déjà nous avons pavé notre tribut. Grand
cimetière! Et combien d'autres pareils jalonnent
la longue ligne du front!
Mais bientôt une impression de sérénité monte
du cimetière, et dépasse les noires pensées. C'est
254 IMPRESSIONS DE GUERRE
qu'il est bien touchant, dans sa simplicité, ce cime-
tière. Pas de ces monuments encombrants et laids
où s'étale la vanité des survivants, pas de chaos
discordant dans lequel se survivent les inégalités
de la vie. Les tombes sont toutes pareilles, et dans
leur rusticité elles sont belles : de pauvres croix
de bois aux inscriptions uniformes, des encadre-
ments modestes, et sur la terre quelques fleurs,
dernier témoignage d'un ami vigilant. De cette
simplicité, un sentiment intense de paix religieuse
se dégage : nous sentons que nous sommes entrés
dans le champ du repos, sous les yeux de Celui
qui fait justice au cœur.
Nous avançons, et voici que devant nous s'ouvre
un vaste trou béant : la tombe commune de nos
cinq braves. Ses dimensions insolites évoquent
derechef le drame dans sa tragique horreur.
Les brancardiers s'approchent, déposent les
corps et les alignent sur le bord de la tombe, pen-
dant que la foule se groupe en un morne demi-
cercle. Aussitôt les belles prières commencent et
se déroulent : les corps sont descendus et la der-
nière bénédiction leur est donnée.
Mais ce n'est pas tout. Les assistants n'ont pas
pénétré tout le sens des formules liturgiques; ils
n'ont pas saisi les touchantes implorations, les
demandes de pardon et de paix. Alors ils veulent
prier encore, prier à leur manière. Soulager leur
eœur si plein d'affection pour leurs pauvres amis 1
IMAGES DK LA GRANDE GUERRE 255
Afin (le permettre à co désir île se satisfaire, je les
invite donc à réciter une dizaine de cliapolct.
L'ajipel est entendu et accepté avec joie. Aussitôt,
tous se mettent à genoux sur la terre remuée, et
(lu hord (le la lomhc, en présence des corps immo-
biles, une pricrc ardente monte vers le ciel. Les
cœurs sont étroinls par le spectacle navrant;
l'émotion se communi(iue, grandit, éclate : des
sanglots entrecoupent les paroles. Mais chacun se
raidit et la pricre se j)0ursuit, empreinte d'une foi
profonde et d'une intense imploration.
La prière est finie. A présent pèse le silence
lourd, tragique. Les esprits se livrent aux pensées
qui se dégagent de cette tombe immense. Ils
\oient celte belle jeunesse fauchée, d'un coup
brutal. Ils sentent, plus que jamais, le vide irrépa-
rable, les nobles amitiés brisées. Ils revoient le
passé, les jours atroces supportés dans des souf-
frances communes, les heures de paix vécues dans
une douce intimité. C'est fini! Mais surtout, les
pauvres familles! Les imaginations se transpor-
tent au loin, se représentent les fovers atteints :
vieux parents, é[»ouse entourée de beaux eid'ants,
sœurs et fiancées. Nous les voyons recevoir,
demain, la dernière lettre, la lire avec amour et
puis, pleins de confiance, attendre la suivante,
c(dle (|ui ne viendra j)lus...
Cependant les brancardiers ont commencé leur
♦uiicbrc besogne. La terre tombe, glisse, coule et.
25C IMPRESSIONS DE GUERRE
peu à peu, recouvre les morts. La tête a disparu,
la poitrine aussi. Le flux de terre peu à peu
s'avance; le voici aux genoux, puis aux pieds;
l'extrémité des brodequins, seule, émerge. Vite,
nous fixons cette image comme pour ne pas
perdre le dernier contact; nous adressons aux
chers défunts un suprême au revoir, et c'est fini.
Nous retournons lentement dans le calme de la
nuit.
Les hommes étaient mortifiés de ces aventures ;
ils n'avaient pas cependant des âmes de vaincus;
une sourde colère les agitait. Quelques jours
après, cette colère reçut un nouvel aliment. L'un
des nôtres se fit tuer, durant la nuit, en posant des
fils de fer et, sous les rafales de mitrailleuses, il
fut impossible de le ramener dans nos lignes. Le
matin le cadavre apparut pendant, pauvre haillon,
dans le réseau. Les Allemands le virent aussi, et
durant toute la journée ils s'amusèrent à le trans-
percer de leurs balles.
Cet outrage indigna les hommes; des désirs de
revanche commencèrent à se manifester.
Sur ces entrefaites, parut une note du général
de division. Elle prescrivait quelques mesures de
précaution, ordonnait de ne laisser aucun répit à
l'ennemi, de le harceler sans cesse afin de prendre
l'ascendant sur lui, et se terminait à peu près en
ces termes : « Il est inadmissible que les Boches
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 257
montrent plus de cran que nous Une occasion se
présentera sans doute bientôt de leur montrer que
les Français n'ont rien à leur envier sous ce rap-
port. »
Que sig^niliaient ces paroles énigmaliques? Per-
sonne ne le savait et les conjectures allaient leur
train.
Bien vite nous nous rendîmes compte que
quelque chose se préparait. Chaque nuit, des
travailleurs montaient en ligne et creusaient
d'énormes trou.s : des emplacements île cra[)0uil-
lots, as.surait la rumeur. Le doute un beau jour fit
place à la certitude : des officiers d'artillerie arri-
vèrent, dressèrent leurs plans et peu après les
« crapouillolcur.s » installaient leurs cnt;ins. Nous
allions donc avoir un bombardement, et même un
bombardement soigné, à en juger par le nombre de
batteries. Bientôt un énorme stock de torpilles,
quinze cents, disait-on, arrivait. Dès le soir mrme,
il fallait amener ces nmnitions à pied d'œuvre et
une longue théorie montait lentement les escaliers
raides. Les hommes étaient courbés sous le far-
deau; ils haletaient de l'ascension pénible, mais
ils étaient contents. « Que transportez-vous là? »
demandai-je au hasard. — « Un colis pour U'>
Boches! u, et aussitôt une autre voix prolongeait
en écho : « Qu'est-ce (ju'ils vont prendic, les
Boches! » et tout le monde riait
Nous n'étions pas au bout do nos surprises. Un
II. 47
258 IMPRESSIONS DE GUERRE
jour je monte à ma compagnie et me rends au
l)ureau. J'y trouve mon sergent-major. « Eh bien,
fourrier, quoi de neuf en bas? — Rien! — Quoi,
rienl Vous ne savez donc pas? — Oh si, nous
aurons bientôt concert! — Oui, mais après? » Le
ton mystérieux du sergent-major était chargé d'in-
connu. Je tentai inutilement de le sonder.
Au reste, le mystère devenait bientôt le secret
de polichinelle : nous devions tout simplement
tenter un coup de main afin de terroriser nos vis-
à-vis et de ramener, si possible, quelques prison-
niers. Ainsi nous aurions la paix et nous serions
renseignés.
Les préparatifs commençaient aussitôt. Une
équipe spéciale était constituée et son dressage
entrepris sans retard.
L'opération avait été prévue dans ses plus petits
détails; rien n'était laissé au hasard ou à l'impro-
visation. L'armement était conçu en vue de la
lutte de boyaux : un pistolet automatique, un poi-
gnard, des grenades. Le costume était adapté aux
circonstances : vareuse, ceinturon fortement serré,
sans cartouchières, — pas de cravate; l'agrafe de
la vareuse ouverte : il fallait n'offrir aucune prise
à l'ennemi. La troupe était divisée en groupes, à
chacun desquels était attribué un rôle spécial,
simple, bien déterminé : occuper un boyau, y établir
un barrage; — nettoyer la tranchée sur un parcours
désigné; — enlever un poste d'écoute; — vider
IMAGKS DI-: LA GRAND K GUERRE 259
un ;il)ri. Des photos d'avion avaient été remises
aux officiers et ceux-ci, grâce à ce précieux docu-
ment, avaient a réalisé » la situation. Parfaitement
instruits, ils avaient dirigé sur un polygone d'exer-
cices des répétitions qui avaient fixé les idées de
chacun.
Tous les acteurs possédaient leur rôle à mer-
veille et attendaient avec confiance le jour fixé.
Le grand jour, vers une heure, la séance com-
mençait. Les 75 arrivaient i)ressés, coupaient l'air
(le leurs sifllements aigus. Les gros oiseaux de
tranciiées prenaient leur vol, montaient, fonçaient.
Kn quehiues minutes, le plateau retentissait de
craquements sinistres.
J'étais alors enterré dans le fond du P. C. de
combat du bataillon. J'y perdais l'avantage du
spectacle, mais la situation ne manquait pas d'in-
férét. L<\s vibrations arrivaient jusque dans nos
[)rofondi'urs, les sons aussi, bien qu'étouffés :
c'était un solo de grosse caisse, écrasant par la
force des coups et leur martèlement continu.
Je suivis ainsi pendant un certain temps, à ma
façon, les périj)éties du bombardement, puis tout
à coup mon attention fut distraite et ramenée à
l'intérieur de notre souterrain par un ton de voix
nasillarde : le téléphone parlait. Le bavard! Je
levai les yeux vers l'appareil. Le commandant
était debout et, le o combiné » sur la bouche et
sur l'oreille, il entretenait les quatre coins cardi-
260 IMPRESSIONS DE GUERRE
naux. — « AUol compagnie ouest! Comment ça
va-t-il? Le bombardement avance? Et la brèche?
Le 75 tire trop court! Vous recevez de nos cra-
pouillots! — Comment cela se fait-il? — Avez-
vous des blessés? — Vos tranchées sont abîmées? »
Puis de nouveau un « allô » retentissait et la
même conversation reprenait avec la compagnie
est.
Et ce n'était pas tout, hélas! Le pauvre com-
mandant n'avait pas seulement à se renseigner; il
devait ensuite transmettre les informations : il
devait se débattre successivement avec les états-
majors étages qui tous voulaient s'informer direc-
tement. Qu'ils étaient avides et qu'ils étaient
impatients. «Allô! colonel! bataillon nord écoute!
— Allô! brigade! — Allô! division! » Ces excla-
mations revenaient à chaque instant et chaque
fois le commandant, de son calme imperturbable,
répétait, comme une leçon, la partie du dialogue
que tout à l'heure nous avions devinée aux cra-
quements du diaphragme. Nous avions la sensa-
tion très vive que de partout les attentions étaient
tendues vers nous; nous sentions les états-majors,
coiffés des oreillères, au bout de nos fils, comme
à l'extrémité d'un nerf.
Pendant ces conversations animées, notre tir
avait pris fin et celui des Boches, peu à peu, s'était
assoupi. Les résultats nous arrivaient bientôt : les
brèches étaient amorcées, loin d'être à point. L'ar-
I
IMAGES DI-: LA GRANDF: GUKRRE 261
lillcrie demandait donc un nouveau tir de ri^glage,
afin de procc^der avec impeccabilité au grand bom-
hardernont du soir.
Il fallait pr«''vt'nir la compagnie que le lir allait
reprendre, alin do mettre les hommes à l'abri.
Cette mission me revenait, car un tel message ne
pouvait être confié au lélrphono. parfois indiscret.
« Courez, me dit le commandant; le tir reprend
à deux heures cinquante ; vous avez un quart
d'heure, juste de quoi faire la route. » C'était peu;
je me hàto donc dans le dédale de boyaux et j'ar-
rive sans encombre au souterrain de mon capi-
taine. Je lui fais part de la nouvelle et lui demande
le détail des résultats obtenus. Pour être clair et
précis, il veut les donner par écrit. Tranquille, il
s'installe donc à sa table et je le vois rédiger, ré-
diger ! Le temps me paraissait plutôt long. Je
regardais courir la plume, tout en pensant : « Le
tir va recommencer! Kncore cinq minutes!...
Encore deux minutes! Oh! paperasses! «
PiMidaiit que je peste intérieurement contre les
ra|»ports écrits, voici des sifflements qui passent :
« Ça y est; le tir est repris! .Me voici dans une
jolie situation ! »
Aussitôt, du tac au tac, les Allemands s'étaient
mis h répondie; au bout de (juel(|ues minutes la
jduio d'acier tombait drue. A cluujue instant le
houm d'une chute nous parvenait, puis après
quelques secondes, écoulées lentement dans une
262 IMPRESSIONS DE GUERRE
attente axieuse, un déchirement gigantesque se
produisait. Et chaque fois c'était dans l'abri un
choc, un contre-coup douloureux, un coup de
bélier qui nous assommait. Les parois vacillaient,
se déplaçaient dans le haut de 40 à 50 centimètres,
tantôt à droite, tantôt à gauche; parfois le plafond
s'abaissait et nous recevions sur la tête un véri-
table coup de massue. Nous étions dans un vais-
seau, battu par des vagues furieuses, implacables,
acharnées en meute. Pendant ce déchaînement,
l'horreur s'était appesantie sur nous et dans un
morne silence nous attendions.
Enfin, le rapport est terminé. C'est le moment
critique. Je monte l'escalier et, avant de m'enga-
ger dans la fournaise, j'inspecte les abords : ils
étaient battus à chaque instant ; impossible de
passer. Au reste, le rapport n'était pas pressant et
le tir ne devait pas durer. Je me résignai donc,
et descendis quelques marches, attendant une
éclaircie. Minutes longues I
Déjà, à plusieurs reprises, le ciel avait semblé
se rasséréner, et chaque fois j'avais été contraint
de rentrer prestement. Enfin, le calme parut se
rétablir. Fatigué d'une longue indécision, je me
décide à risquer le passage. Je monte l'escalier et,
au moment où je vais déboucher du vestibule,
j'entends à quelques pas, dans le boyau, un bruit
mat, une chute. Qu'est-ce? Sans doute un débris,
une motte de terre? Je ne m'émeus pas; pourtant
IMAGliS l)K LA GRANDE GUKKHli i03
une prudence instinctive me fait reculer d'un pas.
J'attends cinq secondes, peut-être dix. Dc'îcidé-
mcnt, il n'y a rien. J'allais émerger lorscjue je suis
rejeté, plaqué dans l'escalier : le bolide était un
0 seau à charbon » ! Je me relève meurtri, les
mend)res tremblants, sufToqué par des battements
de ccrur désordonnés. L'aventure avait calmé ma
bàtc. Je pris mon mal en patience et, lorsque
l'averse eut cessé, je revins. Comme bien l'on
pense, je « fis » vite.
A part ((uclques rares obus, jusqu'à sept heures,
l'atmosphère l'ut calme. Cependant, nous pensions
obstinément à nos camarades «jui attendaient
l'heure d'entrer en scène.
En ce moment, ils étaient à l'arrière, aux cui-
sines, où un bon repas leur était préparé en vue
de leur donner force et confiance. Mais les appétits
étaient loin d'être à la hauteur du menu ; seul le
café et la « gnole » reçurent (jucltiue accueil. C'est
que ces braves depuis le matin avaient le trac —
et qui oserait leur en faire un bhlme? — Ils ne
pensaient à rien, ou plutôt une obsession les assié-
geait, aveuglant le champ mental : « Ça approche;
encore quatre heures, encore trois heures! » Par-
fois l'angoisse, changeant de pôle, s'intervertis-
sait : « Mon Dieu, que c'est long! Vivement, que
ça soit fini! » Angoisse sourde, profonde, ([ui pa-
ralysait le cœur. La tétc était brûlante, des four-
millements dans les doigts, les jand^es molles.
264 IMPRESSIONS DE GUERRE
Nos hommes cependant réagissaient, et superbe-
ment. Les chants résonnaient; les plaisanteries,
les bons mots fusaient. Un spectateur ignorant se
fût cru, sans doute, en présence de joyeux excur-
sionnistes.
L'après-midi se passa dans ce lancinement éner-
vant. Enfin, a six heures et demie, la période d'at-
tente prenait fin. On se mettait en marche vers les
abris de première ligne, où, en deux groupes dis-
tincts, on devait passer la dernière heure de bom-
bardement pour sauter ensuite chez les Boches.
Ce que fut cette dernière heure, on le conçoit
aisément : l'angoisse pesait plus lourd, l'inquié-
tude physique était au paroxysme. Et la pensée
hallucinante s'imposait, plus tyrannique : « Encore
une demi-heure, encore dix minutes. Mon Dieu,
que c'est longl » Pour maîtriser l'émotion, la
gaieté s'affichait; quelques acharnés jouaient aux
cartes.
Sept heures cinquante-cinq. Debout! L'action com-
mence. Instantanément l'inquiétude les quitte; le
calme est revenu. L'officier inspecte rapidement
ses hommes, répète en quelques mots le rôle de
chacun, donne les dernières recommandations et
termine par ces mots : « Courage, confiance! »
Tous vont occuper leur poste de départ.
L'officier prend sa montre en main : 7 h. 59...
— 20 secondes... 30 secondes... 45... 50... 55...
Attention! — En avant!
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE J65
Au même instant précis, l'artillerie et les cra-
pouillots abandonnent le terrain d'attaijue et des-
sinent, on avant et sur les côté des assaillants, une
barrière protectrice.
Les deux groupes, d'un seul bond, surgissent
au-dessus de la sape, à travers l'obscurité fran-
cbissont les brèclies et disparaissent dans la tran-
cliée opposée. Aussitôt les fractions se séparent.
Dans le groupe de gaucbe, l'une va à gauche à une
cinquantaine de mètres et y établit un barrage;
dans le groupe de droite, l'une s'en va à droite
remplir le même office ; une autre s'enfonce à
toute vitesse dans le boyau, en se faisant précéder
de grenades, et s'installe à son poste. Pendant ce
temps, de gauche et de droite, deux autres partis
s'en viennent à la rencontre l'un de l'autre alin de
nettoyer la Iraiichi'o; un ;iutre inspecte le boyau.
néce[)tion ! On ne trouve rien; pas l'ombre d'un
Boche. Kn tout un fusil, celui d'un guetteur qui,
sans doute, à l'apparition de cette troupe de dé-
mons, s'était enfui à toutes jambes. L'artillerie
avait trop bien travaillé : la Iranciiée et le boyau
étaient bouleversés de fond en comble ; pas moyen
(le découvrir un poste d'abri. Çà et là, en pre-
mière ligne, lies débris de poutres surgissaient de
la terre dans un chaos inexprimable : c'étaient les
vestiges de gourbis défoncés Leurs liabitants, s'il
s'en trouvait, avaient leur comj)te ; il n'v avait pas
lieu de s'en [>réoccuper. Pour tout butin, un fusil,
266 IMPRESSIONS DE GUERRE
un périscope, quelques grenades, un manteau de
guetteur. Maigre prise! Mais que faire? Il ne fallait
pas songer à pousser en deuxième ligne où le gibier
ne manquait certes pas. Le cas n'avait pas été
prévu; comment improviser en quelques secondes
une nouvelle tactique? Du reste, dans le boyau, les
caillebotis résonnaient déjà sous des pas nom-
breux. L'ennemi s'était ressaisi et arrivait en
force; il fallait déguerpir au plus tôt. L'officier
donna un coup de corne; la troupe se rallia et en
un clin d'œil disparaissait dans la tranchée d'en
face. Le drame était joué.
Du fond du poste de commandement, anxieux,
nous attendions. Comme eux, lors de la période
d'attente, nous avions mesuré le lent écoulement
du temps et, comme eux, nous avions senti l'in-
quiétude physique monter. A chaque intant les
montres sortaient des poches. Enfin une voix
s'écrie : « C'est l'heure! » et un silence de plomb
s'appesantit sur nous. Plus fiévreux, quelques-uns
montent dans le boyau, gravissent le parapet et
écoutent. Rien! Pas de fusillade! Donc ça va bien!
Dix minutes se passent, sans un mot. Tout à
coup l'avertisseur du téléphone brise le silence de
son grincement énervant. C'est la première ligne
qui parle. Ils sont rentrés, tous, mais ne ramènent
pas de prisonniers 1 Les cœurs aussitôt se dé-
tendent, mais nous restons déçus.
Quelques minutes encore : une trombe se pré-
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 867
cipitc dans noire escalier. « Nous voilà! Nous
voilât » Nos braves font irruption, nous assaillent,
entourent le commandant qui s'efforce d'imjjoser
un peu de calme et se défend en vain. Tous parlent
à la fois, l'exaltation est extrême; ils s'agitent,
dansent, brandissent le fusil, élèvent les grenades,
déploient le manteau; ceux qui n'ont pas de butin
font tournoyer leurs pistolets, leurs poignards.
C'est une scène diabolicjue, un vrai sabbat. La
situation est dangereuse, au milieu de ces armes
et de ces explosifs ; nous sommes sur un volcan en
travail. Il est urgent de trouver un dérivatif. Les
faire remonter, il n'y faut pas songer : ils veulent
voir le commandant, causer avec lui. Il n'y a
qu'un moyen : les faire descendre encore. Le
commandant, de toute la force de ses poumons,
domine le tumulte : « Allons, mes amis, du calme
et de la patience! Je vais voir d'abord votre offi-
cier; je vous écouterai ensuite » Médusés par
cette décision, ils se laissent pousser et docile-
ment descendent l'escalier. L'air froid du souter-
rain les rafraicbit soudain : l'exaltation tombe. Ils
ne sont plus qu'énervés, fortement. Nous prolitons
de leur sagesse subite pour les désarmer.
Quelque temps après, ils remontaient, rece-
vaient du connnandant un bon mot de remercie-
ment et, le cœur léger, allaient dormir.
Deux jours après, les braves partaient en per-
mission. Le groupe s'éloigna joyeux, mais en
268 IMPRESSIONS DE GUERRE
arrière, un caporal marchait en silence, l'air
triste, la tête basse. Il était « envahi », et sans
aucun doute la permission lui souriait moins
qu'aux autres. Cependant sa tristesse était étrang-e.
L'adjudant de bataillon, un « pays », l'appelle :
« Qu'est-ce que tu as? On dirait que tu n'es pas
content de partir? — Oh! si. — Où vas-tu? — A
Paris ! — Où vas-tu loger? — Je ne sais pas 1 »
Ce caporal était un héros du devoir. Dépourvu
de tout esprit d'intrigue, en tout il se laissait faire,
sans jamais rien chercher, rien demander. On lui
offrait une permission, il la prenait. Il n'avait
aucun parent, aucun ami dans la France non en-
vahie. Il irait donc à Paris, le refuge des épaves.
Il n'avait pas d'argent : il se louerait dans un
hôtel, comme plongeur. Le jour, il travaillerait, et
la nuit, pour ne pas dépenser l'argent gagné, il
coucherait sur un banc de boulevard, sous un
pont. N'était-il pas habitué à la dure? Et ainsi,
avec la somme économisée, il se payerait deux
jours de vraie permission, à la fin.
Tel était le plan que ce simple avait échafaudé,
et que, sans aucun calcul, il exposait à son
« pays ».
Celui-ci ne l'entendit pas ainsi. Il lui donna
l'adresse des Réfugiés du Nord, lui conseilla et,
pour vaincre ses résistances, lui ordonna d'y de-
mander un logement.
Arrivé à Paris, le caporal suivit cet avis et ce
IMAGES DE LA GRANDK GUERRE 269
fut miracle. L'œuvre lui donna l'adresse d'un colo-
nel. Il y fut reçu et clioyé en fils de la famille. Il
y vécut sans doute un peu gêné d'un luxe aucjuel
il n'était [)as fait, mais rassuré par cette cordialité
sans apprêts, de la part de personnes si riches et
si distinguées. A son retour, il était confondu (ju'il
pût y avoir des gens si bons pour lui, pauvre hère!
Parisiens au cœur généreux, allez donc quel-
quefois attendre les trains de permissionnaires.
Vous y trouverez de pauvres épaves qui, malgré
la charité immense des œuvres, en dépit de la
sollicitude de leurs chefs, errent perdues, ne sa-
chant que devenir. Si vous n'êtes pas là pour lui
ouvrir un foyer, tel brave qui risque sa vie pour
vous, vingt fois le jour, sans calcul et sans hésita-
lion, couchera près de votre logis, sur un banc ou
sous une arche de ponl.
L'ennemi n'était pas encore suffisamment maté.
Une nouvelle leçon devenait indispensable. Le
1" juin, la séance recommençait. La première
épreuve avait fourni des enseignements, et cette
fois les dispositions furent modifiées en consé-
quence.
La manœuvre réussit. Le tir île Tarlillerie fut
moins violent et l'enquête, par contre, poussée
plus à fond. Les explorateurs trouvèrent donc des
abris. A la porte de l'un d'eux, ils crièrent: Ileraus!
En réponse, des coups de feu. Aussitôt «les gre-
nades sont lancées. Les explosions retentissent,
270 IMPRESSIONS DE GUERRE
sourdes, dans les profondeurs. Un grouillement
intense se produit. A travers la colonne épaisse
qui s'élève, percent des cris atroces. Puis tout
s'apaise, et le panache de fumée monte vers le ciel
dans un silence de mort.
Un autre détacliement parvient à une seconde
entrée. Un Boche surgit, tire un coup de fusil,
puis décharge son revolver. Affolé, il ne touche
personne : une grenade le couche par terre. Lès
nôtres se précipitent; mais l'homme se relève et
un corps à corps furieux s'engage. Pendant la
lutte, d'autres soldats occupaient l'entrée du réduit
allemand et des Heraus impératifs, absolus, reten-
tissaient. Une salve de coups de feu part du fond :
les malheureux ont prononcé leur sentence. Un
assortiment de grenades est jeté et, de nouveau,
fumée et cris; fumée et silence...
Les Allemands arrivaient nombreux. La corne
retentit et la troupe regagne son point de départ.
Un homme avait disparu dans la confusion.
Qu'était- il devenu? Personne ne le savait. La nuit
se passa en vaines recherches. Le lendemain, les
guetteurs aperçurent son corps accroché aux ré-
seaux boches. Il faudra aller l'y chercher, mais
comment faire? Les ennemis vont sans doute nous
tendre une embuscade.
La nuit tombée, l'essai est tenté cependant.
Une mitrailleuse, installée dans la journée, ac-
cueille nos hommes. Inutile, hélas 1 d'insister.
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 27!
Mais les Boches n'auront pas le cadavre qu'ils ne
veulent pas nous rendre! Une mitrailleuse fran-
çaise est aussitôt pointée en face et depuis, dans le
silence de la nuit, au-dessus du pauvre cadavre
immobile, les adversaires dialoguent.
Sur le haut plateau dévasté, la monotonie de
nouveau règne, et le temps, minute par minute,
s'égoutle. Domine, ad adjuvandum... festina.
PaulD...,
Sergent au N' de ligne.
Écrit sur les flancs du ravin de Trovon, dans un trou noir,
à la lueur d'une lampe Lorgne, parmi le tumulte du
gourbi et sous l'ébranlement des torpilles, le 1" juillet
d916.
3. — Uîi brave.
L'eiïeclif de notre compagnie commençait à
baisser : les évacuations successives avaient creusé
des vides qui allaient s'élargissant; notre nombre
se restreignait et le service pesait lourdement.
Heureusement, ces temps derniers, la compa-
gnie reçut un renfort, un singulier renfort qui a
quadruplé sa force.
Je me trouvais un beau jour, vers dix iieures du
2T2 IMPRESSIONS DE GUERRE
matin, sur la terrasse de notre P. C. Après les pre-
mières courses, en attendant d'autres occupations,
je respirais, j'admirais la mer de verdure qui se
déroulait à mes pieds, et me laissais aller au grand
calme qui montait de la nature tranquille.
Soudain, mon attention fut attirée par deux
points qui se mouvaient sur le sentier dans le fond
du ravin et semblaient se diriger vers nous.
Tout d'abord, je me désintéressai des nouveaux-
arrivants. Qui étaient-ils? Sans doute des agents
de liaison, des liommes de corvée. Peu importait.
Je me replongeai donc dans ma contemplation,
sans plus me soucier d'eux.
Quelque temps après cependant, poussé par une
curiosité aux abois, en quête du moindre incident,
j'inspectai de nouveau le sentier : les deux
hommes venaient décidément à nous. Ils étaient
déjà suffisamment rapprochés pour quaux gestes,
à la démarche, nous puissions conje('turer leur
identité. Pendant quelques instants, nous nous
efforçons de déchiffrer l'énigme. Quel est le pre-
mier? Il ne répond au signalement d'aucun homme
du bataillon. « Mais c'est un renfort, » s écrie quel-
qu'un. « Voyez, il est en capote. Et puis, voyez
donc, il a des cuirs jaunes tout neufs; })our sûr, il
vient du dépôt! — Cest certain, ajoute un autre.
Le second, c'est notre margis, qui revient de chez
le colonel et le ramène. Regardez, il porte son
sac. »
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 273
Les conjectures étaient justes. Dix minutes
après, le renfort, suivi de son charitable compa-
gnon, ù quelcjucs centaines de mètres de nous,
achevait de grimper la pente raide. Triste renfort!
Bien qu'allc'gé de son sac, il paraissait à bout : il
escaladait les marches d'un pas lent, fatigué : à
chaque instant, il s'arrêtait pour souffler, s'effor-
çait de redresser, mais en vain, sa taille voûtée.
— « Dame! murmura quelqu'un, le dépôt a vidé
son magasin ! »
Bientôt, l'arrivant débouchait sur notre terrasse
et sa vue nous clouait sur place dans un véritable
ahurissement : un vieillard à la tète blanche ! « Le
malheureux! Que vient-il faire parmi nous? »
Telle fut l'unique pensée qui occupa nos esprits.
L'ancien semblait bien fatigué de sa rude mon-
tée : il était congestionné, il haletait. Il s'arrêta
donc et, appuyé sur son fusil, sans parole, l'œil
vague, il aspirait l'air à traits profonds. Nous
mîmes ce temps à profit pour l'inspecter. Il parais-
sait usé ; mais, par contre, une âme de fer sem-
blait animer son corps débile : sa figure maigre, à
la peau flottante, aux rides profondes, laissait
trans})araîtrc une énergie indomptable. Un brave
assurément; du reste, il en portait la marque offi-
cielle : un galon de sergent rehaussait le bleu de
sa manclic et, sur sa poitrine, se détachaient le
vert d'une croix de guerre et le jaune de la mé-
daille militaire. Mais qui était ce brave?
11. 18
274 IMPRESSIONS DE GUERRE
Pendant que le mystère tenait nos esprits en
suspens, le sergent, ayant recouvré son souffle et
sa présence d'esprit, avait remarqué, à quelques
pas de lui, le capitaine, qui, en l'absence du com-
mandant, dirigeait le bataillon et qui, intrigué, le
dévisageait en silence.
Aussitôt l'ancien redressait, autant qu'il le pou-
vait, sa taille branlante et présentait les armes
avec une conviction de conscrit, puis, encouragé par
un sourire bienveillant, s'avançait et, avec une
bonhomie parfaite, tendait la main à l'officier.
« Mon capitaine, dit-il, c'est vous qui commandez
le bataillon? Je suis bien heureux de faire votre
connaissance. » Le geste et la démarche n'étaient
guère conformes au protocole, mais le bon vieux
était si touchant que le capitaine accepta de bonne
grâce ces avances et y répondit par une poignée
de main et par quelques franches paroles de cor-
diale bienvenue.
Nous considérions cette scène avec un étonne-
ment amusé, lorsque le compagnon de route vint
rompre le charme : « C'est un Lorrain 1 nous chu-
chota-t-il. Il a eu son père fusillé en 1870, et il
vient pour le venger! »
Son père fusillé, le venger! Ces mots nous pion
gèrent dans la stupeur. En un clin d'œil, les
images, les sentiments se pressèrent et défilèrent
en ordre serré devant notre esprit troublé. Le
sombre drame se dressa, comme une féerie, de-
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 275
vant nos yeux. Nous vîmes un homme les yeux
bandés; devant lui, une rangée de Prussiens, et,
à l'arrière-plan, une femme, des enfants qui pleu-
raient.
Une vague de pitié immense, mêlée de sourde
colère et de révolte, nous ébranla et nos cœurs se
soulevèrent. Puis, nous suivîmes notre Lorrain le
long' de sa triste carrière; nous le vîmes quitter
son pays, vivre en France, attendre avec impa-
tience le jour où il pourrait rentrer en maître chez
lui et venger le forfait. Nous parcourûmes avec
lui le long calvaire d'attente stérile; nous vîmes
défiler les sombres années qui, une k une, empor-
taient un lambeau d'espoir. Nous le vîmes lutter
contre l'abattement grandissant et, enfin, dans les
dernières années, les années de lâche capitulation,
j)leurer, la rage au cœur, la perte irrémédiable de
sa chère Lorraine. En quelques instants, nous
souiïrîines la gamme ascendante des douleurs qui,
pendant un demi-siècle, avaient abreuvé ce cœur
de leur amertume croissante. Nous étions remplis
soudain d'un profond attendrissement pour cette
victime; mais on même temps, la grandeur de son
geste rélevait bien haut dans nos esprits et un sen-
timent de profond respect nous dominait.
Sous l'empire de ces impressions, nous nous
étions approchés et, à notre tour, par des témoi-
gnages de ciiaude sympatiiie, nous nous cH'orcions
de faire sentir au vieux sergent que son geste était
276 IMPRESSIONS DE GUERRE
compris, qu'il n'avait parmi nous que des admira-
teurs; et que, dans notre rég-iment, il trouverait
plus que des frères, des fils empressés et aimants.
Notre entrevue fut de courte durée. Aussitôt
remis de son ascension, le sergent n'eut plus qu'une
idée : « Je dois rejoindre ma compagnie. — A
laquelle étes-vous affecté? lui demandai-je. — A la
6'. — Parfait; c'est la mienne. Nous aurons donc
le plaisir de faire ample connaissance au prochain
repos. » Je mis mon nouveau compagnon sur sa
route ; il s'enfonça dans le boyau et je le perdis de
vue pendant quelques jours.
Au prochain repos, je retrouvai mon vieux Lor-
rain à notre table de popote, où j'eus même la
chance d'être son voisin. Comme je l'avais promis
à notre première entrevue, je nouai une connais-
sance plus intime.
Dans son passé, un épisode entre tous excitait
ma curiosité : le terrible drame de 1870. Je crai-
gnais, il est vrai, de réveiller des souvenirs dou-
loureux et j'hésitais à aborder la question. Lui-
même, par hasard, me mit sur la voie. Je saisis
l'occasion et laissai entrevoir à mon voisin l'intérêt
que provoquait en moi son histoire. De bonne
grâce, il me la conta dans tous ses détails. La
voici.
« En 1870, nous habitions dans un faubourg de
Metz, où, jusqu'alors, nous avions mené une vie
tranquille et heureuse. Lorsque la guerre éclata,
IMAGES Dli LA GRANDE GUERRE 277
deux de mes frères s'engagèrent aussitôt; pour
ma part, je n'avais que treize ans, j'étais donc
condamné à être le témoin passif des horreurs de
l'invasion. Bien vite les terribles nouvelles arri-
vèrent : les Français, vaincus, reculaient et les
Prussiens, comme un flot menaçant, s'avançaient
vers nous. Bientôt Bazaine s'enfermait dans notre
ville et, pendant deux mois, nous vécûmes dans
l'espoir angoissé de la délivrance. Puis ce fut la
honteuse capitulation et aussitôt après l'entrée des
Allemands. Ali! mon ami! Quelle liorreur que la
lourde marche de ces sinistres soldats noirs! J'en-
tends encore leurs pas marteler le pavé de notre
rue, pendant que, pleurant de rage, je les considé-
rais derrière nos rideaux tirés.
« Et ce n'était que l'avant-goût des horreurs de
l'invasion! Dès le soir, une douzaine de Bavarois
faisaient irruption chez nous et, sans façons, s'ins-
tallaient en maîtres. La paille de l'étable ne leur
suffisait pas; il leur fallait nos lits. Ils entrèrent
donc chez nous et passèrent l'inspection des cham-
bres. Ils y trouvèrent ma sœur qui venait de mettre
au jour un enfant, la veille. Sa situation aurait dû
exciter la pitié, sinon le respect de ces hommes.
Mais ces Allemands étaient des brutes. Sans tenir
aucun compte des réclamations de ma mère et
des plaintes de la malade, ils arrachèrent celle-
ci de son lit et la traînèrent dans la cuisine oîi
ils la laissèrent évanouie sur le pavé froid. Puis
278 IMPRESSIONS DE GUERRE
ils se partagèrent les chambres et s'installèrent.
« A ce moment même, mon père rentrait et trou-
vait dans la cuisine sa fille étendue par terre, sa
femme en pleurs essayant de la ranimer et, tout
autour, les petits poussant des hurlements d'effroi.
Mon père s'arrêta interdit sur le pas de la porte.
Subitement, il était devenu pâle comme un mort.
Il ne dit pas un mot, mais fixa sur ma mère un
regard interrogateur. Celle-ci tendit le bras vers
les chambres et d'une voix étouffée murmura :
« Les Prussiens ! »
« Soudain, les yeux de mon père brillèrent d'un
éclair de rage; le sang empourpra ses joues. Il
sortit sans mot dire et quelques instants après,
reparaissait armé d'un gourdin. Nous comprîmes
ce qui allait se passer et, glacés de terreur, nous
nous jetâmes sur lui. « Louis, pour tes enfants,
reste tranquille, » criait ma mère! « Papa, papa, »
implorions-nous tous. Mais aveuglé par la rage,
mon père n'entendit rien. D'un pas de somnam-
bule, il se dirigea vers les chambres, ouvrit la
porte d'un geste brutal et disparut.
« Comment vous raconter cette scène épou-
vantable? L'horreur me fait encore dresser les
cheveux au seul souvenir.
« Nous étions plongés dans une noire stupeur,
dans l'attente d'une catastrophe, lorsque, tout à
coup, dans les chambres, ce fut un bruit de lutte,
des chocs, des cris; puis, comme un éclair, les
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 279
Bavarois défilèrent devant nous, poursuivis par
mon père, qui frappait à tour de bras de son ter-
rible gourdin.
« Ils n'étaient pas sortis tous! Quatre d'entre
eux gisaient dans les chambres, le crâne fracassé.
« Mon père rentra bientôt, jeta son bâton au
milieu de la cuisine. Il s'assit en face de sa fille
encore inanimée et, sans un mot, plongé dans un
sombre désespoir, la considéra, les yeux fixes.
« Ce ne fut pas long. Bientôt des pas cadencés
faisaient sonner les pavés de la rue, et, quelques
instants après, des crosses retentissaient à notre
porte. C'était la garde! Les Bavarois entraient
aussitôt; l'un d'eux, l'un de nos hôtes, désignait
mon père d'un geste; les soldats se jetaient sur
lui et l'entraînaient au milieu de nos cris de déses-
poir.
« Le lendemain matin, vers huit heures, la
garde faisait de nouveau irruption ciiez nous et,
sans un mot d'explication, nous emmenait tous,
laissant la malade abandonnée.
« Et savez-vous où ces monstres nous menaient?
A l'exécution de mon père! Voyez-vous, ils n'ont
pas beaucoup changé depuis quarante-six ans, les
sauvages î
« Nous fûmes donc conduits, comme des mal-
faiteurs, entre deux rangs de soldats, à travers les
rues de la ville. Malgré notre effroi, nous pous-
sions des cris pitoyables qui faisaient pleurer les
280 IMPRESSIONS DE GUERRE
passants et qui de temps à autre nous valaient, de
la part de notre escorte, des coups de pied, des
coups de crosse.
« Nous parvînmes enfin à une place. Des sol-
dats étaient alignés tout autour; le peloton était
déjà disposé. Nos gardiens nous conduisirent tout
auprès, afin que rien ne nous fût épargné de l'hor-
rible spectacle. Mon père fut alors amené et collé
au mur. Un officier s'approcha et lut la sentence
de mort. Mes sanglots m'empêchèrent de com-
prendre; je me souviens seulement d'avoir saisi :
« hospitalité violée, » et « ennemis sans défense! »
« Nous voulûmes nous jeter alors sur notre
père et l'embrasser une dernière fois, mais les
sauvages furent sans pitié ; ils nous rudoyèrent de
coups et nous ne pûmes envoyer en guise d'adieu
que des « papa, papa » déchirants.
« En même temps, les fusils furent armés, s'abais-
sèrent; un commandement rauque fut poussé;
une détonation retentit et mon père alla frapper
du front les pavés de la place.
« Aussitôt la troupe se retira; notre escorte
nous laissa et nous nous jetâmes sur le corps de
notre pauvre père que nous couvrions de baisers
et de larmes et que, dans notre égarement, nous
persistions à appeler de « papa » désespérés.
« J'étais fou de douleur et, pendant quelques
instants, je m'abandonnai sans résistance, sans
réaction, à une immense détresse. Mais mon ef-
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 281
fondrement dura peu : j'étais Lorrain; bien vite,
je me cabrai devant le crime. Ma pensée se tourna
vers ces brutes odieuses qui venaient de dispa-
raître. Mon cœur bouillonna de colère, de rage. Je
sentais dans toute sa hideur l'infamie de l'assas-
sinat et je ne pouvais rien! Mais l'avenir était à
moi. Je me redressai et, devant le cadavre de mon
père, je jurai de le venger, de tuer, quand je le
pourrais, ces infâmes Prussiens.
« Vous me croirez si vous voulez, jamais je n'ai
oublié mon serment et, pendant quarante-fjuatre
ans, j'ai attendu patiemment roccasioii de l'exé-
cuter. Que ce fut long, mon ami, et que j'ai souf-
fert, surtout ces dernières années, lorsque la
France aveulie semblait nous avoir abandonnés!
Mais enfin, l'heure est venue! »
— Votre serment est déjà rempli, au moins en
grande partie; il me semble que ceci en est la
preuve, lui dis-je en montrant ses décorations.
Je voulais ainsi l'amener au récit de ses exploits.
Quelques anciens m'avaient fait à ce sujet des
allusions pleines de promesses. Je désirais donc
vivement en connaître les détails. Malheureuse-
ment, si notre brave consentait, dans l'intimité, à
dévoiler ses souffrances, il n'aimait pas à étaler sa
gloire. Avec douceur, mais avec fermeté, il détour-
nait mes interrogations, mes allusions. Pour arri-
ver à mes fins, j'usai donc de diplomatie. « Mon
cher Chabrier, lui dis-je, j'ai besoin de votre livrot
282 IMPRESSIONS DE GUERRE
pour le mettre à jour. Pourriez-vous me le confier?
— Très volontiers ! » et aussitôt le vieux sergent
me tendit le document, sans se douter qu'il me
livrait son secret.
Je feuilletai les pages d'un air indifférent et
bientôt j'arrivai aux états de services et aux cita-
tions. J'avais ma base d'enquête. Avec la ténacité
d'un juge d'instruction, je poussai mon interroga-
toire. Se voyant pris au piège, mon voisin esquissa
un sourire bienveillant. « Puisque vous y tenez
tant, me dit-il, allons-y. » Et il me fit de son passé
militaire un récit que j'écoutai, rempli d'une pro-
fonde vénération.
Ce récit est une épopée de patriotisme et de
courage.
Au début de la guerre, Chabrier paraissait peu
appelé à une vie d'aventures. Mécanicien retraité
de la Compagnie de l'Est, il jouissait d'une hon-
nête aisance; une belle famille lui donnait tout le
bonheur que l'on peut trouver en terre d'exil. Tout
le retenait donc chez lui.
Mais Chabrier était Lorrain, et il n'avait pas
répudié son serment. Aussi, dès qu'un vent d'in-
vasion souffla sur notre pays, il sentit se rallumer
dans son cœur la rage folle de sa treizième année.
Résistant aux sages conseils de ses anciens chefs
qui lui opposaient sa situation et ses cinquante-
sept ans, brisant les résistances des siens, il s'en-
gageait à la mairie de Troyes; et quelques jours
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 283
après, les hommes du 310° avaient la stupéfaction
de voir parmi eux une tète chenue et un corps
hranlant.
Cliahrier était favorisé de la Providence : il
arrivait pour un jour de victoire. L'on était alors
à la veille de la hataille de la Marne, et le premier
ordre (|u"il entendit lire à sa compagnie fut la pro-
clamation où le général Joffre déclarait que l'heure
était enfin venue de ne plus regarder en arrière.
Regarder en arrière, Chahrier n'y pensait certes
pas. Il avait l'âme toute pleine des noirs souvenirs
de l'Année terrihle et surtout il voyait toujours de-
vant lui, sur une place de Metz, contre un mur, un
corps étendu, immohile au milieu d'une mare de
sang fumant. Il était donc prêt à faire face à l'en-
nemi et à se faire tuer plutôt que dclàciier pied.
Il ne fut pas réduit à cette extrémité; il eut la
joie délirante demarclier en avant et de tailler des
croupières aux Prussiens : il les poursuivit à tra-
vers les marais de Saint-Gond et les reconduisit
jusqu'à Reims.
Hélas, la marche en avant était finie et son en-
tliousiasme faisait hientot place à une austère
énergie et à une longue patience. L'ennemi s'était
ressaisi et, solidement établi sur les liauteurs envi-
ronnantes, il résistait à nos assauts furieux.
Le régiment de Cliabrier, le 4 octobre, reçut
l'ordre de s'emparer de Brimont. Afin d'éviter les
surprises, le commandement décida tout d'abord de
284 IMPRESSIONS DE GUERRE
reconnaître le terrain. Chabrier s'offrit pour la pé-
rilleuse mission et partit avec quelques cama-
rades.
De leur hauteur, les Allemands suivaient tous
les mouvements des nôtres et, avec une prodiga-
lité insensée, arrosaient impitoyablement les en-
droits où ils découvraient quelque trace de vie. La
situation était terrible, mais le courage de notre
héros était indomptable. Il courait d'un trou d'obus
à un autre, passait entre les marmites et toujours
avançait. Tout à coup, il fut surpris dans un bond.
Les fantassins boches, qui depuis quelque temps
l'épiaient, lui tirèrent une salve. Trois coups de
fouet le frappèrent en pleine chair : une balle
avait traversé l'épaule, une autre le thorax, une
autre le côté. Il se jeta dans un trou, se tàta, vit
que rien n'était cassé et, sans calcul, contuma son
exploration. Lorsqu'il fut en possession des ren-
seignements attendus par ses chefs, il fit demi-
tour. A son entrée dans la tranchée, ses habits dé-
gouttaient de sang. Il fut évacué.
Il ne traîna guère dans les hôpitaux et le dépôt.
A peine guéri de ses blessures et remis de son
alTaibhssement, il demandait à reprendre son fusil
et à rejoindre le front : cette fois ce fut le 8" qui le
reçut.
Chabrier arrivait à point pour la grande offen-
sive, au printemps de 1915. Il allait prendre part aux
combats acharnés de Mesnil-les-Hurlus et, par sa
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 285
conduite héroïque, devait exercer une influence
considérable autour de lui.
Dès le début, il se fit remarquer par son entrain,
sa crànerie et, bien vite, il eut la joie farouche
d'abattre un Prussien : « Vous ne sauriez croire, me
disait-il, le soulagement que j'éprouvai en le voyant
tomber. Tout d'un coup, la contraction qui avait
serré mon cœur quarante-cinq ans auparavant se
détendit et un contentement intense m'inonda :
mon père était vengé enfin! Mais mon rôle n'était
pas fini; il fallait aussi venger la France! »
Il continua donc à se battre comme un lion. Tous
les jours, du 21 au 21 février, il monta à l'assaut à
la baïonnette et enfila des Boches. Entre toutes, le
27 février fut sa journée de gloire. Il mérita, à
cette occasion, une attestation officielle de bra-
voure de son commandant qui voulait, en atten-
dant la citation et la médaille, rendre un hommage
à sa vaillance. Je transcris le document :
« Sergent Chabrier, engagé volontaire pour la
durée de la guerre et arrivé à mon bataillon, 1" du
H' d'infanterie, fin décembre 1914. Par son entrain,
sa vaillance extraordinaire, son mépris dvi danger
et son adresse, a abattu un Allemand; a exercé la
plus iieureuse influence sur le moral de ses cama-
rades pendant les attaques de Champagne.
« S'est particulièrement distingué à l'attaque au
nord de Mesnil-les-Hurlus, le 27 février .
286 IMPRESSIONS DE GUERRE
« 1" A neuf heures, ayant aperçu un mouvement
dans un boyau commun, est sorti de la tranchée, a
abattu, en trois coups de feu, les trois premiers
grenadiers allemands et mis les autres en fuite,
sauvant ainsi toute sa section.
2° A quinze heures quinze, a chargé comme un
démon à la tête de ses camarades. Blessé à la tète,
a refusé de se laisser évacuer. A marché jusqu'au
5 mars, jour où ses forces l'ont trahi.
« Ajoutons que Chabrier est parti en campagne
avec le 310' où il a reçu plusieurs blessures.
« Il mérite la croix de la Légion d'honneur.
« A. Ebernecht. »
De nouveau, Chabrier connut la vie insipide et
la lourde impatience de l'hôpital et du dépôt. Mais
son énergie le guérit vite et, sans perdre de temps,
il reprenait sa place sur le front.
La nouvelle étape fut monotone : il mena la vie
grise des tranchées. Cette existence était trop
lourde pour lui. Ses dix mois de fatigues, les vio-
lents combats auxquels il avait pris part l'avaient
épuisé : six semaines s'étaient à peine écoulées que
ses forces l'abandonnaient. Terrassé par la mala-
die, de nouveau, la mort dans Fàme, il devait
quitter ses compagnons et croupir à l'intérieur.
Cette fois le séjour fut long. Sa santé était déla-
brée. Malgré les soins les plus attentifs à l'hôpital,
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE 287
et ensuite au dépôt, en dépit des ménagements de
ses chefs attendris, il restait maladif. Sentait-il,
durant quelques jours, un afflux de force, vite il
courait à l'infirmerie et sollicitait la permission de
partir : « Monsieur le major, regardez, disait-il en
redressant sa taille voûtée, je suis comme un jeune
homme de vingt ans! » Mais le major, saisi de
compassion, restait inexorable : « Non, mon vieux
Ciiabrier. Encore un peu de patience! »
Pendant presque un an, Chabrier lutta contre
cette bienveillance et enfin l'emporta. Au début de
juin, il revenait parmi nous, tout heureux de se
retrouver face aux Prussiens exécrés.
Ce vieux brave nous arriva auréolé de mallieur
et de gloire. En dépit de sa pudeur à étaler son
infortune, malgré sa répugnance à chanter ses
exploits, son passé fut bientôt percé à jour et pour
tous il ne fut plus, au bout de quelques jours, que
le martyr de Metz et le liéros de Mesnil.
Ces titres lui valurent aussitôt le respect général
et une vénération profonde. En outre, il eut bientôt
gagné tous les cœurs : il était si bon, si dévoué, si
paternel; il savait montrer tant d'intérêt à ses
camarades, à ses hommes, à ses enfants, comme
il disait. De plus, sa belle âme resplendissait de
l)atriotisme et d'énergie : il suffisait de lui entendre
prononcer quelques mots pour comprendre qu'une
seule chose au monde comptait pour lui : la vie-
288 IMPRESSIONS DE GUERRE
toire et, en attendant, la lutte sans défaillance et
sans merci. Et ce n'était certes pas un bluffeur.
Son attitude aux tranchées était garante de la sin-
cérité de ses paroles : là, pas de besogne mesquine
pour lui; tout était sacré. Il ne tolérait aucune
négligence autour de lui; mais, par contre, il
payait d'exemple : de service, toujours il était sur
le qui vive, toujours il épiait le Boche, comme si
le salut de la France eût dépendu de lui seul.
Cette bonté, cette ardeur chez un vieillard débile
avaient touché les hommes au cœur : ils l'admi-
raient, ils l'aimaient, ils l'imitaient.
Drapeau vivant, ce vieillard, en venant parmi
nous, nous avait amené avec lui la force d'un
bataillon.
PaulD...,
Sergent au N" de ligne.
Depuis que ces lignes ont été écrites, le sergent
Chabrier nous a quittés. Il avait présumé de ses
forces; en quelques semaines, la vie rude des
tranchées avait vaincu sa superbe énergie. Malade,
il a dû, avec un regret immense, dire adieu à ses
compagnons plus jeunes et plus heureux.
Nous avons perdu notre drapeau, mais la grande
leçon qu'il a préchée parmi nous reste gravée
dans nos cœurs et y porte ses fruits.
DEUXIÈME PARTIE
DE BRUXELLES A SALONIQUE
1»
LA BELGIQUE SU US LE JOUd
Zij zuUen hem niel (einmen
Den fieren vlaamsehen Lcenw.
« Ils no le dompteront pas, le
lier lion de Flandre! »
Lorsque, après de longs mois passés sous le
joug allemand, l'on se retrouve en pays libre, on
est étonné des idées fausses que se font les neutres
et les amis sur l'état réel de la Belgique après dix-
huit mois d'occupation. Si l'on exagère paifois la
situation matérielle, nul ne soupt^onne le martyre
intérieur.
C'est que les reporters postés à Taffùt des nou-
velles, le long des frontières, n'ont bien souvent à
enregistrer (|ue les bruits fantaisistes colportés par
les fuyards ou les jeunes volontciires. Le reporter
neutre obtient-il un passeport, il sentira l'indigna-
tion lui monter au cœur devant les ruines de nos
Nieillcs cités... Mjiis il ne verra pas tout : les lues
ont été déblayées; les nécessités de la vie ont fait
292 IMPRESSIONS DE GUERRE
surgir des reconstructions provisoires. La désola-
tion en est diminuée d'autant. Ce n'est pas par les
Belges qu'il aura la vérité complète. Pudeur natu-
relle qui empêche de livrer ses douleurs à un
inconnu, hantise de l'espionnage allemand, ils ne
confieront pas à l'étranger le secret de leur cœur.
Bien moins encore faut-il compter sur les révéla-
tions de l'envahisseur. Le gouverneur général
avouait que pour lui nous étions une « énigme
psychologique » : il n'a jamais dit si vrai... Res-
terait donc pour le voyageur la chance — mais
elle est rare — d'assister à quelque explosion
spontanée du sentiment national. Il verrait alors
que notre peuple, soumis pour l'extérieur aux
maîtres du moment, a compris le mot d'ordre de
son grand cardinal : « A l'envahisseur vous ne
devez ni ohéissance vraie, ni estime, ni respect :
vous ne connaissez qu'un seul roi, le roi-cheva-
lier 1 »
Les pages qui suivent ont pour objet de faire
connaître Tàme belge pendant l'occupation. Le
tableau est imparfait : certaines sont peut-être trop
détaillées, d'autres restent volontairement incom-
plètes. Il y a des héroïsmes sur lesquels il n'est pas
temps encore de faire pleine lumière... Les situa-
tions décrites s^appliquent plus spécialement à
Bruxelles, oii d'heureuses circonstances me mirent,
pendant assez longtemps, à même de suivre l'évo-
lution des esprits dans les diverses classes de la
1)K MHUXELLKS A SALONIQUK 293
société. Inutile de dire (ju'il a fallu de-ci et de-là
démarquer certains accessoires...
Mais avant détudicr l'àme belge elle-même, il
faut voir (juelle situation lui est faite. Donc, tout
d'abord, l'Allemand.
Sa fat^on de comprendre roccupaliou j)eut se
résumer ainsi. Absence du tact le plus élémen-
taire, manie de liarceler la population par des
règlements mesquins qui, à la longue, exaspèrent,
création d'une atmospbère indéfinissable de malaise
et de défiance par un incessant espionnage.
Pas l'ombre de psychologie. Ils sont incapables
de comprendre que nous ne leur sachions aucun
gré de l'Iionneur qu'ils nous ont fait de nous
envahir. Pjt cela, même chez les plus intelligents
et les mieux disposés.
Un savant qui, au moment de la guerre, travail-
lait depuis des années dans nos vieilles biblio-
thèques, revint l'été dernier et s'empressa d'aller
rendre visite à ses anciens amis. Au cours de l'en-
trevue, très cordiale de sa part, il fit cette confi-
dence : « Avant de revenir, j'ai chcrclié à vous
apporter de bonnes nouvelles et, entre nous, voici
ce (pion m'a dit de bonne source : le gouverne-
294 IMPRESSIONS DE GUERRE
ment allemand est très bien disposé envers la Bel-
gique, il consentira à lui pardonner son alliance
avec la France et l'Angleterre et lui fera parmi les
États de l'Union germanique une place meilleure
encore qu'à l'Alsace et à la Lorraine. Évidemment,
le roi Albert, qui s'est rendu impossible par sa
folle intransigeance, sera remplacé par un prince
allemand, mais à part ce détail la Belgique verra
combien l'Allemagne ouvrira larges pour elle les
bienfaits de la germanisation. »
A la lumière de ces déclarations, il y a peut-être
moyen de concilier les appréciations divergentes
émises sur le gouverneur général Freiherr von
Bissing. Ceux qui l'approchent de manière suivie
estiment qu'il pourrait être plus mauvais. D'après
eux, son manque de doigté vient de ce que, en
bon adorateur de la Deutschland iiber ailes! disciple
en politique de Nietzsche, l'article premier de son
credo s'énonce ainsi : la raison d'être de la Bel-
gique, comme de tout autre État, est de graviter
autour de la Germanie, tout comme les simples
mortels ne servent qu'à mettre en plein relief les
qualités deVUebermensch.
Très logiquement dès lors s'est opérée la main-
mise sur tous les organes de la vie nationale. Tous
nos monuments, nos musées, les chambres légis-
latives, les ministères, le palais du roi, l'hôtel de
ville, la Bourse, le Palais de justice, et même la
place des Martyrs où reposent les héros de l'Indé-
DE BRUXELLES A SALONIQUE 293
pendance, tout est attristé par le drapeau alle-
mand. Partout des sentinelles allemandes, partout,
même au cimetière d'E. .., auprès du monument de
soldats prussiens morts en 1870!
Au Palais de justice, la salle d'audience, les
cours d'assises et de cassation sont envahies. La
magistrature et le barreau sont encore tolérés
dans les petites salles où tous les services ont été
relég;ués. Quel symbole! Il n'est pas rare que les
avocats, pour se rendre chez eux, doivent passer
dans le corridor au milieu de soldats alignés...
pour la visite médicale.
Le parc est fermé aux Belges; les officiers y
chevauchent sur les plates-bandes et dans les
allées, et près du palais de la nation se trouve le
grand garage des autobus qui vont et viennent,
emportant les accusés et condamnés politiques
vers les diverses prisons.
Ajoutons cependant que quelque chose a changé
dans l'altitude des envahisseurs. D'abord il n'y a
presque plus de défilés de troupes, ni de parade
marsch. Arrivées et départs se font à la dérobée,
surtout la nuit. Non sans raison : les soldats arri-
vent généralement bien dépenaillés, et les Bruxel-
lois, gens malins, pourraient se demander d'où
vient leur peu d'entrain à voler vers ces victoires
décisives (jui se remportent chaque jour... sur les
communiqvié.s. (Juclipiefois encore, ils se payent
le bluft' innocent d'étaler leur butin. En un jour,
296 IMPRESSIONS DE GUERRE
j'ai rencontré quatre cortèges de mitrailleuses
montées sur mulets. Cette abondance m'aurait fait
impression si, en queue des quatre défilés, je
n'avais remarqué le même mulet blanc conduit
par le même gros Allemand... Le même jeu se
renouvelle parfois avec les cortèges de prisonniers,
mais plus rarement, car invariablement, à chaque
« exhibition )),le nombre des prisonniers baissait.
Les officiers maintenant ont moins de morgue.
Ils exigent de leurs hommes plus de tenue. Les
trams sont, à ce point de vue, un excellent terrain
d'observation. A Bruxelles, dix soldats ont droit
dans chaque voiture au parcours gratuit. Quand
ils sont onze, le receveur n'arrive presque jamais
à percevoir le billet du voyageur supplémentaire,
cliacun prétendant ne pas être le « onzième »...
Souvent le receveur juge prudent de ne pas insister.
Mais qu'un officier paraisse, et on assiste à un
changement à vue : le « onzième » vient sponta-
nément payer son billet.
J'étais un soir sur un des derniers trams qui
vont de la Bourse à la porte de Tervueren. Le
receveur n'avait pu s'opposer au chargement d'un
soldat ivre que des kamarades complaisants ame-
naient à la caserne. A la hauteur de la colonne du
Congrès monte un officier, le receveur expose le
cas. L'officier fait aussitôt arrêter le tram, donne
ordre aux kamarades d'empoigner notre homme,
qui est jeté à bas du tram. Comme il ne tenait plus
DE BRUXELLES A SALONIQUE S97
debout, on le prend à bras le corps, et on le traîne
sur le trottoir jusqu'au poste de Treurenberg. Les
soldats reviennent, le tram repart, et l'officier, très
digne : « Je tiens à ce que nos soldats se condui-
sent bien! »
On ne saurait s'y méprendre, les chefs obéissent
à un mot d'ordre supérieur, dont on ne distingue
pas nettement Je mobile. Veulent-ils faire oublier
les exploits du début? Sentent-ils la victoire leur
échapper? ou bien, au contraire, sûrs (subjective-
ment) de la victoire (1), veulent-ils préparer les
civils à la germanisation méthodique de notre
pays? Il est difficile de savoir; mais qu'on ne se
laisse pas tromper parles apparences. Le trait sui-
vant, dont Texactilude m'est garantie par un
témoin hors pair, rend bien le fond de ma pensée :
A X..., un détachement allemand occupe un
château, le pro[)riétaire possède des serres splen-
dides, et prie l'ofllcier qu'on veuille ne pas les sac-
cager : si on désire dos raisins, il se fera un plaisir
de les cueillir lui-même : l'officier donne des
ordres en conséquence.... Deux jours après, le
(1) Ceci n'est pas une plaisanterie. Je t^uis persuadé que chez
l)on nombre de ces automates vivants, qui acliôtent chaque
matin, pour 5 ou 10 pl'ennigs. aux aubctles de journau.x, leur
nu'ulalitù (juotidionue, rùgin- l'a^surarice subjective du succès
final. Le cuntiaire étonnerait quand on voit avec (juelie bonne
volonté moutonnière ils avalent les communications .savanuncnt
cuisinées par li' W. T, B. (cesl-à-diro, d'après les Anversois :
Weinig Te Betrouweu, comme qui dirait : •< Ne vous y liez
pas »).
298 IMPRESSIONS DE GUERRE
châtelain, surprenant un soldat dans la serre, en
fait la remarque au feldvvebel, qui fait comparaître
le pauvre homme, et lui strie la figure de quelques
coups de cravache bien appliqués. Discipline alle-
mande!... Après quelques jours, le détachement
va quitter le château; le soldat maraudeur s'ap-
proche du châtelain et lui présente sa carte :
« Monsieur, en temps de paix j'étais avocat à N...
et suis homme du monde; ma conduite vous aura
étonné; sachez ceci : si j'ai dévasté votre serre,
c'est sur l'ordre formel du feldwebel; en cas de
refus, j'aurais encore été puni davantage. »
Les Belges ont saisi le manège. Les politesses
teutonnes restent sans réponses. A leur grand
étonnement, ils ne sont invités ni même reçus
nulle part. Dans la rue, on les ignore. Ils n'ont
qu'un terrain où ils puissent essayer leur galan-
terie, les trams ; là encore, ils en sont pour leurs
frais. On refuse de s'asseoir à côté d'eux, ou d'ac-
cepter la place qu'ils cèdent aimablement. On se
brosse ostensiblement quand on les a frôlés. Une
petite scène vécue : le tram est comble, une dame
monte. Un gros major se lève, fait une large place :
« Merci, Monsieur, je resterai debout. » Là- dessus,
un abbé bien connu à Bruxelles se lève : « Bien
aimable, Monsieur l'abbé, je me ferai un plaisir
d'accepter. » Parfois, sur les plates-formes, pour
obtenir qu'on fasse un peu attention à lui, un offi-
cier demande du feu à un Belge. Il faut s'exécuter.
DK BRUXELLES A SALONIQUE 299
mais lorsque l'Allemand rend le cigare avec un
sourire, on le jette, et gravement on en tire un
autre de son étui.
Malgré ces désagréments, ils se plaisent à
Bruxelles, où ils viennent oublier les mauvais
jours de l'Yser, Brussel, schoene Stadt, répètent-ils.
Pendant ces jours de repos, beaucoup reçoivent la
visite de leurs familles; d'autres en grand nombre
vont s'engouffrer dans leurs ignobles cafés-con-
certs, (jui sont arrivés d'Allemagne avec personnel
complet.
Pour (jui se rappelle leur indignation phari-
saïque contre la corruption des races latines, il est
écûHirant de voir l'impudeur affichée qui organise
« les plaisirs des soldats avec toutes les précau-
tions » voulues. On m'excusera de ne pas préciser.
Il faut, par contre, rendre justice aux sentiments
profondément religieux des soldats catholiques.
Leur livre de prières à la main, ils sont très re-
cueillis pendant les offices, et sipendant la journée
ils passent devant une église, ils y entrent quel-
ques minutes. Ce que l'on peut noter ce[)er.dant,
c'est que, même dans l'exercice de leur religion,
l'autorité a des procédés qui choquent nos idées
les plus rudimentaires sur la liberté de conscience.
Un jour j'ai assisté à des confessions militaires à
Sainte-Gudule. Les soldats arrivaient par paquets
d'une trentaine environ et se partageaient entre
les six ou huit aumôniers militaires. Dans la nef.
300 IMPRESSIONS DE GUERRE
un feldwebel se promenait, et de temps en temps
faisait signe à quelques soldats, qui attendaient leur
tour, d'aller à tel confessionnal moins achalandé.
Et ils paraissaient trouver cela tout naturel.
*
* *
Cette esquisse d'ensemble devrait être précisée
sur beaucoup de points. Bornons-nous à quelques
traits saillants.
D'abord l'organisation. Elle est admirable. —
Qu'on veuille bien ne pas attribuer h cet adjectif
un « jugement de valeur ». On peut constater chez
des criminels des qualités de sang-froid et de pré-
voyance, sans rien abdiquer de Ihorreur qu'on a
pour le crime. Sous ce rapport, certains Belges,
emportés par leur juste indignation, perdent par-
fois de vue les droits de la vérité, et ne veulent
voir dans leurs adversaires que des déficiences.
Pour avoir fait l'éloge de l'organisation allemande,
je me suis un jour attiré cette réponse lyrique d'un
bourgeois, très calme à l'ordinaire : « Monsieur,
quant à moi, je ne saurais reconnaître aucune
qualité au revolver qui a blessé à mort la patrie,
ma mère! »
Mais précisément, c'est la perfection de cette
organisation qui rend inexcusables les excès sans
nom des premiers mois. Lorsque, en haut lieu,
on eut constaté que les cruautés avaient assez
DE BRUXELLES A SALONIQUE 301
duré, on chang-ea le fusil d'épaule et, comme par
enchantement, on vit surgir d'Allemagne les
rouages tout {)réparés de leur organisation cjui
systématiquement, pas à pas, sans dévier d'une
ligne, se déroule méthodiquement. Ils la complé-
teront par une réglementation de plus en plus
ahsorhanle, ils retendront à toutes les hranches de
notre activité, à toutes les communes de notre
territoire : vrai travail de pieuvre, enserrant pro-
gressivement ses victimes dans ses monstrueux
tentacules, les étouffant sans qu'elles aient presque
poussé un cri.
Nous ne parlons pas ici de la zone des armées,
Y Etappegebiet (Gand, Bruges, Tournai), mais de la
« Belgique occupée ». A sa tête est le gouverneur
général, et sous lui, un gouverneur civil, les gou-
verneurs militaires de Bruxelles, du Brabant, des
diverses Kommandanturs, assistés eux-mêmes de
tout un essaim de Kreischefs, de Pass-centrale, de
Pass-bùros, do Mehlamt de tout calibre. Les Mel-
damt sont les bureaux où les étrangers, les ci-
devant gardes civicjues, les jeunes gens en àg:e de
milice, etc., doivent à jour fixe se porter pré-
sents (1).
La police bruxelloise est restée en fonctions.
Elle doit saluer les ofliciers allemands... quand il
(1) Lo Meldamt tor (îross Bruuel (c'eal-&-dirc raR^lomération
bruxelloise) t si établi rue du Méridien, dirriète l'anciin Obser-
vatoire.
302 IMPRESSIONS DE GUERRE
n'y a pas moyen de ne pas les voir. Les vides
causés par la mobilisation ont été comblés par des
citoyens de bonne volonté, pas méchants pour un
sou, la « garde bourgeoise », populaire comme
l'arrière-ban de la « garde civique ». Des policiers
sont venus d'Allemagne. Ils portent, suspendue
au cou par une chaîne, une plaque de cuivre avec
l'inscription Polizei. On les voit déambuler, graves,
partout où l'animation est plus grande. Ils sont
inoffensifs.
Nous n'en disons pas autant des nombreux
commissaires généraux groupés autour du gou-
verneur. Ce sont des hommes mûrs, ayant dépassé
l'âge de porter les armes, qui, chacun dans sa
branche, ont acquis une réelle compétence. On a
ainsi les commissaires des banques, des usines
métallurgiques, des charbonnages, des verreries,
des grains, des fabriques de cigares, etc. Ces com-
missaires, ayant eux-mêmes en Allemagne de
grands intérêts dans la partie, sont enchantés de
ce mandat, qui leur ouvre — au nom de la loi I —
toutes les portes chez leurs concurrents belges,
leur permettent sous prétexte d'inventaire de pé-
nétrer tous les secrets de fabrication, d' « éclairer »
le gouverneur général sur les mesures les plus
efficaces pour mettre l'industrie belge en coupe
réglée, et la ruiner pour de longues années.
La manière cauteleuse dont s'opère ce bandi-
tisme officiel le rend plus cruel encore à nos indus-
DE BRUXELLES A SALONIQUK 303
triels. Les loups s'introduisent dans la bergerie
avec une telle bonhomie, alfectant de parler de
« nos intérêts communs », l'avenir de « notre »
l)ranche, sans paraître remarquer la froide réserve
qui accueille leur intrusion (1).
Comment faire parvenir cette réglementation
à outrance à la connaissance des « chers adminis-
trés »'/ Un « Recueil officiel des lois, arrêtés, com-
muniqués... du gouvernement général » a bien
remplacé le Moniteur belge, mais personne ne le lit.
C'est alors que M. von Bissing con(;ut l'idée de
génie qui lui assure dès à présent une notoriété
mondiale : l'affichage sur tous les murs de
Bruxelles. Tous les genres s'y mêlent en un agen-
cement kaléidoscopique; il y en a de toutes les
couleurs, de tous les formats, de tous les styles
aussi. Condamnations à mort, prix maximum de la
farine ou de la viande, règlements sur la fréquen-
tation scolaire, le nettoyage des étahles, le mora-
torium, l'échenillage, le respect de l'occupant,
admonestations paternelles ou philippiques; tout
cela pêle-mêle. Et ce n'est j)a8 la variété qui man-
que. Par o.\emi)le, sur la circulation des bicy-
(1) Un iiidusliicl me disait qu'au lours d'une de ces enlrevue;!,
le conimis8;iire tira tout à coup de son porlefeuiilo une plioto-
Ktapliie : • Ceii vous intéressera, cher colU''giie : ma femme et
ma petite fille. Dilos! ne les trc'uvez-vous pas gentilles'?. . » Et
mon ami ajoutait : « Combien volontiers je lui aurais luncc sa
|iliologrujihio à la fdfv, mais il fallait me contenir... Ce cambrio-
leur-lionime du monde aurait pu d'un Irait do plume former
mon usine, et mettre mon personnel sur le pavé I... •
304 IMPRESSIONS DE GUERRE
dettes : en dix jours, j'ai vu le règlement changer
trois fois. Premier arrêté : « A partir de demain,
toute circulation de bicyclettes est interdite »;
deuxième arrêté : « A partir d'aujourd'hui, peu-
vent seuls rouler en bicyclette, les ouvriers qui se
rendent à leur travail » ; troisième arrêté : « Doré-
navant, personne ne pourra circuler en vélo que
dans un rayon de 6 kilomètres du lieu de son
domicile. »
M. von Bissing sait que le ridicule ne tue pas et
s'en donne à cœur joie. Il paraît ignorer parfois
que les enfants peuvent lire ses affiches et que,
chez nous, pueris debetur reverentia.
Organisation savante, mais qui n'est pas aussi
efficace qu'on le voudrait chez nos maîtres. Ainsi
pour ces bureaux où les gens d'âge militaire de-
vraient se présenter à jour fixe : des quantités de
jeunes Belges ont refusé de se soumettre à ces
formalités qu'ils jugent déshonorantes, et beau-
coup même ont échappé aux lourdes pénalités
auxquelles les expose leur noble attitude. Cet ac-
croc au prestige organisateur des Allemands ne
laisse pas de leur être sensible.
Les Allemands n'ignorent pas l'omnipotence de
la presse, ils en ont fait un levier puissant de
prussification. Un coup de cravaciie, et, nouveau
DE BRUXELLES A SALONIQUK 305
Moïse, von I3issing fit couler sur les plaines de
Belgifiue les sources de la KuHur... A Bruxelles
on compte une dizaine de ces « mares à canards
allemands » : Le ïiruxdlois, la Belgique, le Quotidien,
Gazet van Brussel, le Messager, l'Écho de la Presse
internationale (?), etc. Tous ces journaux doivent
insérer les communi(jucs WollT, sans préjudice
des nouvelles qui doivent nous mettre dans la
mentalité voulue; les Alliés n'y peuvent remporter
de succès qu'après approbation de la Komman-
dantur; plusieurs de ces journaux — leU'immonde
Bruxellois — ont comme chef de rédaction un offi-
cier allemand.
Deux circonstances rendent l'influence de cette
presse particulièrement pernicieuse : d'abord la
difficulté do s'en passer. Dans le désert où l'on
vit, on peut se contenter des eaux saumàtres qu'ils
offrent pour étancbcr un peu la soif des nouvelles. . .
et bien rare est celui qui ne se sent pas un peu
plus dé[)rimé, un peu moins confiant, lorsqu'il
replie le journal.
En outre, plusieurs de ces journaux font preuve
de j)hilantliropie réelle. La Belgique, par exemple,
a sa chronique (juotitiiennc où chaque infortune
peut solliciter des lecteurs le secours dont elle a
besoin. Sans aucun doute, ce journal a rendu de
vrais services matériels. iMais les patriotes avertis
se déliiMit des intentions...
On peut passer sous silence les nombreux quo
306 IMPRESSIONS DE GUERRE
tidiens d'outre-Rhin, dont la clientèle est presque
exclusivement allemande; mais il faut regretter
que tant de Belges achètent les illustrés germains,
surtout Vlllustrierte Kriegskurier. Le document par
l'image est alléchant, je le sais bien; mais on
oublie que c'est là soutenir l'ennemi, que les do-
cuments reproduits sont fort peu objectifs, quand
ils ne sont pas honteusement truqués. Mais ils
viennent du pays de Haeckel, l'homme aux li-
cences scientifiques. Exemple : le Kriegskurier
reproduisit à quelques mois de distance deux fois
le même cliché : des mariniers anglais regagnarit
précipitamment le rivage. L'en-tête seul avait
varié : le premier échec était censé se passer
près de Zeebrugge, l'autre aux Dardanelles. Au
choix! Ou plutôt non : un patient fureteur, en
parcourant les anciennes collections de la revue
allemande Die Woche, y découvrit vers l'année
1908 un article largement illustré sur « les ré-
centes manœuvres navales en Angleterre ». La fin
des manœuvres, au moment où le parti vainqueur
oblige les assaillants à une retraite précipitée vers
leurs navires, était illustrée... avec le cliché qui
deviendrait plus tard Zeebrugge et Gallipoli.
*
* *
Ce qui rend la vie plus pénible encore, c'est la
perfidie de l'espionnage, l'arbitraire de la procé-
DE BRUXELLES A SALONIQUE 307
dure, le mépris de toutes les règles du droit, quand
elles n'entrent pas dans les cadres du Deutschland
ûber ailes.
Une nuée d'espions s'est infiltrée partout. On
, sait que ces gens-là n'ont égard à rien pour arriver
à leurs fins, qu'il n'est sentiment sacré d'honnêteté
naturelle ([u'ils ne profanent : ce point a été mis
assez souvent en lumière pour me dispenser d'y
insister. Un détail moins connu peut-être est l'heu-
reux hasard qui mit un hon patriote en possession
d'un groupe photographié! Une trentaine d'espions
allemands, dont plusieurs femmes. Inutile de dire
que le précieux document fut reproduit à des cen-
taines d'exemplaires, et qu'il a rendu des services
signalés : un homme averti en vaut deux.
La plupart de ces espions ont été identifiés, à la
grande fureur de leurs patrons, qui aiment l'ombre ;
plusieurs, hélas, sont des Belges, on y compte
même, dit-on, deux ou trois soldats!... Heure
viendra, (jui tout payera! Les Allemands avaient
aussi réussi à corrompre quelques receveurs des
tramways bruxellois : ils épiaient discrètement les
voyageurs, qui ne soupçonnaient rien, et « pas-
saient » ensuite leurs victimes aux détectives alle-
mands. La direclion dos trams a eu vent de l'af-
faire : actuellement, dans le personnel comme
dans le public, presque tout le monde connaît le
numéro dos brebis galeuses.
Plus répugnante encore est l'action des agents
308 IMl'RESSIONS DE GUERRE
provocateurs, des hommes parlant parfaitement le
français ou le flamand, qui se mêlent aux groupes,
lient conversation dans les trams, où ils disent pis
que pendre des Allemands. Malheur au naïf bour-
geois qui donne dans le panneau : au premier
arrêt du tram, l'agent provocateur hèle deux ou
trois soldats, le pauvre Belge est arrêté, conduit à
la Kommandantur, envoyé à Saint-Gilles, où il
attend parfois très longtemps que l'on instruise
son affaire.
Ce mot instruction a ici pour eux une significa-
tion toute spéciale : les avocats ne reçoivent
qu'exceptionnellement l'autorisation de voir leurs
clients, et encore toujours en présence d'un « con-
frère » teuton. Jamais ils ne reçoivent communi-
cation du dossier, et peuvent s'attendre aux plus
invraisemblables « surprises d'audience » : il
arrive que la lecture de l'acte d'accusation à
l'audience diffère en tous points de ce qui avait
paru motiver l'arrestation. Comment veut-on
qu'un avocat défende son client ainsi ex abrupto,
alors qu'il n'a pu discuter avec lui le système de
défense, qu'il ignore même les charges précises,
et ne sait rien des pièces à conviction tombées
entre les mains de la police impériale? Le Conseil
de l'Ordre s'est élevé à plusieurs reprises contre
des atteintes aussi flagrantes à la dignité du bar-
reau. Réponse : M" Théodor, bâtonnier, plusieurs
membres des plus éminents du Conseil de l'Ordre,
DE BRUXELLES A SALONIQUE 309
ont été envoyés en Allemagne. D'autres avocats
ont reçu défense de se présenter encore à la barre,
et c'est ainsi, par exemple, que M' Théodore Braun
n'a pu défendre la malheureuse miss Cavell.
II
Tout ce qui précède n'est guère qu'une toile de
fond, le décor de la scène sur laquelle les Belges
restés au pays jouent un acte — non le moins
héroïque — de la terrible tragédie qui se déroule
en ce moment.
A l'avant-plan, bien en évidence, se dresse la
noble figure du cardinal Mercier, toute nimbée du
respect que tous les Belges, sans distinction d'opi-
nions, lui ont voué. Il est actuellement sans con-
teste le premier citoyen de la Belgique, le reflet de
notre auguste souverain, dont il partage la cfieva-
leresque attitude. On a pu dire de lui : ce vaincu
se sait et se montre un juge; nulle faiblesse ne
paralyse l'indépendance de son verdict, nulle co-
lère n'en altère la majesté. Est-il étonnant que les
Allemands le détestent? Ils n'osent pourtant s'atta-
(juer à sa personne : n'est-il pas prince de cette
<our jtontilicale dont la diplomatie allemande doit
reconnaître l'inmiense autorité morale?
Fortifiés par l'exemple de leur primat, nos popu-
310 IMPRESSIONS DE GUERRE
lations continuent à porter l'épreuve avec une
constance héroïque. Ce sentiment se manifeste
au dehors de façons très variées. D'après les pays
d'abord : un oflicier allemand disait : « A Liège, on
nous ignore; à Namur, on nous craint ; à Bruxelles,
on se de nous. » Puis, d'après le flux et le
reflux d'espoir qui passent sur ces provinces,
d'après les mille autres circonstances qui influent
sur les âmes Quoi qu'il en soit de ces nuances, on
peut résumer comme il suit les sentiments des
Belges « envahis » : mépris et haine de l'envahis-
seur, attitude ferme de résistance passive, con-
fiance inébranlable en une restauration complète.
A l'origine surtout le contraste était nettement
tranché! Allemands et Belges vivaient côte à côte
en s'ignorant. Entre gens comme il faut il n'était
pas reçu de s'écrire par l'intermédiaire de la kai-
serliclie deutsche Post; les volets ou stores restaient
baissés; on ne sortait qu'en toilette sobre et de
couleur foncée; les pâtisseries étaient désertes...
La longueur de l'épreuve et les nécessités de la
vie ont forcément amené un certain fléchissement
dans certaines manifestations de cette réserve
digne, mais cuisante pour les occupants.
Cette reprise partielle du tourbillon de la vie a
malheureusement une autre cause : le retour au
pays, vers le mois de novembre 1914, de cette
partie frivole de la population qui, en août, avait
fui vers la côte, où sa légèreté insouciante avait
DE BRUXELLES A SALONIQUE 311
indigné nos sol3ats, pendant la retraite sur l'Yser.
Au mois de mars, la taxe sur les absents fit rentrer
également des éléments moins désirables pour la
dignité nationale. 11 serait injuste de blâmer tous
ceux qui sont rentrés alors, mais il est hors de doute
qu'à ces deux époques on a remarqué une diminu-
tion dans la « mentalité de guerre ». Comme les
personnages en question sont très remuants, qu'on
les voit le malin au bois, à midi sur la terrasse des
cafés, l'après-midi aux terrains de football ou de
tennis, de là dans les pâtisseries, pour passer
ensuite leur soirée dans un music-hall quelconque,
on comprendra que la présence de quelques-uns
de ces bourdons suffise à modifier défavorablement
l'impression que l'étranger rapporte d'une visite
en pays occupé.
Les « vrais Belges » ont gardé fidèlement la
dignité de leur attitude. Dans telle famille, qui
porte un des noms les plus anciens de notre armo-
riai, plus de fleurs sur la table de travail, plus de
palmiers dans le hall ou les escaliers ; dans le jar-
din, les parterres n'ont pas été renouvelés; à table
on a supprimé le plat de douceur, sauf les rares
occasions où l'on admet un intime ; les réunions
des « Petites Abeilles » (1) ont remplacé les Five
o'clock fm joyeux et mondains; le soir, après le
(1) Œuvre pour les tout petits jusqu'à trois ans. La discrète
et materoelle charité des c abeilles » a sauvû des cnfaots par
miliiiTs.
312 IMPRESSIONS DE GUERRE
dîner, on se rend au salut, ou bien, comme je l'ai
vu, on va en famille, bourgeoisement, humer l'air
frais au square voisin. C'est la guerre, dit-on, il
faut montrer que l'on comprend la gravité de
l'heure présente.
Dans les classes populaires, le même sentiment
se fait jour plus spontanément peut-être, en tout
cas avec plus d'exubérance. Passez, le soir, dans
la rue Haute ou la rue Blaes, surprenez au passage
les conversations sur le pas des portes, et vous
serez édifié : il n'est question que de notre roi —
« pour un fameux, ça en est une fois un, savez-
vous! » — de nos braves petits soldats, d'une
lettre du front reçue par une voisine, d'une vic-
toire nouvelle que les Alliés « auraient » rem-
portée, des dernières « bêtises a des communiqués,
de ce que les Boclies viennent encore d'inventer
pour... ennuyer le monde, et de la dernière zivanze
(moquerie, farce) par où il leur a été répondu.
L'homme du peuple passe vite des paroles aux
actes. Les Allemands le savent; et si l'on voit
parfois défiler dans ces quartiers des patrouilles
on nombre, un « singulier soldat » n'osera jamais
s'y aventurer. (Allusion à une affiche célèbre :
« Défense formelle de se moquer encore non seu-
lement des troupes qui défilent, mais aussi des
singuliers soldats qui se promènent en ville. »)
Une lettre venue du front, disions-nous. Il en
arrive, en effet, et, pour bien des familles, c'est
DE BRUXELLKS A SALONIQUE 313
le seul rayon de soleil qui éclaire la vie. Pendant
des semaines, on ira retirer chaque jour le pré-
cieux document de la cachette où il repose. On le
relira les larmes aux yeux... après avoir hien
fermé la porte; car si les Allemands savaient!...
Malheureusement, un trafic scandaleux exploite
trop souvent des sentiments aussi respectables, et
fait payer 2, 3, jusqu'à 5 francs, un mot de l'absent.
J'ai connu une brave femme oblif^ée de demander
ù son mari d'espacer davantage ses correspon-
dances, qu'en un mois elle avait payées 35 francs.
VA\e avait dû emprunter pour retirer la dernière
lettre des mains d'un porteur sans compassion.
N'est-ce pas à pleurer? Sans doute, il existe des
organismes qui, par patriotisme pur, renouent les
liens entre les soldats et leurs familles, et leur
<-ourageux dévouement m('rite notre reconnais-
sance; mais la majorité des porteurs sont des
gens sans aveu pour qui un paquet de lettres n'est
(|u'une marchandise lucrative. Une fois la frontière
passée, ils la vendront par lots régionaux au plus
oQVant; celui-ci clierclicra à écouler, avec le plus
de bénéfice possible, le stock de cluujue ville ou
comnmne; le dernier porteur tiendra la dragée
haute devant la famille, heureuse de paver n'im-
[)orte quel j)rix une lettre du cher absent.
Dans la bourgeoisie aussi, une mentalité nou-
velle s'est manifestée. On est fier maintenant
d'avoir un fils soldat. Les parents aiment à racon-
314 IMPRESSIONS DE GUERRE
ter les actes de vaillance de leurs enfants. Ils les
encouragent dans leurs lettres à faire tout leur
devoir. Bien rares ceux qui s'opposent à ce que
leurs jeunes gens partent comme volontaires, et
pourtant ils savent ce qu'une pareille décision
implique de dangers pour leur fils, de désagré-
ments possibles pour eux-mêmes. Il est clair que
les « embusqués » jouissent d'une réputation plus
qu'équivoque. Le boycottage de tout ce qui sent
l'allemand est en honneur, à tel point que le
Freiherr von Bissing a cru devoir menacer d'une
amende de 10 000 marks — excusez du peul —
tous ceux qui chercheraient à enrayer la prospérité
des maisons allemandes.
Parmi les relations qui sont dues à l'occupation,
notons en passant les gens du monde qui ont fait
connaissance pour avoir passé quelques semaines
ensemble dans les prisons de la Kommandantur.
On finira par montrer du doigt ceux qui n'y ont
pas fait un petit séjour.
On comprendra aussi que la crainte continuelle
de l'espion rende la vie insupportable. On ne peut
respirer à l'aise : les murs ont des oreilles ; il faut
être continuellement sur ses gardes. Et il arrive
que cette « espionnite » donne lieu à des quipro-
quos amusants. Un jour, je reçois d'un de mes
cousins le billet suivant : « Mon cher, une aven-
ture désagréable arrive à un de mes meilleurs
amis : son fils, qui allait s'engager, a été pris non
DE BRUXELLES A SALONIQUE 315
loin (le la frontière. La famille est persuadée de la
parfaite honorabilité du Monsieur qui est venu
chez eux « tuyauter » leur (ils, et qui leur a fait
très bonne impression; pour moi, je ne puis me
défendre de l'idée qu'ils ont eu affaire à un vul-
gaire espion. J'ai promis à la famille de les mettre
en rapport avec une personne de toute confiance,. . .
et je le serais bien obligé de tirer l'afTaire au clair.
Si tu veux, retrouve-moi demain, à cinq heures,
au coin de telle rue... De là, je te présenterai à la
famille, qui te donnera tous les renseignements... »
— Heureux de rendre service à mon cousin, je
fus exact au rendez-vous. Quelle ne fut pas ma sur-
prise, lorsqu'il me conduit dans une maison... où
j'avais été moi-même quelques jours auparavant
sans me nommer. Là tout s'expliqua dans un for-
midable éclat de rire : l'espion présumé n'était
autre que votre serviteur. J'avais, en effet, donné
au jeune homme quelques renseignements utiles,
mais il avait eu un malheur en cours de route.
Il serait intéressant de parler plus au long des
événements qui, périodiquement, viennent rallumer
l'enthousiasme populaire : l'arrivée au-dessus de la
ville d'anons alliés, porteurs de proclamations (1);
(1) Si nos aviateurs gavaient quel réconrort ils apportent aux
populations, nul doute ([u'ils ne multiplieraient beaucoup leurs
316 IMPRESSIONS DE GUERRE
la destruction du hangar et des zeppelins à Evere
ou Mont-Saint-Amand, les magnifiques manifes-
tations, pleines de dignité fîère, du 21 juillet et du
4 août, mais cela me mènerait trop loin.
Parlons plutôt de ce qui maintient si efficace-
ment le moral des Belges; et, ici encore, il faut se
borner au principal.
Tout d'abord, la zwanze bruxelloise ne perd
jamais ses droits. La Libre Belgique résumait très
bien la situation dans une caricature : un gros
Allemand piétine un pauvre ketje (Bruxellois); le
malheureux est écrasé, mais, la mine narquoise,
il lance à son Goliath : « Je me ....de toi quand
même! » Quelques exemples à l'appui.
Rue Neuve : les cuirassiers de la garde impériale
s'exhibent en un cortège impeccable. Immédiate-
ment, au fur et à mesure que le cortège s'avance,
les passants font demi-tour, tournent le dos aux
Allemands, et s'absorbent dans la contemplation
des vitrines. — L'arrêté paraît ordonnant d'em-
ployer partout l'heure allemande; on enlève sim-
plement la petite aiguille. L'aiguille des minutes
suffira : la diflférence étant d'une Iieure, on saura
toujours distinguer 11 h. 25 et 12 h. 25.
Quelle joie de faire insérer dans les journaux
vendus aux Allemands, des articles où l'on se
moque d'eux, mais bien et dûment approuvés par
randonnées en pays occupé. Pour les Belges restés au pays,
c'est comme un trait d'union, par-dessus la ligne de feu.
DK BRUXELLES A SALONIQUE 317
la censure! Par exemple une po«5sie parfaitement
insignifiante, mais formant acrosticlie, et Tacros-
ticiie... comment dire? eût été signé du général
Cambronnc. A Anvers on vit se promener (1) pen-
dant toute une après-midi, de l'air le plus sérieux
du monde, trois grandes jeunes filles, habillées
respectivement de rouge, de jaune et de noir. Les
passants saluaient avec gravité... Les autorités
allemandes curent-elles la jolie ironie du vieux
gouverneur danois dont parlaient récemment les
Études {'2)1
Mais voici qui dépasse la portée d'une simple
zwanze. La fJbre Belgique aura une place de choix
dans l'histoire de la résistance. C'est un épisode
qui tient du merveilleux. Pas un hameau perdu
(jui n'ait entendu parler du journal fantôme. Il
j)énètre dans tous les centres; il a un cercle im-
mense de lecteurs, car chaque exeinj)laire passe
par vingt, trente, quarante mains. Quand il est en
lambeaux, la province le réclame encore, et il
(1) Sous le litre Chronique économique. Marché aux porcs, un
JDurnal gerriianophile pubriail sérieusement à peu près ceci :
(Nous gazons.) « Le n)arcli6 est très menacé. Au commence-
ment do la guerre, les arrivages itaieut nombreux et do bonne
(jualilé. . Mais la consommation a dupasse tontes les piévi-
sions... Kn Flandre surtout, on eu a abattu des masses. A ce
compte, les réserves des étables seroul bieiilôt épuisées. Actuel-
lement d'ailleurs on les envoie trop jeunes à l'abattoir, etc. »
Kt l'impitoyable allégorie se poursuivait durant deux longues
colonnes.
(i) Une Alsace danoise, le Slesvig du \nrd: Etudes du 20 jan-
vier iKii), p. 252. Un arrête sur la mode serait beaucoup plus
dans le goût du jour.
318 IMPRESSIONS DE GUERRE
continue à y faire du bien. Les Belges les mieux
renseignés, les plus fins limiers venus de Berlin
n'arrivent pas à savoir le secret. Où s'imprime-t-il?
Qui le rédige? La question est sur toutes les
bouclies... Une prime de 20 000 marks a été pro-
mise à qui découvrirait l'imprimeur. Un homme
portant soutane s'est informé avec bienveillance
en divers couvents. Au confessionnal, un « bon
patriote » a voulu remettre au prêtre 10 000 francs
à faire remettre au directeur du vaillant journal...
Souvent le bruit court : l'imprimeur est arrêté!...
Mais au bout de quelques jours, le mystérieux
mais ardent patriote nargue de nouveau la police
du kaiser, un nouveau numéro a paru, merveil-
leusement adapté aux nécessités du moment : en-
courageant les déprimés, calmant les ardeurs in-
tempestives, aussi digne que cinglant.
*
On a beaucoup parlé de renouveau religieux.
Que faut-il en penser? Y a-t-il eu vraiment accrois-
sement de sens chrétien? Un profane a ici double-
ment le droit de se taire : les événements sont
récents, et ils sont d'ordre intime. Ils échappent à
la perception du public. Tout au plus pouvons-
nous enregistrer quelques manifestations exté-
rieures de piété, en y ajoutant des indications qui
en rendront peut-être l'interprétation plus exacte.
DE BRUXELLES A SALONIQUE 319
En général les offices divins sont suivis avec
beaucoup plus d'assiduité; le noml)rc des commu-
nions a beaucoup augmenté. On pourrait citer
telle cliapelle où, en trois mois, on en a distribué
autant qu'en une année normale. On a multiplié
les pieux pèlerinages : et, comme les voyages au
loin ne sont guère faisables, les madones locales
sont plus honorées que jamais. Dans beaucoup
d'églises, il y a tous les jours un salut où l'on prie
pour la Belgi(jue meurtrie. Presque partout, on
célèbre une fois la semaine une messe pour nos
héros tombés au champ d'honneur. Mais c'est
surtout aux services funèbres plus solennels que
les églises sont combles. Ces cérémonies devien-
nent parfois de petites manifestations nationa-
listes. Tels, par exemple, les services funèbres
pour le repos de ràmc de l'architecte Baucq,
fusillé avec miss Cavell, de MM. Bacckclmans et
Franck; la foule obligée de rester dans la rue était
trois fois plus nombreuse que celle qui avait pu
entrer dans l'église. On y distribua des souvenirs
pieux et patriotiques... Un moment d'angoisse à
la fin de l'office : on savait que dans l'assistance
se trouvaient des mouchards de la komman-
dantur. Qu'allait faire l'organiste?... L'anxiété ne
dura qu'un instant... Tout à coup les grands jeux
de l'orgue entonnèrent les premières notes de la
lirabançonue, reprise par une foule enthousiaste.
Elle pleurait ses héros sans doute, mais non
320 IMPRESSIONS DE GUERRE
« comme un peuple qui n'a plus d'espérance ».
Des minutes pareilles font oublier des semaines
d'agonie... On a, je le sais, cherché à énerver la
portée de ces manifestalions de foi chrétienne,
on a dit : que de gens n'ont rien à faire! Plus de
visites mondaines, plus de bals^ de concerts ni de
fêtes : les cérémonies religieuses sont un passe-
temps, un trompe-l' ennui, qu'on délaissera dès
que la vie normale renaîtra. — Les églises, ajoute-
t-on, sont les derniers asiles, les catacombes du
patriotisme opprimé. A l'ombre de leurs voûtes,
retentit encore une parole apostoliquement belge,
l'hymne national couronne encore plusieurs de
nos cérémonies, et réconforte des cœurs brisés
sous l'épreuve. Le clergé, dit-on encore, jouit à
bon droit d'une popularité sans précédent. Son
attitude crâne et digne vis-à-vis de l'oppresseur,
son dévouement complet à soulager la misère
populaire dans toutes les œuvres d'assistance lui
ont acquis une sympathie qui explique peut-être
un peu l'assiduité aux offices. — Enfin, fait-on
remarquer, que de plaintes, que de murmures ne
surprend-on pas sur certaines lèvres soi-disant
catholiques t . . . Quand donc justice sera-t-elle faite?
N'avons-nous pas assez souffert? Qu'avons-nous
fait pour mériter un tel châtiment?
Ces objections prouvent tout au plus, ce me
semble, que des facteurs naturels ont aidé le
renouveau religieux, et, quant au dernier grief.
l)K |{RUXKLLi:S A SALOiMQUfc: 3il
gardons-nous d'exagérer le nombre et la portée
de ces plaintes : je crois que le bon Dieu se mon-
trera indulgent pour un cri de douleur écbappé au
milieu de si dures épreuves. Celui qui connaît
notre caractère national sait suffisamment qu'il
ne faut pas prendre au tragique tous nos mur-
mures et nos critiques : au moment décisif nous
savons nous montrer ce que nous sommes : bons
clirétiens et bons patriotes.
III
Assurer la vie matérielle, dans les circonstances
présentes, est un problème d'une rare complexité.
Les pouvoirs publics se sont vus tout à coup
devant des situations inextricables. Presque par-
tout les ressources étaient coupées; le numéraire
manquait, et même parfois les objets de première
nécessité, et même le pain. Ce (jui manquait
encore, c'était, quand on pouvait distribuer des
secours, le moyen de discerner entre misère et
misère, exploiteurs et vrais malheureux. Il y a
des situalion.s si anormales! Des familles aisées
réduites à la mendicité, des ménages modestes
qui n'ont presque pas souffert. Puis, comment
surveiller l'usage des distributions faites, empê-
cher le gaspillage, ou encore raccaparemcnl par
II. u
322 IMPRESSIONS DE GUERRE
ceux qui ne sont pas dans le besoin? Ce tour de
force a été réalisé, et il l'a été sous les yeux,
presque sous le contrôle, d'un ennemi peu scru-
puleux. Il fallait spécialement empêcher que les
secours ne fussent, sous une forme déguisée,
réquisitionnés pour les besoins des troupes alle-
mandes.
Telle est la tâche ingrate à laquelle s'est dé-
pensée l'élite de la charité et de la philanthropie,
sous le haut patronage des ambassadeurs d'Es-
pagne et des États-Unis. Jamais la Belgique ne
sera assez reconnaissante envers ces deux diplo-
ïîiates et envers les gouvernements qu'ils repré-
sentent. Grâce à eux, notre pays n'a pas été livré
à merci. Les envahisseurs savent qu'il y a sur
place des diplomates de puissances neutres dont
le témoignage pourrait être aussi gênant qu'écouté.
Grâce à ces concours éclairés, le problème fut
résolu, — non pas adéquatement (1), c'eût été
(1) Que penser, par exemple, de ces « indigents « qui prennent
le train pour aller chercher la soupe gratuite, ou des cinémas
populaires, qui depuis leur réouverture, l'été dernier, font régu-
lièrement salle comble? On ne peut évidemment approuver ces
illogismes, et c'est à bon droit que les autorités communales
retirent les secours à ceux qui fréquentent habituellement les
séances. Mais qu'on ne condamne pas à l'aveugle, et qu'on
veuille au moins avoir égard dans son jugement aux circons-
tances atténuantes : l'épreuve est si longue, l'atmosphère en
pays occupé si déprimante, l'esprit sent le besoin d'une diver-
sion à cette obsession qui dure depuis seize mois! Notons aussi
que les cinémas font généralement des prix si alléchants,
50 pour 100 du prix de paix... Tout comprendre, c'est beaucoup
excuser!
DE BRUXKLLES A SALONIQUE 323
impossible, — «la moins de façon aussi satisfai-
sante (juc possible.
Tàciiotis de donner une idée densemhle de ce
ravitaillement dans la Belgique « occupée ». L'ob-
jectif est double : l'entrée des secours, leur distri-
bution.
Le premier service est assuré par le C. R. B.
(Commission of Relief for lieUjium), le second est
dirigé par le Comité national de secours et d'alimenta-
tion, avec ses quatre miUe comités locaux, autour
desquels gravitent, dans un lien de dépendance
plus ou moins étroit, les œuvres diverses, dues à
l'initiative communale ou privée.
L'action du C. U. B. ne toucbe qu'indirecte-
ment à notre sujet. Bornons-nous à enregistrer le
magnifique résultat obtenu pendant la première
année : 251 navires ont décbargé à Hotterdam
plus de 710 millions de kilos de vivres (1) à desti-
nation de la Belgique, ce qui fait une moz/é-n^é? jour-
nalière d'environ 2 millions de kilos, soit le char-
gement de 1 200 wagons de clieniin de fer. Ces
secours proviennent, soit de dons spontanés olFerts
par les États de 1 Union, soit d'achats faits au
moyen des sommes recueillies à l'étranger pour
la « B('lgi(jue martyre ». Une des tâches les plus
ardues du C. R. B., c'est de faire parvenir ces mar-
(1) Bl<', riz, niaïa, i»ois, lèves, lard, salaisons. On regietto quo
l'accord n'ait pu se réaliser, permettant l'introduction d'autres
^irticles.
324 IMPRESSIONS DE GUERRE
cliandises à pied d'œuvre, c'est-à-dire aux centres
principaux d'où la distribution se fera par les soins
du Comité national. Les chemins de fer sont pres-
que entièrement affectés aux services militaires;
seuls les canaux sont à peu près utilisables, encore
faudrait-il en réfectionner un grand nombre.
Là s'arrête la tâche du C. R. B. Seul un comité
de contrôle parcourt le pays pour veiller à ce que
la distribution se fasse réellement d'après les con-
ventions arrêtées de commun accord. Ces com-
missaires — une trentaine environ — sont en
partie des universitaires américains, qui ont là
une occasion exceptionnelle de s'initier pratique-
ment à la vie économique. Détail qui m'a frappé :
plusieurs parmi eux sont germanophiles, mais cela
n'entrave en rien leur admirable dévouement. Ils
estiment que la victime de la parole donnée mérite
protection et respect, et qu'un ennemi se désho-
nore, qui ne respecte pas ces titres.
Voilà donc le Comité national en possession des
secours. Comment les répartir? Un premier par-
tage consiste à les distribuer entre les diverses
provinces, arrondissements, communes. Les bases
de cette allocation sont entre autres le chiffre de
la population, le degré des privations et des dévas-
tations causées par la guerre.
DE BRUXELLES A SALONIQUE 3i5
Passons aux organismes créés par les com-
munes : soupes communales, mag^asins commu-
naux, restaurants économitjues. Pour bénéficier
<le ces institutions, il faut posséder une « carte de
ménage » délivrée à la maison communale, se
fournir aux locaux désignés et dans les limites
lixécs d'après le nombre des personnes et leur
degré dindigence.
Les « soupes » sont installées dans les locaux
d'écoles, les tbéàtres, les cercles, etc. Le matin,
vers onze iicures, on voit aux portes une (ilc pit-
toresque de gens de toute condition attendant leur
« tour de soupe ». La ration, qui revient à 15 ou
20 centimes, en coûte 5, et même est donnée gra-
tuitement aux plus indigents. J'en ai goûté plu-
sieurs fois et l'ai trouvée excellente. Chaque jour,
la composition cliange, mais toujours elle contient
(pielques bons morceaux de viande. S'il en est qui
réclament, ce sont généralement ceux qui, en
temps de paix, étaient moins bien servis. A cer-
tains jours fixes, on peut se procurer au même
endroit diverses autres denrées, pommes de terre,
sel, café, légumes, à des prix d'aumône déguisée.
A côté des « soupes », fonctionne l'institution
originale des « restaurants économiques », dont à
Bruxelles plus de douze mille personnes usent
chacpie jour. Ces établissements — actuellement
au nombre de cinquante-sept dans l'aggloméra-
tion bruxelloise — sont des restaurants ou des
326 IMPRESSIONS DE GUERRE
hôtels qui, pour 45 ou 7S centimes, offrent aux
porteurs de cartes communales d'excellents repas
d'une valeur respective de 1 franc et 1 fr. 50. La
différence est payée par les comités d'alimenta-
tion.
Les « magasins communaux » répondent à un
autre besoin. Beaucoup n'en sont pas réduits à la
nécessité d' « aller à la soupe ». Certain respect
iiumain, le rang à garder les en empêcherait. Mais
tout le monde tient à diminuer le plus possible les
dépenses du ménage. Comment éviter l'accapare-
ment et la maladie chère aux ménagères, la « pro-
visionnite? » Voici. Les administrations commu-
nales achètent au Comité national les marchandises
de nécessité courante (café, sucre, riz, confiture,
sel, savon, etc..) et créent les magasins commu-
naux, où chaque semaine les administrés peuvent
se procurer à un prix abordable les diverses den-
rées en quantité raisonnable, d'après le nombre de
personnes constituant le ménage. Chaque fois,
l'employé oblitère sur la carte de ménage la case
correspondant à l'achat pour la semaine en cours.
On paye, soit en argent, soit au moyen de « bons »
émis par les communes et par les divers comités
de chômage ou d'assistance. Désire-t-on certaines
denrées en plus grande quantité, on s'adresse aux
magasins ordinaires. Notons que les prix des ma-
gasins communaux ne sont pas de beaucoup infé-
rieurs à ceux des autres maisons, et par suite ne
DE BRUXELLES A SALOMQUE 327
causent pas trop de préjudice au petit commerce,
tout en mettant un frein efficace à une majoration
arbitrairo des prix. Le produit de la vente sert au
réapprovisionnement, tandis que le gain — très
léger — concourt à alimenter les œuvres commu-
nales de secours.
Quant au pain, on est rationné; chaque bou-
langer reçoit sa farine en proportion du nombre de
clients ; des mesures sont prises pour qu'on ne
puisse s'inscrire à la fois chez deux boulangers.
Changer de boulanger constitue, sous le régime
allemand, un acte important de la vie civile, que
les autorités doivent approuver, qui exige pas mal
de formalités et de démarches !... Où est la liberté
si chère aux Belges? Le boulanger qui enfreint le
règlement se voit supprimer les matières pre-
mières.
Dans les derniers mois, bon nombre de com-
munes ont obtenu de faire venir de Hollande une
provision supplémentaire de pains. Ils se vendent
assez cher. Des journaux hollandais ont assuré
que d'une seule ville (Maestricht) 2 500 000 pains
entraient ainsi chaque semaine en Belgique : je
donne l'information pour ce qu'elle vaut.
«
Un autre signe des temps, c'est l'utilisation pour
la culture (surtout des pommes de terre) de ter-
328 IMPRESSIONS DE GUERRE
rains vagues, même en pleine ville. C'est ainsi que
dans le quartier du Cinquantenaire, à l'avenue de
Tervueren, ou près de l'avenue Louise, tous les
espaces non bâtis sont devenus des jardinets. L'ap-
provisionnement des communes a été ainsi aug-
menté dans des proportions variables, mais le
grand avantage moral de cette initiative est d'avoir
donné de l'ouvrage aux sans-travail, dont la longue
inaction forcée coûte cher aux communes, pourrait
créer un jour un danger pour la paix publique, et
préparer pour l'avenir des désœuvrés incorrigibles.
Le problème du chômage est des plus délicats.
Le nombre des sans-travail est estimé à sept cent
cinquante mille. Le secours ne peut évidemment
être refusé à ceux que la guerre prive de leur
gagne-pain, mais doit cesser dès que l'ouvrier
trouve du travail : aussi exige-t-on que le chômeur
vienne chaque jour se porter présent à la caisse de
chômage. Or, qu'arrive-t-il? Lorsqu'un chef d'in-
dustrie a par bonheur un peu de besogne, il ne
trouve qu'à grand'peine des ouvriers qui veuillent
échanger les allocations de chômage contre un
salaire qui peut n'être que de courte durée. Un
directeur de fabrique me disait qu'il devait refuser
toute commande pressée, et ne travailler que trois
ou quatre heures par jour : ainsi les ouvriers
avaient continuellement de la besogne, et officiel-
lement restaient « chômeurs » .
Ce qui rend le problème particulièrement ardu,
Dli BRUXELLES A SALONIQUE 329
c'est l'intrusion du gouverneur allemand, qui, sous
prétexte d'enrayer la paresse, mère de tous les
vices, olFre de la besogne aux Belges : par exemple,
la confection de sacs, l'entretien des routes, la
réparation de locomotives, et défend aux auto-
rités communales de soutenir en quoi que ce soit les
familles des récalcitrants, parce que « sans-tra-
vail » volontaires. On voit assez pourquoi ces sacs
et ces réparations. Cliaque Belge employé à ces
travaux indispensables permet à un Allemand de
reprendre le fusil. C'est avec fierté (|u'on enre-
gistre l'attitude de l'ouvrier belge en face de cette
brutale mise en demeure.
Les événements de Malines et de Luttre ont été
particulièrement suggestifs à cet égard. A Malines,
von Bissiiig mit la ville aux arrêts (c "est-à-dire
régime de terreur, défense d'entrer et de sortir, etc.)
jusqu'à ce que cinq cents ouvriers se soient pré-
sentés. La menace fut publiée urbi et orhi sous
forme d'afliciies comminatoires. Sic rolo, sic jubeo...
En tout et pour tout, trente ouvriers s'inscrivirent,
des congédiés en grande partie ou des incapables,
La situation devenait intenable, et devant l'indi-
gnation [)opulairc le gouverneur général dut céder
au bout de six jours. Cela ne l'empccba j)a3 de
lancer une nouvelle proclamation triompbante,
annon(;ant (ju'un noml)re... « suffisant » — remar-
»|iio/. le tour de pbrasc! — s'était présenté et qu'il
levait l'interdit jeté sur la ville archiépiscopale!
330 IMPRESSIONS DE GUERRE
A Luttre — atelier de réparations pour les che-
mins de fer — se trouvaient, à la date du 23 mai,
deux cent trente locomotives à réparer. Sur les
mille deux cent cinquante ouvriers de l'arsenal,
vingt seulement acceptèrent le travail. Les autres
refusèrent malgré toutes les réquisitions. Plus de
deux cents furent déportés en Allemagne, leurs
familles privées de secours, mais cet exemple
n'eut pas l'effet escompté, et les Allemands durent
renoncer à aller jusqu'au bout.
*
* *
Ces misères, ce cliômage ont eu pour résultat
de mettre en relief la charité des classes aisées. On
l'a dit avec justesse : jamais les pauvres n'ont été
mieux secourus que pendant la guerre, tant la
charité officielle et privée s'est ingéniée à atténuer
tous leurs besoins. Et entre temps, les riches — en
particulier la noblesse — n'ont pas hésité à payer
courageusement de leurs personnes. A Bruxelles,
il n'est pas rare de voir en rue deux dames ou
demoiselles du grand monde, un panier sous le
bras, mendiant de porte en porte pour l'œuvre des
pauvres honteux, ou les « Petites Abeilles ». Et
lorsque les dames quêteuses ploient sous l'abon-
dance des dons, quelque passant inconnu, souvent
un homme du monde, s'offre à les aider. Il porte
le fardeau jusqu'au local de l'œuvre, où les dames
DE BRUXELLES A SALONFQUE 33t
(le roffice et de la cuisine s'empresseront de pré-
parer le repas des malheureux.
Au commencement de la guerre l'élan de géné-
rosité s'est donné libre cours, un peu à l'aveugle.
Depuis lors, le besoin s'est fait sentir de canaliser
les largesses. Actuellement, dans chaque quartier
existe 1' « Œuvre du sou » qui recueille chez les
particuliers une cotisation mensuelle, à charge de
faire entre les nécessiteux du quartier la meilleure
répartition possible. Aussi voit-on sur presque
foutes les portes une petite affiche : « Les habi-
tants sont affiliés à l'Œuvre du sou; inutile de
mendier. » Les secours en espèces sont donnés
sous forme de bons d'une valeur variable, avec les-
quels les pauvres peuvent acheter dans les ma-
gasins communaux les objets de première néces-
sité.
On le voit, la situation matérielle, au moins
dans les grands centres, n'est pas aussi mauvaise
que d'aucuns se l'imaginent, et pourtant le dan-
ger est toujours là : que l'Amérique — pour une
raison ou pour une autre — vienne ;i suspen-
dre sa généreuse mission, et c'est la famine. On
s'en aper(;oit parfois, lorscjue le stock hebdoma-
daire n'arrive pas à temps : pendant quelques jours
on est privé de pain, on se contente de pommes
de terre.
332 IMPRESSIONS DE GUERRE
Et les magasins, demandera-t-on, le commerce?
Impossible de donner ici une appréciation
unique. Certaines branches n'ont jamais connu de
meilleurs temps, tels les charcutiers et les'autres
marchands de « delikatessen », g-ràce à leur nou-
velle clientèle, dont l'appétit est proverbial. Les
lampes à acétylène également font furie : leur
lumière économique remplace le pétrole qui est
hors de prix.
D'autres ont souffert du calme plat pendant les
premiers mois de la guerre, mais ont vu revenir
leur clientèle sous l'étreinte de la nécessité, tels
les magasins de blanc, d'aunages, les tailleurs, les
cordonniers, etc. ; on peut user jusqu'à la corde des
vêtements, qui, en des temps meilleurs, auraient
été déclassés depuis longtemps ; on peut faire resse-
meler une ou deux fois de plus ses vieilles paires de
souliers : un jour arrive où les réserves de la garde-
robe sont épuisées, il faut acheter du neuf. Un grand
marcliand de chaussures me faisait remarquer à ce
sujet que le gain ne correspondait pas à la recru-
descence du commerce. Les gens n'achètent que
de la camelote à bon marché. Résultat : bénéfice
minime pour la maison, sans compter que le client
se souviendra que l'article était de mauvaise qua-
lité et oubliera qu'il l'a payé un prix dérisoire.
DE BRUXELLES A SALONIQUE 333
Pour d'autres, c'est, ce sera probablement jus-
qu'à la fin (le la guerre, la cessation de toutes
aflaircs : tels les magasins de dentelles, de bijou-
terie, d'ameublement, en g'énéral tous les articles
de luxe. C'est non seulement l'arrôt, mais le recul,
car il faut continuer à faire face à des frais géné-
raux considérables.
A côté de tout cela, les « métiers de guerre »
ont surgi, et sans parler de tous les magasins qui
« retapent » les objets usagés (par exemple, tein-
ture et remise à neuf de vêtements défraîcliis, re-
tournage de vieux habits, stoppage et mise de pièces
invisibles), on ne peut laisser sans mention le
j)ullulement des gagne-petits. Un jour, j'ai compté
plus de vingt-cinq camelots autour de la porte
centrale. Quel savoureux passe-temps que d'aller
flâner devant ces charrettes à bras chargées de
fonds de boutique ou d'inventions sensationnelles ;
poudre ;i enlever les taches de graisse, crayon
pour reproduire instan-la-nément. Messieurs et
Dames! n'importe quel imprimé, attache-col inu-
sable, parapluies incassables, la guérison par les
plantes de n'importe (juelle maladie,... j'en oublie,
et des plus intéressants. Les boniments de ces
brocanteurs et charlatans étaient souvent des
clicfs-d'œuvre, et la séance était agrémentée par-
fois de tours originaux par des professionnels de
cirque, actuellement sans ouvrage.
Et l'on voit quelle contre-vérité énonçait le
3;U IMPRESSIONS DE GUERRE
chancelier de l'Empire, quanti il disait qu'en Bel-
gique la vie économique était normale. Cela n'est
pas et ne saurait être tant que la situation ne
changera pas : le numéraire manque et l'on doit
tout payer comptant; les meilleurs ouvriers sont
partis, et ceux qui restent préfèrent chômer; que
d'usines doivent arrêter, par suite du manque de
matières premières ! Ajoutez-y l'arbitraire et la
mutabilité voulue de tous les arrêtés, avis et déci-
sions du gouvernement général, au point de deve-
nir un écheveau inextricable; en fin de compte,
on est si obsédé de ces formalités et perpétuels
changements, qu'on renonce plutôt à faire des
affaires sous un tel gouvernement.
N'oublions pas que le blocus anglais pèse par
contre-coup sur notre pays aussi durement que
sur l'Allemagne. Importations et exportations sont
impossibles ; nos industriels ne peuvent disposer
de leurs dépôts bancaires en Angleterre ou en
France. Avec une rare abnégation, notre popula-
tion a compris la nécessité de ces sacrifices. Mais
tous ceux qui portent la responsabilité de l'avenir
de notre patrie, et notre gouvernement en premier
lieu, ont vu qu'une pareille situation ne pouvait
durer, qu'un épuisement trop complet briserait
pour de bon les ressorts économiques et moraux
de r « héroïque petite Belgique ». A tout prix, il
faut une solution qui permette — moyennant des
garanties raisonnables — l'importation de ma-
DE BRUXELLES A SALONIQUE 335
lières premières, Texportalion de produits manu-
facturés. Ce sera une solution partielle de l'angois-
sant problème du chômage : les secours seront la
rétribution du travail. Il paraît que les pourparlers
en cours sont en voie d'aboutir.
*
* *
Une dernière question, les transports et les
bagages.
Quand on dit que les déplacements sont devenus
difficiles en Belgique, on s'imagine parfois que les
passeports en sont la cause. C'est une erreur :
depuis des mois la circulation est libre, pourvu
qu'on ait sur soi sa carte d'identité, visée par
l'autorité allemande, sous réserve cependant des
restrictions suivantes : rester en dehors de VElappe-
ijehiet (zone des armées) et du réseau-frontière
(une bande de 5 à 10 kilomètres le long de la fron-
tière hollandaise), et n'être pas soumis au contrôle
du Meldamt. Aux jeunes gens en âge de porter les
armes, il est interdit de s'éloigner de plus de
5 kilomètres de leur résidence; et, obtiennent-ils
un passeport, par exemple de Charleroi à Bruxelles,
ils doivent, pendant leur absence, se présenter à
intervalles rapprochés au Meldamt de cette der-
nière ville.
Une des grandes entraves au trafic, c'est l'ab-
sence de communications rapides. Les trains
336 IMPRESSIONS DE GUERRE
allemands sont boycottés, non seulement par pro
testation patriotique, mais aussi à cause des prix
élevés. Le trajet simple Bruxelles-Anvers coûte
autant qu'auparavant le même trajet aller et re-
tour en seconde (1). Puis le service est extrême-
ment restreint. L'indicateur tient en quatre pages.
De Bruxelles partent pour Tournai, Mons, Char-
leroi, Namur, Liège, Anvers et Gand un total de
vingt-deux trains. La cause? Freiherr von Bissing-
l'a donnée dans une affiche demeurée célèbre :
Les Belges doivent s'en prendre à leur propre
gouvernement, qui a osé emporter en France
plusieurs milliers des meilleures locomotives, et
refuse de les céder pour les besoins du pays
occupé.
Les voyages sont extrêmement lents : une
heure et demie de Bruxelles à Anvers.
Puis, il y a des formalités, les visites « corpo-
relles » auxquelles on est toujours exposé, surtout
à Anvers. Dans les gares, aux guichets^ les affiches,
inscriptions, horaires, tout est exclusivement alle-
mand ; partout on voit l'invitation : Soldats, parlez
votre langue! Est-il étonnant que les trains alle-
mands ne contiennent généralement pas plus de
dix à vingt civils?
Tout le trafic se fait par les lignes des trains
vicinaux qui n'ont pas encore été enlevées. Les
(1) Par kilomètre, 10 centimes en troisième; 15 centimes en
seconde; 20 centimes en première.
DE BRUXELLES A SALONIQUE 337
Compag-nies font des aflaircs d'or. Plusieurs ont
soudé leurs services, et on a maintenant dos vici-
naux-express avec voitures directes, par exemple
Liège-Bruxelles (place Dailly) ; Mons-Bruxelles
(place Rouppe) ; Charleroi-Nivelles-Petite-Espi-
nette, et de là Bruxelles. D'autres services ont
combiné leurs horaires, mais n'ont pas établi de
services directs. Ainsi, en (juittant Maeseyck le
matin vers quatre heures et demie, en changeant
de train à Brée, Bourg-Léopold, Beeringen, Diest,
Louvain et Tervueren, vous arrivez rà Bruxelles
vers douze heures et demie... Un vrai charme I
Pour remplacer le « Bloc » (train rapide de
Bruxelles à Anvers), voici ce que l'on recom-
mande : de Bruxelles à Vilvorde, en train élec-
trique; de là, en voiture jusqu'à xMalines, près du
pont sur le Nethe, détruit lors du siège d'Anvers ;
en face du pont, un autre train attend et vous
conduit via Boom, Aertsclaer, jusqu'à Anvers-Kiel,
où passe une ligne de tramways anversois. La
durée totale de l'équipée est de trois à quatre
heures, et le prix, de 3 à 3 fr. 23.
Partout où il y a un hiatus entre les lignes sur
rail, on a vu surgir des services de voitures qui
rappellent les diHgences. Vieux véhicules attelés
de chevaux poussifs refusés à l'armée. Xu com-
mencement, le métier était rémunérateur, les gens
payaient volontiers, les bêtes étaient en bon état.
Maintenant, elles sont surmenées : coûte que coûte,
u. a
338 IMPRESSIONS DE GUERRE
pourtant, il faut qu'elles rapportent de quoi assurer
leur nourriture. Or, l'avoine est hors de prix. Il
n'est évidemment pas question de vendre ces
haridelles.
Actuellement, le prix par personne, dans une
voiture à quatre places, est de 1 fr. 50 ou 2 francs
pour le trajet Vilvorde-Malines, 13 kilomètres.
En relisant ce croquis, tracé au fil des souvenirs
qui me montaient au cœur, j'en ai senti toute
l'imperfection. L'on m'assure cependant que,
telles quelles, ces notes seront les bien venues.
Je les livre au public. Puisse mon travail contri-
buer à faire connaître et aimer la patrie qui souffre,
mais reste fière. Puissent ces lignes encourager
tous ceux qui luttent pour l'indépendance de la
Belgique !
Léo Belgicus.
l" janvier 1916.
II
AVEC LES ANGLAIS DANS LES FLANDRES
Lettres d'un interprète aux Forces de S. M. Britannique
Mardi 28 mars 1916. — Je ne sais si vous aime-
riez à partager ma vie. S'il ne fallait qu'un miracle
pour vous attirer auprès de moi, j'en serais capable.
Et je vous recevrais dignement : cette semaine-ci,
mon installation est ravissante, elle agréerait à
votre àme pacifique et rêveuse. Imaginez un quar-
tier silencieux dans une petite ville de province,
blottie sous des toits ronds et moussus, une
maison blanche entourée de jardinets et penchée
au-dessus d'un canal sinueux et rapide : j'habite
là. En face de moi, une écluse à demi vermoulue,
et par derrière, dans un îlot, un vieux moulin à
vent, à eau et à main. Au second plan, le belfroi
de l'hôtel de ville et le clocher grêle d'un couvent.
Puis un lac inmiense produit par la crue de deux
rivières parallèles, dont les eaux se rejoignent à
travers les haies, et quelques futaies qui émergent
encore... Ajoutez un bon lit, un bon feu, un peu
340 IMPRESSIONS DE GUERRE
de loisir... Et dites si je ne suis pas à mon aise.
Pourtant vous devinez ce qui me manque. Dan»
les moments de loisir, je sens plus que jamais un
vide, l'absence d'amis, que leurs lettres affec-
tueuses n'arrivent pas à remplacer. Il y a dix-huit
mois que je vous ai dit adieu : dix-huit longs mois
de voyage et d'aventure, de pluie et de boue, de
vent et de soleil, de faim parfois, de soif, et de
nuits à la belle étoile, d'obus et de balles — mois
de souvenirs où mon esprit se reporte sans cesse
vers ma famille, dans le ciel où elle augmente, sur
terre où elle diminue — mois délicieux en somme,
mais où mon bonheur n'est pas complet, parce que
je suis un peu seul.
Je viens de regarder sur mon agenda la liste
des lieux où j'ai séjourné, des personnes avec qui
j'ai fait connaissance. La liste est longue; mais
hélas! combien de maisons où j'ai chaudement
dormi ne sont plus qu'un pan de mur entre des
plâtras. Et combien d'officiers sous qui j'ai servi
sont tombés, quand le régiment laissait sur le
chemin une traînée de cadavres... depuis la Marne
jusqu'à l'Yser. — Presque tous les villages inscrits
sur mon calepin, sauf les premiers en date, dont
j'ai quelquefois des nouvelles par les communi-
qués, portent un nom qui sonne flamand, bourré
de werch, houck, ghem. Et les officiers sont tous
Anglais : des désinences en wood, smith, bridge. —
DE BRUXELLES A SALONIQUE 341
Vous voyez que mon expérience est fort rr Juite.
Je ne connais guère qu'un champ de bataille, la
Flandre; et qu'une armée, le « Corps expédition-
naire britanni(juc ». En revanche, je crois les con-
naître à fond.
Et à force d'être familiarisé avec eux, j'ai fini
par les aimer. La plaine où je vis me plaît. Illi-
mitée comme l'océan, et plus bienfaisante que lui
par sa fertilité qui la transforme, mélancolique en
hiver sous la brume grise, germant au printemps
une multitude de couleurs on dominent le verl et
l'or, éblouissante et parfumée quand la grande
chaleur mûrit les blés, baignant alors de l'aurore
au soir dans le soleil qu'aucune colline ne cache,
regardant miroiter l'innombrable et nonchalant
réseau de ses canaux et rivières, taclietée par des
bosquets, des chaumières et des églises plantées
au hasard un peu partout, l'étendue flamande
exhale une j)oésie forte et tranquille. Il est vrai
que d'autres la trouvent banale, et j'en ai médit
moi-môme; mais un pliilosophe — et vous en êtes
un — ne s'étonnera point, et bâtira une théorie
avec ces divergences. Il expliquera que la poésie
ne tient pas aux clioses, mais à l'âme qui l'y pro-
jette et l'y retrouve; et, par conséquent, rien ici-
bas n'est pourvu ou dépourvu de poésie, car l'ima-
gination, suivant son caprice, peut enluminer ou
déflorer tout objet.
Et puis cette étendue est habitée par une race
342 IMPRESSIONS DE GUERRE
franchement sympathique; des corps robustes, des
visages épais, mais resplendissants de santé, des
familles nombreuses — des âmes saines à l'égal
des corps, que la civilisation actuelle n'a pas encore
corrompues, où le bon sens et la foi sont enra-
cinés. Les passions du paysan sont puissantes,
mais calmes, et par-dessus tout domine l'amour
du sol, du lopin sur lequel sa ferme est bâtie, et
dont la fertilité mystérieuse le nourrit, l'étonné et
le frappe de respect. Païen, il eût divinisé la terre.
11 est énergique, et ne lui marchande aucun soin.
Depuis deux ans, tous les jeunes gens sont partis,
il ne reste que des femmes et des vieillards, et
cependant les champs sont cultivés, jusque sous
les obus. J'admire ces femmes qui se lèvent au
petit jour et ne quittent le labour qu'à la nuit : la
France leur doit tant de reconnaissance! C'est de
leur sang que sont nés les soldats, c'est de leurs
greniers pleins que s'acheminent les convois qui
nourrissent l'armée.
Mes hôtes ont aussi leurs défauts, et c'est heu-
reux après tout. Leur esprit est juste, mais étroit :
ils ne comprennent pas les habitudes étrangères.
Leur opiniâtreté virile confine souvent à l'entête-
ment, et rivalise sans difficulté avec la ténacité
fameuse des Anglais qu'ils hébergent, et avec les-
quels ils se disputent de temps à autre. Ils sont
âpres au gain, un peu ladres, capables pourtant de
sacrifices : beaucoup fournissent l'aumône et le
DE BRUXELLES A SALONIQUE 343
logement à des évacués. Et j'en ai vu, mainte
fois, (levant leurs maisons bombardées, leurs toits
béants, leurs meules en flammes, essuyer quelques
larmes et refuser les condoléances avec ces sim-
ples mots, si banals aujourd'imi : « Que voulez-
vous? c'est la guerre. » Et encore : « Le bon Dieu
punit nos pccliés. » Car ils ont une qualité qui
couvre une multitude de fautes : ils sont pieux,
dévots, sans ombre de superstition. Ils aiment le
curé et fréquentent l'église. Ils ont multiplié sur
les routes les cbapelles et les crucifix. Presque
toutes les fermes ont une statuette encastrée dans
le mur.
Vous croyez que je n'ai jamais eu de grand
plaisir i)ar ici? Comme vous vous trompez! Je me
suis acquis bien des amis. Et quelles exquises
veillées d'iiiver j'ai passées, au milieu des braves
gens, autour du fourneau rond, buvant le café
pendant que la pluie cinglait les vitres, et que la
fermière en venait aux conlidenccs, me tendait les
lettres du fils et du mari... La veillée se terminait
par la prière en commun, — devant une des images
coloriées dont les murs sont couverts, — chromo-
litliograj)liies importées de Malines, où les saints
trop vigoureux et trop joufflus sont dus au pinceau
d'un Hubens sans talent (encore qu'ils vaillent
artistiipiement mieux que telles de nos statues soi-
disant de Paris, aussi terrestres iju'étriquécs, que
l'anémie ne sauve pas de la vulgarité).
344 IMPRESSIONS DE GUERRE
Mais où vais-je m'égarer? C'est de la guerre que
vous désirez entendre parler! Vous me pardon-
nerez d'avoir songé en premier lieu aux malheu-
reux qui habitent aux abords de la ligne de feu.
Ils ont tant de droits à la pitié, à l'estime; et per-
sonne ne s'intéresse à eux. C'est mon bonheur de
pouvoir, par ma situation, leur rendre beaucoup
de services.
Et puis une causerie sur la guerre ne vous
offrira rien d'inédit, j'aurai beau faire, vous avez
déjà trouvé mieux autre part, peut-être dans les
journaux, sûrement dans les lettres d'amis : com-
battants plus haut placés que moi, plus dange-
reusement aussi, plus glorieusement. Ah! que nos
aumôniers et nos frères-soldats continuent d'écrire!
Elle forme un album sans précédent, la collection
de leurs lettres, si souvent sanglantes, et dont l'àme
militaire de saint Ignace doit tressaillir de fierté.
La vie à laquelle nous sommes accoutumés par
ici est exactement semblable, je suppose, à celle
qu'on mène ailleurs, le long de 600 kilomètres,
depuis Nieuport jusqu'à la Suisse : quatre ou cinq
jours dans les dug-outs (en français on dit, je crois,
les gourbis) et quatre ou cinq jours en réserve,
dans les maisons démolies et les tentes. Pour dis-
traction les obus, les mines dont l'explosion ouvre
de larges cratères, les petites expéditions noc-
turnes dans le voisinage des Boches, ou autres
DE BRUXELLES A SALONIQUE 345
intermèdes de même agrément. Parfois, repos à
l'arrière, dans un villag^e moins endommagé, où
l'on s'ennuierait terriblement, sans l'exercice matin
et soir, les jeux, notamment le ballon, et les Folies.
Les Folies, c'est le nom du théâtre que la division
transporte dans ses nombreux bagages, et qui
comprend un certain nombre de décors, un réper-
toire suffisant, pas mal d'acteurs, quelques actrices,
et un phonograplie.
La nature du terrain sur lequel les troupes an-
glaises livrent bataille leur impose quelques diffl-
cultés spéciales. Le terrain étant plat, on est abso-
lument à découvert : pas un de ces petits sentiers
défilés que nous avions connus dans l'Aisne, de ces
jolis villages abrités contre le vent du nord et les
Allemands. Pour comble, le terrain étant aqua-
tique, il est malaisé d'y creuser des tranchées. En
liiver, l'inondation noyait la. campagne, routes et
fossés, tranchées et lils de fer, sous une surface
immense, uniformément jaune. Vêtus de longs
pantalons en caoutchouc, emportant dans leur sac
leurs provisions froides, les malheureux fantassins
se relayaient tous les deux jours. Et durant deux
jours, séparés [>ar la boue du reste du monde,
des nouvelles et de toute civilisation, ces demi-
scaphandriers, trempés, glacés, malades, pouil-
leux, héroïques, défendaient la ligne. I^icore si
l'ennemi avait ralenti le feu : il nous réservait pour
Noël un bruvant réveillon !
346 IMPRESSIONS DE GUERRE
Un élément comique égayait nos misères : des
éclats de rire se mêlaient aux éclaboussements
d'eau, quand tous, à tour de rôle, y compris les plus
élevés en grade, nous faisions une chute dans les
trous ou les ronces, cachés par la crue. Il a fallu
changer les méthodes de la première heure; les
tranchées nouvelles ne sont pas enfoncées dans le
sol, mais surélevées au-dessus du niveau ordi-
naire : elles fournissent une cible à l'artillerie,
mais les officiers, les troupiers et les rats y vivent
à sec. Le plus désagréable en est parfois l'entrée
ou la sortie. A 2 000 mètres de la ligne, on entend
les balles siffler, et il n'est pas rare qu'on ait à faire
le trajet en plein champ, sans un arbre, sans une
motte de terre pour protection. Quand on revient
de permission, la promenade est de nouveau assez
émotionnante.
Du moins les Allemands sont-ils calmes, en
comparaison des jours d'antan, je veux dire de
l'automne 1914. Quel tintamarre, quand ils essayè-
rent de se frayer un chemin vers Calais! Tous les
engins capables de faire du bruit, depuis les
énormes how^itzers jusqu'aux fusils, les aéro-
planes, les crapouillots, les mitrailleuses, les tor-
pilles s'en donnaient à cœur joie toute la nuit. Et
c'était une féerie sinistre, quand, les oreilles assour-
dies par le mugissement et le crépitement, on
avait le loisir de contempler, dans un firmament
noir, sans lune, le tracé phosphorescent des obus
DE BRUXELLES A SALONIQUE 347
(jui s'entre-croisaient par-dessus nos têtes et le sil-
lage (les fusées lumineuses. Aux alentours, des
maisons flambaient. Dans un cabaret voisin, choisi
pour ambulance, les blessés et les mourants dor-
maient ou râlaient sur le parquet, sali de vin, de
bière, de crachats, de sang, pendant qu'un chirur-
gien coupait des chairs à la lueur d'une bougie.
J'ai eu l'occasion plusieurs fois d'introduire un
prêtre dans ces lieux d'agonie et de misère.
Jeudi 30 mars 1916. — J'ai encore changé de
local. J'ai retrouvé un logement plus conforme à
mon ordinaire, un peu trop près des trous d'obus :
une vieille cuisine, aux vitres brisées, mais pourvue
d'un fourneau qui fume et tient d'autant plus
cliaud, de vieux fils télégraphiques où pendent
mes habits mouillés, et d'un solide carrelage où je
partage ma paille avec un lieutenant, un chien
adoptif et des souris. Je fais bon ménage avec
ledit lieutenant : nous nous disputons et nous
entr' aidons, jouons aux échecs avec des cartou-
ches en guise de personnages et ne nous quittons
guère. Je vous le présente : haut, maigre, capri-
cieux, en théorie anglican, réduisant en pratique
sa religion, pour autant que j'en puis juger, à
quelques préjugés contre le pape; honnête d'ail-
leurs, recevant des lettres magnifiques de son
père. (|ui est converti, fervent, et pour l'amour
duquel il porte presque en vedette un Sacré-Cœur
348 IMPRESSIONS DE GUERRE
sur sa vareuse; sans fierté, sans méchanceté; con-
tent de peu, serviable, poli, fort brouillon, aimé
des soldats, raffolant des chevaux, des jeux de
hasard et de ses fillettes.
Pour se faire une idée exacte de l'officier anglais,
il faut le fréquenter assidûment, car il ne se livre
pas vite; l'étudier à deux moments différents :
dans la tranchée, où il est à la peine; au mess, où
il se détend.
J'ai trouvé les définitions qu'on donne générale-
ment du caractère britannique, les jugements qu'on
colporte comme des axiomes, fort éloignés de la
vérité, voire du bon sens. Je dirais, avec un peu
d'exagération, que toute la différence de Yinsulaire
au continental (on aime ces deux mots de l'autre
côté de la Manche) tient à la cuisine et aussi à la
manière de saluer, aux habitudes extérieures,
mais à la cuisine surtout. Vu par l'intime, l'An-
glais ressemble au Français : l'homme a partout
la même âme. La Grande-Bretagne se vante
d'avoir produit un tempérament national, qu'on
ne doit confondre avec aucun autre : mais les
oppositions sont si complexes, si imprécises, si
inattendues, qu'on en doute parfois. Et, par exem-
ple, les soldats de S. M. George V n'ont ni le
flegme, ni la froideur qu'on leur prête. Au con-
traire, un Anglais es t d'ordinaire un sentimental,
il l'est à l'excès : seulement, il apprend dès
l'école à masquer ses émotions. Et lorsqu'on dit
DE BRUXKLLKS A SALONIQUK 349
qu'il reclierclie ses aises, on se trompe. Les tran-
chées anglaises sont moins confortables que les
nôtres.
L'officier anglais est généralement grand, sec,
raidc, blond avec des yeux bleus. Il a de l'enthou-
siasme, mais il n'aime pas faire du surérogatoire
(ce qui s'appelle, en jargon de soldat, du rabiot).
Encore est-il qu'il se montre très strict sur le ser-
vice, et une besogne qui lui est confiée sera rem-
plie très exactement. Sa bravoure, très admirée,
est faite d'un amour spontané du risque, des aven-
tures, comme aussi de son insouciance. Car l'in-
souciance est une des pièces maîtresses de sa
nature : parti-pris ou impuissance, il ne s'inquiète
pas de l'avenir. C'est la raison pour laquelle il ne
sait jamais économiser. Les soldats anglais gas-
pillent à l'envi leur argent et l'argent du gouver-
nement, au scandale des paysannes. L'Anglais ne
pèche pas par excès d'iinagination; on le voudrait
plus ingénieux, plus fécond en expédients. Il est
lent à prendre une décision. En revanche, il est
sage, avisé. Qu'il s'agisse de stratégie ou d'habil-
lement, il préfère le solide au brillant. Il a le don
de « réaliser » parfaitement les événements, les
situations, car les apparences lui donnent rare-
ment le change. Il est tenace, mais uniquement
quand il juge à propos de l'être : sinon, il est
accommodant. Quand il rencontre un étranger, il
fait peu d'avances; il est simple pourtant, bon
3S0 IMPRESSIONS DE GUERRE
garçon, se laissant traiter d'égal à égal par le pre-
mier venu. Il tient personnellement à ne jamais
manquer à l'étiquette, propre, ciré, rasé, — pro-
tocolaire; mais il n'exige pas l'étiquette des autres
hommes. Il sait également jouir du confortable, et
s'en passer. Il emporte une réserve inépuisable de
bonne humeur, et d'iiumour même, plus caus-
tique, moins joyeux que notre verve gauloise.
(Voyez dans le journal illustré le Bystander^ la
curieuse collection de croquis : Fragments de France^
par le capitaine Bruce Bairnfather; la guerre a
improvisé caricaturiste ce soldat de métier, et l'on
ne trouve peut-être nulle part plus de gaieté et
plus de vérité.) Par-dessus tout, l'officier anglais
est fier de son pays, déteste les Allemands et croit
à la victoire.
Son grand défaut est d'être trop souvent païen,
au sens négatif du mot. L'anglicanisme est pour
beaucoup une pure formalité extérieure, qui ne
perce pas jusqu'à l'âme. Mes officiers n'éprouvent
aucun amour comme aucune haine pour leur reli-
gion. Mais leur conversation — et leur mort —
prouve souvent qu'ils ont toujours vécu en dehors
d'elle. Et si tel ou tel pèche contre les commande-
ments, il le fait, j'allais dire sans malice, du moins
avec une spontanéité étrange, avec l'air naturel
d'un enfant dont la conscience n'est pas encore
clairement éveillée.
L'Anglais est d'humeur indépendante; il ne se
DE BRUXELLES A SALONIQUE B5!
soucie guère des « qu'en dira-t-on? » Aussi l'armée
anglaise compte-t-elle bon nombre d'originaux. Je
vous citerais mille cas. Un major, dont j'ai juste-
ment fait connaissance avant-bier, emporte par-
tout dans sa sacoclie sa défunte première femme,
laquelle il lit incinérer par amour et enfermer dans
un joli flacon d argent.
Je rends cette justice à mon bataillon que par-
tout où nous avons logé, les fermiers ont été satis-
faits de nous. Nous n'avons qu'un tort à leurs
yeux : nous avons relevé les Hindous... Or les vil-
lageois placent les Hindous à cent piques au-
dessus de toute autre division. Ils ne se consolent
pas d'avoir perdu ces grands diables noirs, dont
leurs enfants raffolaient — non pas les Gourkbas,
qui sont des manières de Cbinois aux yeux cq
amande, au visage jaune et rond — mais les Sigbs,
au grand turban, aux traits fins, à la peau de
bronze, aux yeux étonnés, au caractère très doux,
très souriant, très complaisant, un peu mou.
En ce moment, j'entends qu'on barnaclie les
cbevaux; et nous allons, pour la centième fois,
nous mettre en route vers les mêmes trancbées,
parle même cbemin.
Vendredi 31 mars. — Une fois de plus, je suis
revenu sain et sauf : ce dont je ne suis pas mécon-
tent. Voici les cboses que je vois et entends
cbaque jour durant ma petite expédition.
352 IMPRESSIONS DE GUERRE
Le chemin contourne d'abord l'église, dont les
ruines sont déjà tachées de mousse, et dont le
cimetière bouleversé laisse voir, au fond des trous
où l'eau croupit, des bouts de squelette. On dit
encore la messe dans cette désolation, parce qu'on
la dit n'importe oii, même en plein air, même dans
des chambres misérables, où les peignes, savons
et habits, traînent sur le lit qui n'est pas fait. La
Providence n'épargne pas (sur terre) les paroisses
où l'on pririt le mieux. Mais la piété des fidèles
survit à l'autel démoli. Ils ont construit un refuge
au saint Sacrement, une hutte en terre sèche et en
chaume, comme toutes les maisons des pauvres
en cette région, propre, étroite, assez vaste cepen-
dant pour le petit nombre d'habitants qui restent
encore. La plupart, surtout les riches, ont définiti-
vement émigré. Quelques-uns s'en vont et revien-
nent selon les accalmies, et le village, morne et
désert, redevient vivant. Dans les maisons aban-
données et qui s'effritent, des réfugiés se sont ins-
tallés : pauvres femmes sans foyer, sans argent,
sans meubles, séparées de leurs maris et de leurs
grands garçons que l'armée, la mort ou les Alle-
mands retiennent au loin; pas trop bien vues de
leurs voisins, pour qui elles sont très étrangères,
soupçonnées par les autorités, elles essayent d'ou-
vrir sans patente une petite boutique, vendent aux
soldats du chocolat, des bagues, de la brillantine
et des œufs — pleurent en cachette, et guettent le
DE BRUXELLES A SALONIQUK 353
facteur. On les voyait jadis, et on en voit encore,
errer au iiasard des grandes routes, traînant une
brouette, leur marmaille, et deux ou trois vaches
sauvées de l'incendie... obstinées à demeurer le
plus près possible de la terre natale.
Les cabarets sont très achalandés : et c'est un
spectacle triste de voir, au milieu des décombres,
une échoppe rafistolée tant bien que mal avec du
papier, où les lumières sont tamisées par ordre
supérieur, où l'on boit, où l'on chante, et où l'on
oublie qu'on peut être surpris d'un instant à l'autre
par un obus — et le jugement de Dieu. Hélas, les
cantonnements ne sont pas des lieux toujours édi-
fiants. La guerre a fait du bien dans les âmes, et
du mal; elle avive toutes les énergies, toutes les
passions, les plus nobles et les plus viles; l'amour
du pays, de la famille, de Dieu, comme aussi l'ava-
rice et la sensualité... A commencer par les mar-
chandes en tout genre, fruitières, mercières, char-
cutières, qui ne sont pas de méchantes femmes, et
(jui ont décolleté leurs filles pour amorcer la clien-
tèle. Mais passons. Dans un groupe de maisonnettes
minuscules et toutes semblables, une usine fonc-
tionne encore : charité d'un patron qui fournit auK.
ouvrières le logement et le travail ; patron chrétien,
comme il y en a tant dans le Nord, rem{)lissaiit
admirablement son devoir social.
Les alentours du village sont encon^ cultivés,
mais des tombes sont éparses au milieu des sil-
II. i3
3o4 IMPRESSIONS DE GUERRE
Ions. Les laboureurs les respectent toujours, les
fleurissent parfois. .. Plus on avance, plus la culture
et les maisons encore habitées se font rares. On
entre dans la zone déserte des terres en friche ; les
tombes se multiplient, avec l'inscription : « Ci-gît
un inconnu. » Elles sont souvent groupées main-
tenant par l'administration en petits cimetières,
proprets, verts, gentils comme un cottage du Kent.
Les grands vieux calvaires, érigés aux carrefours,
veillent sur les morts. J'aime follement à chevau-
cher sans compagnon dans ces espaces solitaires,
sur les routes silencieuses... (Le cheval me man-
quera après la guerre, il me console de bien des
choses)... et j'en ai profité pour méditer longue-
ment et prier, l'automne dernier.
Il faut traverser un second village, mais absolu-
ment vide. Pénètre qui veut dans les logis sans
porte; on y aperçoit encore quelques bibelots, des
photographies pendues au mur, un jouet d'enfant,
un de ces curieux berceaux flamands sur lesquels
une Vierge est sculptée... assez pour évoquer
une scène paisible d'intérieur, rappeler qu^ici on
s'aimait, une famille vivait heureuse, une mère
priait en souriant à son bambin. Sur la grand'-
place, le crucifix est intact; quelques mètres plus
loin, un pilier se dresse comme un mât, dernier
vestige de l'église, tombée comme un capitaine au
champ d'honneur. Hier soir, il faisait clair de lune,
et les silhouettes des toits écroulés, des pans de
DE BRUXELLES A SALONIQUE 3o5
mur avaient un aspect fantastique. J'ai lu beau-
coup de Sliakespcare : le décor conviendrait à
souhait pour ses revenants... En tout cas, la lune
est notre amie. Le soleil nous dénoncerait aux
Allemands qui ont posté des tireurs et repéré les
distances. La lune nous éclaire sans nous trahir.
Sans elle on hute sur les décomhres, on tombe
dans un trou d'obus. C'est elle qui met un peu de
poésie sur les ruines, fait luire dans les campagnes
les premières pousses de trèfle, et les hourg-eons
dans les haies, endort un rayon blanc sur les ruis-
seaux, et argenté même les flaques malpropres.
C'est pour elle que chantent les oiseaux du soir, et
que résonnent allègrement les sabots de nos che-
vaux sur le sol durci... Les nuils sans lune sont
horribles; j'en ai subi de pluvieuses où je ne dis-
tinguais même pas les oreilles de ma monture. Il
fallait avancer quand mémo au grand trot : heureu-
sement, ma bête a incontestablement plus dinstinct
que moi, et se garait soudain fort à propos par un
brusque écart d'un arbre renversé ou d'une ambu-
lance silencieuse. Nos camions versaient de temps
on temps dans les fossés. Je les ai quelqucO^is
imités. Avec le printemps, l'approche des tran-
chées deviendra plus aisée.
Sur la ligne de fou, vous le savez, cIukjuo sen-
(ior, chaque maison, un puits, une borne, tout
objet immobile a reçu un nom : souvenir d'un
356 IMPRESSIONS DE GUERRE
événement, jeu de mots ou d'esprit : Carrefour
du Cheval tué, Hyde Park, Buckingham palace..
L'utilité de ces désignations est incontestable, et
les poteaux indicateurs sont multipliés à profusion.
On nous a fixé un rendez-vous^, et nous y ren-
controns les hommes de corvée venus à notre
aide. La boue est épaisse et haute, on patauge,
on crie, on se bouscule dans l'obscurité sans avoir
la permission d'allumer une lampe électrique; on
décharge les camions sur des petites charrettes à
bras; et, de nouveau, en avant. Plus de route, un
chemin de terre gluante et d'ornières; de temps
en temps un pont trop étroit, simples planches
jetées en travers d'un ruisseau. On y culbuterait :
mais le scintillement obscur de l'eau décèle à
temps le danger. On passe la carriole, on g-lisse;
les roues s'enfoncent et s'arrêtent; on les déterre
à la lueur rapide des canons, ou des fusées lumi-
neuses, dont les Allemands sont prodigues. Brus-
quement, on est surpris par un projecteur, une
mitrailleuse, des obus. On se jette à plat ventre,
et le danger passé on repart. La charrette s'em-
bourbe encore, et la mitrailleuse, à l'affût d'une .si
bonne aubaine, tire follement. On se démène pour
se dégager... Oh! c'est alors que j'excuse les
hommes de jurer un peu. On rit tout de même.
(11 y a des incidents presque comiques : deux
ambulanciers portaient un blessé, sans connais-
sance, sans mouvement; quelques balles sifflent.
DE BHLfXKLLKS A SALOiMQUK 357
et nos bons samaritains de déguerj)ir, en laissant
leur fardeau en place. Quand ils sont revenus,
j)lus (le malade. Les balles lui avaient rendu des
forces, et, à son tour, il s'était caclié. Les deux
brancardiers en colère cberchaient partout, et de-
mandaient à tout venant : « L'avez-vous vu? ») —
On arrive malgré tout; mais dans quel état, et en
quel lieu! Les trancbées sont des ruisseaux dégoû-
tants, où on est à l'étroit — contents quand le
parapet ne s'est pas effondré sous la pluie... Je
suis un des heureux de ce monde. Je laisse mes
pauvres compagnons barbotter, se gêner l'un
l'autre, et achever la répartition des denrées; et
crotté, grelottant, je cours au Head-Quarters'
mess qui est un trou un peu moins sale que les
autres gourbis; et le whisky and soda, le café,
les cigarettes, le rire me réchauffent.
Au retour, mômes incidents; nos brouettes...
Vendredi 7 (itril. — J'ai dû abandonner cette
épître durant une semaine... Nos brouettes ne
sont pas toujours vides. On emporte quelques
cadavres vers le cimetière voisin. Les iniirmiers
nous les livrent dûment empaquetés dans une
toile grise, et il n'y a qu'à les déposer auprès des
trous, creusés d'avance. J'aide à la besogne, parce
(jue c'est une des sept œuvres de miséricorde, et
je suis probablement le seul à prier. Mes voisins
s'ac(|uittent do la corvée en .silence, avec respect.
358 IMPRESSIONS DE GUERRE
mais avec indifférence. Je songe à la pauvre mère,
ou à la veuve, qui écrit peut-être encore une
lettre; je songe à l'àme surtout qui paraît devant
Dieu. Les derniers indices, les papiers trouvés
dans la poche du mort ne permettent pas toujours
d'espérer fermement pour lui le repos éternel.
Mais qui sait à quelles limites s'arrête la bonté
divine? Vous avez sûrement conseillé à vos élèves,
quand parfois ils se réveillent au dortoir, la nuit,
de songer à ceux qui n'ont pas de Jit et tremblent
sous le froid, la pluie et les balles; vous leur avez
spécialement recommandé les agonisants. Deman-
dez-leur de vouloir bien réciter parfois une oraison
jaculatoire pour les moribonds anglais : ils ont été
baptisés, mais combien n'ont jamais appris, dans
le culte protestant, à aimer Dieu. Ils ont bien
quelque droit à notre pitié quand leur sang- coule
auprès du nôtre sur la terre de France.
Serai -je un jour moi-même, comme eux,
emmené par une nuit obscure dans une tombe
inconnue? Je l'ig-nore. Heureux les jeunes prêtres
et les jeunes religieux qui sont tués, car ils pas-
sent d'un seul bond de la boue des champs dans
l'éternelle joie; et heureuse la patrie pour laquelle
ils se sont sacrifiés : car ils expient ses fautes. Et
heureux ceux que Dieu a désignés comme vous
pour un autre poste, celui de la prière : car ils
nous donneront la victoire. Quant à moi, empri-
Dli BRUXELLES A SALONIQUE 359
sonnt' dans une fonction sans gloire, et parfois de
médiocre utilité, j'ai tout de même une consola-
tion. La guerre ne m'a pas seulement révélé à
quel point j'aimais la France. Le face à face avec
le danger, qui nous guette partout, et avec le
péché, (|ui s'étale partout, m'a fait comprendre
aussi, (ju'en dépit de mes fautes, celles que les
hommes connaissent, et celles qu'ils ignorent,
j'aimais le bon Dieu. Et sous rinflucnce de cette
pensée, je pourrai, à l'occasion, mourir en paix,
et, après avoir eu le cœur assez mesquin pour re-
chigner devant les petits sacrifices quotidiens, du
moins, si Dieu veut la prendre, ne pas lui mar-
chander ma vie.
Souvenez-vous de moi quand vous êtes à genoux
devant le saint Sacrement. Je vous embrasse très
affectueusement.
Georges C...,
Interprète aux Forces de S. M. britannique.
P. -S. — A propos de boue. Savez-vous que
l'état-major anglais a créé un corps spécial (et
tout français) le Labour Corps, dont la fonction
principale est de drainer les cours d'eau pour
dessécher le pays? Pittoresques régiments, sans
uniformes, sans autres armes (jue des pelles et
des faux, où se sont ennMés pour 3 à 4 francs par
jour tous les individus dont l'armée n'a pas besoin,
les enfants, et les vieillards, et les éclopés. Ils ont
360 IMPRESSIONS DE GUERRE
fait, je crois, de leur mieux, sans toutefois se fati-
guer outre mesure, et, en tout cas, sans donner
de grands résultats. Que faire quand il pleut tou-
jours, quand une averse est assez puissante pour
entraîner les sacs de sable, niveler les tranchées,
démolir les abris, tuer et ensevelir des soldats
sous les éboulements?
m
LETTRES U ORIF.NT
1. — Eu route fers la Serbie.
Toulon, 27 octobre 1914. — Notre division a
pris quel({ues jours pour se préparer à son nou-
veau rôle. Elle a laissé dans un dépcjt du Midi ses
lourdes voitures ; seules, des charrettes à deux
roues pourront affronter les cliemins serbes, des
mulets en grand nombre sont venus renforcer ou
remplacer notre cavalerie. Tous ces préparatifs
terminés, les troupes sont conduites vers diffé-
rents ports; c'est à Toulon que nous nous ren-
dons.
Le long des quais «rembarquement, pa(|uebots
et tran.sports sont alignés. Un coup d'œil sur les
pavillons et l'entente entre les alliés s'affirme. Le
l>remicr vapeur qui partira avec les soldats fran(;ais
il .son bord sera ce grand navire italien qui emporte
un bataillon de cliasseurs à pied et qui larguera
ses amarres aux sons de la Marseillaise et de la
Sidi-Brahim. Suivra le paquebot français, iialiilu»'
362 IMPRESSIONS DE GUERRE
des courses entre le Havre et New-York et qui
porte le général de notre division.
Celui-ci démarre doucement, en silence, la nuit
venue, comme un grand fantôme, tous feux éteints.
Seules trois lumières colorées brillent encore, ac-
crochées aux filins du màt d'arrière, tandis qu'une
autre, suspendue au màt d'avant, semble une étoile
descendue très bas sur les eaux pour guider la
marche du navire.
Notre formation est embarquée sur un bâtiment
de la Cunard Company, aux dimensions déjà impo-
santes. C'est aussi un habitué de l'océan, que
Liverpool a cédé momentanément à Toulon et
qui a déjà effectué quatre fois le voyage des Dar-
danelles, pour y transporter des troupes britan-
niques. Au début de la guerre, il a servi également
de prison flottante aux captifs allemands détenus
en Angleterre. C'est une geôle dont on peut s'ac-
commoder. Nos troupiers, en trouvant les quinze
cents couchettes qui les attendent à bord de YAsca-
nia, sont ravis d'aise : il y a beau temps qu'ils
n'ont plus connu pareil confort. A peine embar-
qués, ils roulent, de leur pas de promenade, sur
les différents ponts où nulle consigne n'a encore
été établie, ils examinent, par les hublots, l'ameu-
blement des cabines et du salon. Il y a des fau-
teuils, des canapés, un piano... un luxe inouï pour
des gens qui, depuis tant de mois, ont surtout
connu le sommaire aménagement des tranchées.
Dic i;ruxi;lli;s a saloniquë 36 j
D'ailleurs on serait un peu en peine de savoir
les impressions exactes de tous ces parlants. Sont-
ils fort émus do quitter la France, ou plutôt heu-
reux d'éclianger la vie monotone et la lutte
immobilisée contre une existence peut-être plus
pittoresque et plus mouvementée? Y a-t-il, parmi
toutes ces âmes aux cultures si diverses, aux tem-
péraments si variés, beaucoup de victimes de ce
« cafard », du mal complexe qui sévit parfois dans
les camps? Lécole des tranciiées a, dès longtemps,
appris à plusieurs la résignation autlientique;
d'autres n'ont retenu de ses leçons mal comprises
qu'un certain fatalisme ; d'autres ne disent rien,
même s'ils en pensent davantage. Dans l'en-
semble, on chercherait en vain des manifestations
d'enthousiasme; si l'on n'entend guère de récri-
minations, la perspective d'un beau voyage ne
suffit pas à séduire ces voyageurs malgré eux qui,
depuis quatorze mois, ont quitté leur vie généra-
lement sédentaire. Et puis le terme est incertain,
car chacun se rappelle plus ou moins explicite-
ment le proverbe et se demande, en partant, si
l'on est parti à point. Pourtant l'on s'embarque,
sans tristesse apparente, puisque la consigne est
d'aller là-bas.
Le bateau a démarré si doucement, à l'heure du
dîner, (jue les paris s'engagent à table pour savoir
si, oui ou non, nous bougeons. Mais quand les
convives remontent sur le pont, les lumières du
364 IMPRESSIONS DE GUERRE
port forment un cordon déjà lointain, un remor-
queur, aux flancs du navire, l'entraîne dans une
marche lente et silencieuse que seul dévoile le
tourbillon d'écume de l'arrière. Puis brusquement
le remorqueur vire de bord et s'éloigne, cette fois
à toute vitesse. Et YAscania toute sombre, car la
crainte du sous-marin fait voiler les lumières,
g-agne la pleine mer, marchant décidément vers
l'inconnu.
Le lendemain, au réveil, les côtes de la Corse
sont en vue, sur notre droite, puis c'est une série
d'îles dont l'île d'Elbe est la principale. Chang'e-
ment des temps et de la politique. En passant de-
vant l'ancien lief de celui qui fut d'abord maître
de l'Europe, ensuite prisonnier de Sainte-Hélène,
un des officiers du bord, Anglais fort courtois et
prévenant ainsi que ses collègues, me confie que
tout irait peut-être mieux pour les alliés si Napo-
léon était encore à leur tête. Puis il ajoute ce
truisme que les méthodes de guerre ont beaucoup
varié depuis un siècle; le génie militaire peut
échouer devant des mitrailleuses et se désorienter
en face d'un réseau de fils de fer barbelés.
Nous marchons à lente allure, notre expédition
est formée de trois bateaux chargés de troupes,
convoyés par un torpilleur. Le voyage ne suit pas
les routes ordinaires, où pourraient se faire les
mauvaises rencontres, et nous n'accomplissons
pas le rite habituel qui consiste à saluer l'Etna, le
DE BRUXELLES A SALONIQUE 385
roi des volcans. Une lonj^uc bande de terre h
l'horizon, c'est tout ce que nous apercevons de la
Sicile, puis, pour des lieures et même des jours,
plus rien que l'eau, l'eau bleue, d'un bleu de sa-
phir, que l'on dirait parfois recouverte d'un vernis
opaque et que marbrent seulement, le long du
navire, les veines blanclics d:^ l'écume. Un matin,
cependant, nous nous réveillerons devant Malle
que nous saluerons sans entrer, et de nouveau
l'immensité sans repère jusqu'à ce que la Grèce
vienne en vue (rancienne et la nouvelle Cythèrcj
avec les îles de son promontoire, et que nous
entrions définitivement dans l'archipel de la mer
Egée. D'ailleurs, Teau bleue nous est clémente ot
nous traite sans rudesse; une seule fois et pour un
demi-jour elle nous secoue avec vigueur, juste
assez pour nous montrer de ([uoi elle serait ca-
pable si elle était moins débonnaire : nombre d'es-
tomacs jugèrent même excessive la brève démons-
tration.
Et pendant que l'hélice tourne et que les heures
succèdent au.\ heures, les troupiers, allongés sui-
les planches du pont, goûtent les charmes de la
manille aux enchères ou bien regardent sans fin
la mer sans bornes. Rien n'apparaît inscrit sur la
ligne d'horizon (juc tous les yeux interrogent.
l'avenir est à Dieu.
Le passé lui appartient aussi, et c'est le moment
de se le rappeler en ces jours du début de novembre
366 IMPRESSIONS DE GUERRE
OÙ se célèbre la commémoration des défunts. Le
dimanche 31 octobre, les lundi 1" novembre et
mardi 2, un office religieux groupe presque tous
les soldats dans la prière et le souvenir. A la même
îieure deux messes sont dites, l'une sur l'avant-
pont, l'autre à l'arrière, pour les divers éléments
de troupes qui y sont logés. Et gravement, pieu-
sement, les soldats de l'expédition serbe prient
pour tous les camarades tombés en Artois, en
Belgique, en Argonne. — Requiescant in pace.
Qu'ils reposent dans la paix, la paix plus complète
encore et meilleure que celle poursuivie sur tous
les théâtres de guerre, celle qui recule, décevante,
plus loin, toujours plus loin.
2. — Salonique.
Cinq jours et six nuits de cette navigation tran-
quille nous ont amenés à destination. Les sous-
marins n'ont point paru. Seules les précautions
prises, l'escorte qui nous accompagne, l'assiduité
du commandant sur la passerelle nous rappellent
leur désagréable souvenir. Deux fois aussi, durant
la traversée, sur un signal convenu, les troupes
doivent monter sur le pont, munies de la ceinture
de sauvetage, et se grouper par fractions en face
de la barque qui deviendra leur refuge si paraît la
DE BRUXELLES A SALONIQUE 367
fâcheuse torpille. Mais nous en restons, sur ce
point, à la théorie.
Et maintenant, voici Saloniijue, « la ville con-
voitée », qui apparaît au fond de son golfe et sur
laquelle se hraquent toutes les jumelles. De loin,
elle présente un amas confus de maisons carrées
et hariolécs que dominent les aiguilles de nom-
hreux minarets. Lentement on avance, jetant la
sonde, car le Vardar comhle peu à peu le port. Et,
fonçant sur le navire, de toute la force de leurs
rames, des harques s'approchent, lancent une
amarre au hout de laquelle pend un panier, et tout
aussitôt les mercantis commencent leur œuvre :
« Tahac, cigarettes, figues, mettez la monnaie. »
Les soldats achètent, comme toujours, et payent
des prix fabuleux ces produits de l'Orient si brus-
quement offerts.
Un dernier déjeuner à bord, le Champagne offert
aux officiers anglais pour les remercier de leur
cordialité constante et du repas dont ils ont tenu
eux-mêmes à régaler leurs hôtes en cours de route.
Los chefs échangent des vœux, de cliaudes paroles
malheureusement un peu refroidies par le canal
il'une traduction nécessaire, car l'entente cordiale
a besoin, pour s'affirmer dans l'occurrence, d'un
interprète, d'ailleurs fidèle. Et puis l'on descend
dans les remorqueurs aux couleurs franraises qui
ont accosté YAscania et qui rapidement nous con-
duisent à terre. La terre d'Orient! La terre de
368 IMPRESSIONS DE GUERRE
Grèce! Tout à l'heure nous avons passé tout près
du mont Olympe que l'on aperçoit encore, et les
jeunes g-ens se remémorent leurs souvenirs clas-
siques. Avouons qu'en cette fin d'après-midi, dans
un terrain quelconque, en attendant qu'on nous
indique le chemin du camp voisin, la terre d'Orient
n'offre pas un aspect particulièrement enchanteur
ni un ahord très hospitalier. Les gens qui nous
entourent sont fort dépenaillés, civils ou militaires :
ils nous regardent sans curiosité, car nos prédé-
cesseurs les ont hahitués à pareil spectacle. Et de
notre C(Hé, nous avons entendu des descriptions
si copieuses sur les oripeaux pittoresques, sur les
ânes minuscules et surchargés, sur tout ce mou-
vement multicolore et empoussiéré, qu'en l'aper-
cevant pour la première fois, nous avons presque
la sensation du déjà vu.
D'ailleurs la lumière manque ou décline, cette
lumière indispensable à tous les mirages, et les
préoccupations pratiques absorbent l'attention.
Est-il loin, ce camp où nous devons nous établir à
notre tour et quel abri nous off rira-t-il ? Enfin le
cycliste envoyé en reconnaissance revient pour
nous servir de guide et, dans la nuit tombée, nous
nous engageons sur le chemin de Zeïtenlik, dont
0 kilomètres nous séparent encore. Ce soir-là,
nous ne verrons de la ville que quelques façades,
des cafés où les consommateurs sont assis prè.s
des barriques qui les abreuvent. Nous ne voyon.s
DE BRUXELLES A SALONIQUK 309
guère la rue elle-même, qui se continue par une
route, nous en savons seulement les fondrières
par les dangers qu'elles font courir à notre équi-
libre et nous en absorbons la poussière soulevée
par les convois. Anglais sur leurs montures de
race, indigènes sur leurs poneys ou sur leurs
ânes, soldats, êtres de tout liabit et d'allures mul-
tiples, c'est déjà un grouillement dont nous soup-
çonnons la variété, même au milieu de la nuit qui
la cache. Une grande caserne grecque borde le
chemin ; plus loin à droite, voici l'un des camps de
nos alliés britanniques, avec leurs tentes pointues
et blanches. Nous tournons à gauche, traversons
des baraquements où des mercantis nous saluent
comme des cHents probables. Et nous arrivons,
après plusieurs recherciies, à notre emplacement.
On y dresse quelques tentes, on y mange quelques
vagues conserves et puis, enroulé dans une cou-
verture, on s'endort — si l'on peut — sur cette
terre dont le premier contact est décidément un
peu dur.
Le lendemain, presque au réveil, c'est la douche
violente que le ciel d'Orient nous déverse. Et dans
l'installation à peine ébauchée, chacun cherche
un abri pour sa propre personne ou bien s'étudie,
par des rigoles hâtivement creusées, à sauver do
l'inondation les bagages restés sur h' lorrain. Au
bout d'une heure cependant le soleil revient, le
soleil tant vanté, et nous lui savons un gré spécial
11 24
370 IMPRESSIONS DE GUERRE
de joinidre pour nous l'utile à l'agréable et de nous
sécher rapidement dans sa première visite.
Le cajup où nous sommes est une vaste région
inculte qui domine Salonique, à droite de la ville
cfiiand on se tourne vers la mer. Pas un arbre
n'apparaît sur toute cette étendue, sinon là-bas
une sorte de bosquet formé par les vergers qui
entourent les établissements des Sœurs de charité
et des Pères lazaristes français. C'est un peu une
oasis dans le désert que constituent ces deux
grands édifices, sur lesquels flotte notre drapeau
national, et c'est aussi un réconfort, au milieu
d'uiie. population dont la sympathie vraie est au
moiûs douteuse, de recevoir un si cordi£d accueil
chez les religieux de France. L'une de leurs mai-
sons,, celle des Sœurs, abrite quelques bureaux et
la demeure d^n général; l'autre, celle des Pères
lazaristes, un ancien séminaire bulgare, vide
aujourdhui de ses étudiants, a été offert par ses
propriétaires pour servir d'hôpital aux soldats
français blessés ou malades. Les Sœurs de charité
y jouent naturellement leur rôle béni d'infirmières,
coiniRe elles le font encore, dans la ville même, en
leur maison de la « rue Franque » également
occupée par nos soldats souffrants.
Quand on retourne au désert, c'est-à-dire quand
on remonte vers le camp, on ne laisse pas que
d'avoir un coup d'œil assez pittoresque, car le
désert est, à l'heure actuelle, fort peuplé, si le sol,
DE BRUXKLLKS A SALOiNIQUF, 371
par la faulc des hommes, y demeure stérile. Sur le
terrain rocailleux, vallonné, coupé par ses tor-
rents réduits aujourd'hui à de simples filets d'eau,
les troupes, à mesure qu'elles déharquenf, vien-
nent séjourner quelques jours. Elles y dressent
leurs petites tentes, basses et oblongues, de cou-
leur jaune, dont chacune peut abriter six habitants
couchés. Les cuisines fument, les lessives sèchent.
On dirait qu'une immense tribu de Romanicliels
s'est abattue sur ce terrain vague où jusque-là
foisonnaient surtout les lézards, où se promenaient
lentement quelques rares tortues, où serpentaient
quelques vipères heureusement plus rares encore.
D'innombrables bandes de corbeaux tournent au-
dessus de ces hôtes insolites et parfois lorsque,
dans une chevauchée matinale, on s'aventure jus-
qu'au fond de la plaine, quelques vautours, au cou
dénudé, regardent sans efTroi passer les prome-
neurs.
Autour du camp, une ligne de collines partant
de la ville s'en va, dans un demi-cercle, vers la
vallée du Vardar. Au sud, Salonique apparaît et
aussi, dans une éciiancrure, la mer avec quelques
cuirassés alliés ou navires-hôpitaux qui dorment
sur leurs ancres.
Nous avons refait plusieurs fois la route par-
courue dans l'obscurité, le premier soir. Nous
l'avons refaite, en sens inverse, pour des excur-
sions dans Salonique même. Le chemin qui mène
372 IMPRESSIONS DE GUERRE
vers la cité bruyante commence par longer nombre
de nécropoles. Il y a le cimetière catholique, le
cimetière grec, entourés de murs et plantés d'ar-
bustes. A gauche, ces pierres tombales, incrustées
d'inscriptions dorées, marquent les sépultures des
juifs passés à l'islamisme. Et toutes ces stèles
lamentables, dispersées dans un terrain à demi
abandonné où stationnent les bêtes de somme,
représentent le cimetière turc.
Cette complexité des tombes rencontrées par le
touriste en marche vers Salonique ne lui donne
encore qu'une vague idée du mélange des vivants
dans la ville. Ici cohabitent les races les plus
variées : nous sommes en Macédoine, dont le nom
désigne les assemblages ^disparates, et Salonique
elle-même n'appartient à la Grèce que depuis trois
ans. Par le nombre et par le commerce, les Juifs
prédominent et les emplettes deviennent difficiles
le samedi, car les magasins ferment en raison du
sabbat. Les fils d'Israël sont discernables pour un
observateur exercé; on rencontre dans les rues de
Salonique des types aux longues barbes, au nez
arqué, qui ont figuré dans les tableaux de la Pas-
sion; les rabbins se promènent en robes au col de
fourrure. A côté d'eux passent les prêtres ortho-
doxes, aux abondants cheveux surmontés du
bonnet cylindrique. Puis il y a des Turcs, les
anciens maîtres de céans, et parmi eux, ici ou là,
quelque saint de l'Islam, porteur du turban vert.
DK BRUXELLES A SALONIQUI-: 373
en signe «lu pèlerinage accompli au tombeau du
Propliète. Il y a surtout des mercantis, de race et
de provenance incertaines, Grecs, Maltais, Espa-
gnols, Italiens... qui tous s'accordent en l'univer-
selle exploitation de l'étranger. Dans toute cette
foule bigarrée circule aujourd'lmi un fort contin-
gent de soldats grecs. L'armée possède un uni-
forme marron souvent défraîchi; quelques régi-
ments (ce sont, paraît-il, des corps d'élite) sont
munis de hauts-de-chausse et bas blancs, ainsi que
de souliers découverts dont la pointe porte un
large pompon noir. Ces troupiers déambulent à
travers les rues de Salonique, s'arrêtent, pour de
longues et fréquentes stations, chez les marchands
de liquides. Les documents nous manquent pour
dire ce qu'ils y absorbent et nous ignorons si l'au-
torité militaire veille sur la provenance des bois-
sons offertes aux soldats. Nous savons seulement
qu'à l'élément civil, l'absinthe ou, du moins, un
breuvage qui porte ce nom, est proposée pour un
prix dérisoire, tandis qu'une composition appelée
« mastic » doit réaliser l'un des derniers mots de
l'art d'accommoder les produits frelatés.
Quant aux soldats grecs en service, nous avons
aperçu souvent les hommes de corvée poussant
devant eux la file de leurs ânes qui disparaissent
presque sous les deux balles de foin dont ils sont
chargés, ou bien quehjues cavaliers chevauchant
leurs très petites montures. I'en<lant notre séjour
374 IMPRESSIONS DE GUERRE
à Salonique, le prince héritier de Grèce est venu
passer en revue ses guerriers, mais, dans les cir-
constances actuelles, il est difficile aux alliés d'as-
sister à ces exhibitions militaires et nous n'avons
donc pu juger de l'attitude plus ou moins martiale
des troupes hellènes sous les armes.
Salonique, la ville qui sert de cadre à cette popu-
lation cosmopolite et à tous ces hôtes d'occasion,
a déjà eu une longue histoire que racontent des
volumes érudits et compacts. Tous les souvenirs
s'y mêlent, comme aujourd'hui se mêlent dans ses
rues toutes les races, et les gloires les plus loin-
taines y rejoignent les plus modernes illustrations.
Le rectangle qui forme la ville est coupé de deux
lignes médianes, perpendiculaires. L'une se nomme
la rue Jgnatia, d'un nom qui remonte à de très
vieux âges, l'autre : la rue Venizelos, célèbre la
popularité d'un homme fort mêlé à l'histoire ac-
tuelle. Ici se dressent, en pleine ville, les restes
d'un arc de triomphe qui date du règne d'Alexandre
le Grand, roi de Macédoine, et, quelques pas plus
loin, une colonne commémore l'entrée des Grecs
à Salonique, il y a trois ans. Les églises, témoins
ordinaires des lointaines époques, racontent aussi,
à leur manière, l'histoire de la ville qui les compte
en grand nombre. On n'y retrouve plus la trace
de la chambre où saint Paul devait réunir les
fidèles de Thessalonique, mais plusieurs édifices
datent des premiers siècles. Ces temples ont subi
DE BRUXliLLKS A SALONIQUH ST.-i
divers avatars, par suilc de la religion des maîtres
successifs de Salonique. Aujourd'hui subsistent
encore des mosquées et des synagogues, mais
l'ancienne calliédrale, Sainte-Sophie, a vu dég-ag-er
récemment ses belles mosaujues que les Turcs
avaient recouvertes, et dans la plupart des égii-ses,
les prêtres ou diacres grecs psalmodient, chaque
jour, dans leur langue nationale, tandis que l'offi-
ciant balance son encensoir à clochettes et qu-e les
rares lidèlcs, plutôt passants qu'assistants, s'incli-
nent devant les icônes dorées, en oubliant peut-
être le tabernacle de l'autel. La religion catholique
ne compte (ju'une paroisse, celle des Pères laza-
ristes qui se dresse au milieu du quartier français,
à côté de l'hospice des Sœurs de charité, non loin
du grand établissement des Frères de la Doctrine
chrétienne.
En dehors de quelques églises, Salonique ne
possède guère de monuments remanjuables. Ce
que cette ville a de spécial en Orient, c'est que
beaucoup de ses rues sont assez larges ; ce qu'elle
a de commun avec ses sœurs ou rivales, c'est que
ces mêmes rues sont mal pavées et mal entrete-
nues. Sur tout un quartier juif, le plus haut de la
ville, la saleté règne sans conteste et les vieilles
façades ornées de miradors ne dissimulent pas la
misère des intérieurs qui prolonge celle de la
chaussée. Ailleurs pourtant, il y a des magasin.^
(jui ne dépareraient pas nos grandes villes et, spé-
376 IMPRESSIONS DE GUERRE
cialement le long du port, en bordure d'un quai
que suit un tramway électrique, des maisons de
meilleure apparence s'en vont rejoindre le quar-
tier neuf du boulevard Constantin et les immeubles
de la colonie européenne.
On parle beaucoup français à Salonique. C'est
un résultat constaté par tous ceux qui ont voyagé
en Orient et c'est un bénéfice pour lequel les
voyageurs impartiaux saluent les missionnaires
de France. Cette même impartialité nous fait
ajouter ici qu'en dehors des écoles catholiques de
l'Institut commercial tenu par les Frères de la
Doctrine chrétienne, l'usage de notre langue est
encore propagé par la Mission laïque et l'Alliance
israélite.
Mais nous nous sommes assez attardés dans la
ville. Voici trois semaines bientôt que nous avons
débarqué et notre tente est toujours plantée au
camp de Zeïtealik. Le soleil a brillé sur elle, assez
chaud dans l'après-midi pour nous faire éprouver
parfois, dans la nuit suivante, de brusques des-
centes de 2o degrés. La pluie est aussi venue
mettre à l'épreuve l'imperméabilité de nos toiles
et le vent, soufflant le long du Vardar, aussi vio-
lent que son collègue le mistral du Rhône, a
furieusement agité nos éphémères demeures, dont
plusieurs se sont effondrées sur leurs habitants.
Des détachements ont campé auprès de nous,
puis sont partis pour le front serbe, des zouaves
DE BRUXELLES A SALONIQUE 377
errent par le camp, dans leur costume kaki, arrivés
parfois des Dardanelles ou expédiés de France pour
renforcer leurs régiments déjà engagés. Dans ce
va-et-vient nous sommes immobiles, et, pour notre
part, cette immobilité commence à nous peser.
Nous ne sommes pas ici en touristes et Salonique
a épuisé les cbarmes de linconnu. Notre division
a déjà combattu là-bas et, de ces engagements,
nous voyons revenir (juebjues blessés, nous en-
tendons quelques écbos. Mais nous pourrions
oublier, en ce qui nous concerne, que nous faisons
partie dune expédition guerrière. Le canon ne
s'entend plus, sinon pour saluer l'arrivée du dia-
doque ou celle encore de M. Denys Cocbin dans
sa mission problémati(juc. Enfin, notre tour sur-
vient avec l'ordre d'embar(|ucr sur la voie ferrée
grecque qui remonte la vallée du Vardar vers le
théâtre de la guerre actuelle. Notre destination est
Krivolak, l'un des points les plus rapprochés des
Bulgares, et, le samedi 20 novembre, notre convoi
s'ébranle vers la Serbie.
.9. — En Serbie.
Le train qui nous emporte vers le front serbe com-
mence par traverser les terrains bas le long de la
mer, adroite de Saloniuue, vers la vallée du Vardar.
378 IMPRESSIONS DE GUERRE
Jusqu'ici nous avons soupçonné plutôt qu'aperçu
le fleuve désormais célèbre qui fermait notre hori-
zon par son ruban brillant. Ce matin, nous le pas-
sons sur un pont sans parapet au-dessous duquel
il roule ses eaux jaunes et rapides. La voie re-
monte maintenant à angle droit de sa direction
première, suivant presque constamment la rive,
vers la frontière gréco-serbe que nous atteignons
à Guevgueli. Là, une alerte; le commissaire de
gare nous arrête, il paraît que les troupes combat-
tantes, et donc notre division, doivent évacuer sous
peu le territoire qu'elles occupent; est-il bien utile
de nous envoyer les rejoindre pour un mouvement
de repli imminent? On va demander des ordres
complémentaires par téléphone; en attendant nous
descendons de wagon et nous avançons quelque
peu dans la cité frontière. Un boulevard planté
d'arbres en fait le plus bel ornement; le long de
cette voie, des maisons d'aspect presque confor-
table. Nous stationnons en face d'un vaste bâti-
ment à plusieurs étages, c'est un hôpital serbe de
construction récente et chère, sur lequel flotte
actuellement le drapeau de la Croix-Rouge et où
s'est installée une ambulance française. Nous cau-
sons avec quelques blessés convalescents, mais,
pour ma part, une crainte me hante, celle d'un
arrêt à Guevgueli, avec l'inaction qui déjà fut
notre lot trop prolongé à Salonique. Était-ce la
peine d'être venu de si loin pour piétiner sur
DI-: BRUXELLLIS A SALON IQUIi 371
place? Mieux valaient, à ce compte, le séjour dans
les cantonnements de Ciiampagnc et les tournées
dans la tranchée crayeuse. Heureusement on nous
rappelle à la gare, les ordres demandés sont venus,
ils concluent pour la prolongation de notre voyage.
Et nous voilà repartis vers Krivolak, notre pre-
mière destination. Le soir tombe malheureuse-
ment à mesure ({ue la vallée se resserre ; il fait à
peu près sombre lor.scjue nous passons les défilés
de Demir-Kapou, où les hauteurs surplombent le
fleuve pour ne lui laisser qu'un couloir assez étroit.
Il fait tout à fait nuit lorsque nous atteignons le
terme et que nous avons installé rapidement notre
tente dans un terrain proche de la gare.
Lors(jue le jour se lève, le lendemain, on aper-
(joit de l'autre côté du Vardar une agglomération
de maisons rouges et une tour extrêmement ef-
fdée : c'est Krivolak avec son minaret. Une cein-
ture de collines arrête la vue et dérobe assez vite
le cours ultérieur du lleuve; ce sont les hauteurs
occupées par les Bulgares, d'où ils bombardent,
cha(jue jour, avec des obus de petit calibre, la gare
et les trains en manœuvre. Ils bombardent, c'est
du moins l'intention qu'on leur suppose, car, en
réalité, ils n'ont jusiju'ici jamais atteint ce but et
se contentent d'envoyer leurs munitions dans les
[)arages, spécialement dans une iiauleur voisine.
Plus tard nous constaterons et nous entendrons
dire par des témoins autorisés que l'artillerie bul-
380 IMPRESSIONS DE GUERRE
gare possède des pointeurs fort experts; le bom-
bardement platonique de Krivolak-gare reste une
énigme, peuf-être les canons ennemis avaient-ils
un autre objectif inconnu.
Nous sommes au dimanche et la messe se célè-
bre en plein air, sur une modeste table, à mi-hau-
teur de la colline qui nous dérobe à la vue de nos
adversaires. Puis on se met à table et pendant le
déjeuner le sifflement connu, mais à demi oublié
depuis six grandes semaines, se fait de nouveau
entendre; les Bulgares envoient à quelques cen-
taines de mètres de notre salle à manger cham-
pêtre leur ration quotidienne d'obus. Tous les
projectiles n'éclatent pas; cette petite sérénade n'a
rien évidemment des grands concerts habituels
aux régions d'occident.
L'après-midi, on se remet en marche, notre
convoi refait en sens inverse, et cette fois par la
route, une minime partie du chemin parcouru, la
veille, puis s'en éloigne vers l'ouest. Nous devons,
en effet, aller rejoindre notre division groupée à
une douzaine de kilomètres, autour de Kavadar.
Pour nous y rendre, nous traversons Négotin, un
gros bourg dont la tour carrée, en briques, fait
de loin — mais de loin seulement — presque figure
d'un de nos beff"rois du Nord, et dont tout un quar-
tier, démoli par les précédentes guerres, nous
rappelle les villages ruinés des environs de Ver-
dun.
DE BRUXELLES A SALONIQUE 381
Kavadar, où nous arrivons vers le soir, pour
camper dans son voisinage immédiat, occupe
assez exactement le foyer d'un arc d'ellipse plus
ou moins régulière, arc qui serait dessiné par la
Cerna, affluent du Yardar, et par le Vardar lui-
même. Les Bulgares occupent presque tout le
contour de cet arc, puisque à l'est ils se trouvent
dans la région haute, voisine de leur frontière, qui
borde le cours du g:rand fleuve, et que, d'autre
part, au nord et à l'ouest, après avoir pénétré le
territoire serbe transversalement, dans la direction
de Monastir, ils se sont rabattus sur la rive gauche
de la Cerna qui sépare ainsi les deux adversaires.
Les troupes françaises, si elles doivent se replier,
ne pourront donc le faire que par le sud, par la
vallée du Vardar, et elles devront le faire aussi par
échelons, afin de résister toujours à la pression
ennemie sur les parois de ce couloir nécessaire.
Pendant que les éléments les plus avancés se reti-
reront, les autres, espacés depuis le front qui
recule jusqu'à la frontière grecque, maintiendront
la sécurité de la retraite en faisant, pour ainsi dire,
la haie sur le passage, mais la haie face à l'en-
nemi.
Ainsi qu'on nous l'avait fait pressentir à Guev-
gueli, c'est bien en efTet de la retraite (ju'il est
(juestion lorsque nous rejoignons notre division
placée en extrême pointe sur la rive droite de la
Cerna. Le front actuel, ainsi limité [)ar la rivière,
382 IMPRESSIONS DE GUERRE
date seulement de quelques jours ; auparavant nos
troupes s'étaient avancées à 10 ou 12 kilomètres
plus au nord; elles ont dû céder du terrain devant
des forces très supérieures. Nous recueillons, à
notre arrivée, les échos de ces combats récents où
nos soldats ont pris un premier contact avec les
Bulgares. Ceux-ci sont des guerriers montagnards
qui gravissent en courant les hauteurs, qui se
glissent dans les ravins pour tourner les crêtes
occupées par leur adversaire. Ils vont sans autre
chargement que leur fusil et leur ceinture de car-
touches ; ils montent, avec un réel courage, parfois
sous le feu de nos mitrailleuses, et quand ils ont
occupé l'une des cimes convoitées, ils entonnent
un chant de triomphe impressionnant. Prodigues
de leurs munitions, au moins en ce qui concerne
les balles de leurs fusils bruyants, venant en foule,
ils donnent à la guerre une physionomie différente
de celle qu'elle garde souvent sur le théâtre occi-
dental. Et nos soldats, habitués au silence fréquent
de la tranchée française, à la cohésion des troupes
chargées de la défendre, avouent être de prime
abord un peu désorientés lorsque, dispersés dans
la montagne par petits groupes, avec un horizon
tourmenté, difficile à fouiller, ils voient surgir
cette masse d'uniformes couleur kaki qui repré-
sente une colonne d'assaillants. Les assaillants
ont, d'ailleurs, largement souffert, alors que nos
pertes en hommes sont relativement faibles. Et la
DE BRUXELLES A SALONIQUE 383
conclusion de tous les discours est qu'il serait
lacile de poursuivre l'ofTcnsive, si seulement la
disproportion du nombre était un peu moins écra-
sante en faveur de l'adversaire. Ceci doit être éga-
lement lavis des Bulgares eux-mêmes, car depuis
qu'ils ont atteint la rive gauche de la Cerna, ils
n'ont point fait d'elTort sérieux pour traverser la
rivière et nous inquiéter au delà. Pendant une
semaine, le mouvement de repli se continue tran-
quille, tandis qu'un rideau de troupes reste pour
contenir l'ennemi. Nous restons aussi, pendant
ces huit jours, aux environs inmiédiats de Ka-
vadar. La ville, si on peut l'appeler de ce nom,
n'a rien d'attrayant ni de pittoresque. Ce sont tou-
jours les mûmes maisons carrées, souvent basses,
les murs de terre, les toits en tuiles, les mômes
flèches de minarets. La population, cinq à six mille
âmes, offre toujours le même assemblage des races
les plus disparates. Quelles pensées se cachent
derrière ces fronts sombres et ces physionomies
cuivrées? Les Serbes authentiques ne sont peut-
être pas très nombreux en ces })arages; on en verra
quol(jues-uns, à l'annonoo du repli des troupes
françaises, charger leur pauvre mobilier sur un
chariot attelé de bœufs et s'en aller vers des ré-
gions moins exposées. iMais il y a ici beaucoup de
Turcs, qui possèdent un (juartier s])écial même
dans les petits villages voisins. Il y a des Bulgares
et, plusieurs fois dans cette semaine, il faudra
384 IMPRESSIONS DE GUERRE
fusiller des comitadjis venus sous un déguisement
pour des desseins plutôt mauvais.
Si les g-ens ont ici l'aspect farouche, la terre qui
les porte est morne, désolée. Nous sommes dans
une plaine vallonnée, entourée de collines, plus
hautes surtout du côté de la Cerna. Pas d'arbres,
sinon quelques arbustes rabougris marquant le
cours de la Vética, petite rivière qui serpente et
traverse Kavadar. Pas de végétation, surtout à
cette époque. Certains champs sont pourtant cul-
tivés et Ton aperçoit de-ci de-là quelques charrues
primitives formées de poutres non équarries et
d'un soc en fer. Des petits bœufs gris tirent cet
instrument d'une culture peu intensive, le labou-
reur porte une large ceinture souvent rouge et
autour de la tête un mouchoir de même teinte.
Mais en dépit de ces quelques travaux, l'ensemble
de la plaine, avec ses gros galets de granit et ses
vastes espaces inhabités, ressemble encore à un
désert.
La neige, au milieu de notre séjour, étendit sur
toute la région son tapis d'une blancheur uni-
forme. Pendant trois jours, nous avons éprouvé
les charmes réfrigérants d'un campement d'hiver
bien réel, où la toile de tente qui vous recouvre
se double d'une couche de glace, où le vent fait
pénétrer dans votre domicile précaire plus d'un
flocon indiscret, où la cuisine a bien des luttes
à soutenir contre les éléments pour servir une
DE BRUXELLES A SALONIQUE 385
soupe vaguement chaude. Hélas! l'épreuve devait
ôtrc fatale à mon collègue de la N" division,
M. l'abbé V... Est-ce le froid qui réveilla chez lui
le genne d'une maladie ancienne? Toujours est-il
que, renvoyé vers Salonique, avec une très forte
fièvre, il devait y succomber quinze jours plus
tard. Et cependant, nos misères climatériques,
vite abrégées par l'abri d'une maison abandonnée,
ne peuvent se comparer avec celles des soldats
qui, chargés de garder le passage de la Cerna,
restèrent, huit jours durant, en de mauvais trous
dans la neige, l'œil au guet et le ventre trop sou-
vent creux, par suite du ravitaillement difficile.
Cependant, les troupes se retirent et le silence
se fait peu à peu dans cette région tout h l'heure
encore si mouvementée. Il nous souvient d'une fin
d'après-midi où nous nous sommes avancés sur la
route de Kavadar jusqu'au pont — détruit par nos
troupes — de la Cerna. Quelques jours plus tôt,
cette route était, sur une bonne partie de son
parcours, bordée par les campements français.
Maintenant, c'est la solitude, c'est le silence, ce
silence spécial aux temps de neige, avec les teintes
particulières à ces journées d'hiver. Sur la route
oii glisse et patauge mon cheval, on n'aperçoit
(ju'un convoi de muletiers porteurs de provisions
pour nos derniers défenseurs; dans la plaine,
quelques chiens errants. Et là-bas, de l'autre côté
de la Cerna, les hauteurs occupées par les Bul-
II. 25
386 IMPRESSIONS DE GUERRE
gares, hauteurs dont la taille s'exagère aujour-
d'hui, par suite de leurs névés éphémères, s'es-
tompent dans un brouillard mauve.
Notre tour est venu de nous en aller aussi et
nous repartons vers Krivolak, la gare où nous
sommes arrivés, celle par où nous avons à nous
rembarquer. Oh ! la triste journée, commencée
dès l'aube, sur le chemin souvent transformé en
patinoire glissante, où nos mulets et chevaux,
pourtant ferrés à glace, ont quelque peine à pro-
gresser! Puis c'est l'attente pendant de longues
heures, dans la boue que le dégel amène et que
malaxent les convois aux abords de la gare.
L'obscurité vient et nous patientons toujours,
errant dans le même marécage. Les Bulgares
envoient quelques salves d'artillerie, avec l'ineffi-
cacité propre à leur tir dans cette région. Et nos
chevaux et nos voitures sont enfin embarqués,
difficilement, dans la nuit à peine éclairée de
quelques lanternes, par des équipes de soldats
transis et fatigués. Le train s'ébranle pour redes-
cendre la vallée du Vardar; nous n'avons guère
plus de 30 kilomètres à faire et cependant, le ma-
tin est déjà venu quand nous sommes à destina-
tion.
Stroumitza, où nous nous arrêtons, marque
l'étape où notre division devra tenir quelques
jours, en attendant que d'autres troupes redes-
cendent à leur tour. A la gare, un vénérable adju-
Dli BRUXELLES A SALONIQUE .187
darit m'aborde, en voyant ma soutane. Il porte
une barbe superbe et sa physionomie n'est point
celle d'un soldat ordinaire. En causant, j'apprends
que j'ai devant moi un Père assomptionniste, de-
puis vingt-six ans missionnaire en ces parages,
(jui, pendant la première guerre balkanique, fut
lui-môme aumônier dans l'armée serbe et qui,
présentement, sert d'interprète au corps expédi-
tionnaire. Il donne d'intéressants détails sur les
Bulgares. La guerre actuelle ne suscite chez eux,
me dit-il, aucun enthousiasme, le peuple marche
volontiers contre les Serbes, parce qu'il y a entre
les deux nations des iiaines vivaces et anciennes,
mais il n'a point d'animosité spéciale contre les
Français. Quant aux Russes, on a été obligé,
paraît-il, de faire appel à des divisions turques
pour garnir la frontière du côté où pourraient
venir les soldats slaves, car les Bulgares n'auraient
point consenti à combattre ceux qu'ils regardent
toujours comme leurs libérateurs. Le Père me ra-
conte encore qu'appelé tout récemment par ses
fonctions à interroger un sous-lieutenant bulgare
blessé, il n'a pas été peu surpris de se trouver en
face d'un de ses anciens élèves de Philippoj)oh,
qui lui-même ne cachait ni son émotion de revoir
son professeur, ni sa satisfaction d'en avoir lini
personnellement avec une guerre déplaisante. Une
transformation heureuse nous attendait à Slrou-
mitza : le soleil s'y montre radieux, séchant capotes
388 IMPRESSIONS DE GUERRE
et chaussures, dissipant presque le souvenir des
mauvaises heures récentes. Notre camp a un
aspect joyeux, au milieu de mûriers, entouré de
collines couvertes de houx. Un village le domine,^
mais la population elle-même est beaucoup plus
sympathique que les demi-sauvages des régions-
parcourues jusqu'ici. Nous sommes toujours en
Macédoine, mais ces gens sont de race serbe. Peu
d'hommes sont restés, parce que la guerre les a
réclamés. Les femmes portent des robes claires et
une large ceinture rayée, d'étoffe voyante, dont
un large pan retombe presque jusqu'aux pieds.
Nous coulons là deux ou trois jours heureux et
sans histoire. Mais, un soir, quelques soldats
blessés d'un des régiments qui nous flanquent à
l'ouest, arrivent avec d'assez mauvaises nouvelles.
Un bataillon a été surpris, à l'heure de la soupe,
dans un village de la montagne; il s'est retiré
précipitamment, éprouvant quelques pertes. Par
ailleurs, au nord, vers Demir-Kapou, l'ennemi
s'avance. Il est temps d'accélérer un peu la re-
traite et presque tous les éléments qui campent
avec nous reçoivent l'ordre de se replier, dans la
nuit même. Comme on nous signale des blessés
qui seraient restés dans la montagne, au poste de
secours du bataillon un peu bousculé tout à l'heure,
un groupe de brancardiers part avec quelques
mulets dans cette direction; je me joins à leur
convoi. Un homme du pays nous sert de guide, à
DE BRUXELLES A SALONIQUE 389
nous et à une compagnie de chasseurs à pied
qui monte là-liaut, avec d'autres renforts, en vue
des combats probables pour le lendemain. Sans
lumière et presque en silence, nous nous en
allons par un sentier où les mulets ont cent fois
l'occasion de mériter leur réputation de grimpeurs,
où les piétons trouvent autant de dangers de re-
cueillir des entorses. A mi-cliemin, les chasseurs
à pied s'arrêtent un moment, nos mulets les imitent
■et nous continuons, à quatre, toujours sous la
direction de notre montagnard. Un torrent à tra-
verser sur quelques pierres, une colline à con-
tourner, et nous arrivons à quelques taclies
blanches étendues sur la terre. Ces taches repré-
sentent le médecin et les brancardiers que nous
recherchons et qui dorment, plutôt mal que bien,
sur le sol liumide. Ils nous apprennent que leurs
blessés ont pu être reconduits jusqu'au village
avant notre arrivée et même avant la chute com-
plète du jour. Tant mieux; nos mulets, dans la
nuit, n'auraient jamais réaUsé la gymnastique du
retour sans risquer d'achever les patients aven-
turés sur leur dos.
Pourtant, comme je n'ai plus de tente oîi reposer
ma tête — tous nos bagages sont partis tout à
l'heure avec les convois en retraite — et comme
je prévois une journée mouvementée, je demeure
à errer longtemps sur le sentier, tout lier de
pouvoir utiliser mes connaissances fraîchement
390 IMPRESSIONS DE GUERRE
acquises et de guider, tel un vrai montagnard, les
nouveaux renforts qui surviennent et qui cherchent
leur voie.
Tous ces renforts étaient à leur place et les
mitrailleuses garnissaient les crêtes, quand les
Bulgares attaquèrent, d'ailleurs assez mollement,
quelques heures plus tard. Leur but principal
semblait être, ce jour-là, de filer le long d'une
partie du front défendu par les Français pour
gagner plus vite la vallée du Vardar et troubler la
retraite des éléments qui continuaient à se replier.
Pourtant, dans l'après-midi, ils essayèrent de dé-
border l'une de nos sections établie sur une crête;
le mouvement, enrayé en temps voulu, n'eut pas
de suites et la nuit vint calmant les ardeurs belli-
queuses de l'ennemi. Mais au jour suivant l'at
taque fut plus vive, plus nombreux les effectifs
lancés contre nos compagnies. Les balles sifflaient,
plus méchantes, un peu dans tous les replis de la
petite montagne et même, dans un recul momen-
tané de nos soldats, le seul sentier de retraite,
exactement repéré par l'artillerie, se voyait arrosé
de shrapnells, sitôt qu'y paraissaient les mulets
des mitrailleurs. Le soir vint, on avait cédé
quelque terrain, perdu un peu de monde, mais on
avait tenu les positions essentielles pendant les
heures nécessaires où l'on était de faction.
Et ce fut encore la consigne toujours observée
des jours qui suivirent. A mesure que les troupes
DE BRUXELLES A SALONIQUE 391
françaises se rapprocliaicnt de la Grèce, les Bul-
gares devenaient plus pressants, on peut même se
demander si dans les dernières heures ils étaient
encore seuls et surtout s'ils n'avaient point reçu
de leurs puissants alliés du matériel de guerre. On
vit reparaître alors dans les plaines de Macédoine
les nuages noirs qui inarquent, ailleurs, l'éclate-
ment des classi(jucs « marmites ». Un jour, dès
l'aube et jusqu'à midi, en dépit d'un brouillard
intense, les mitrailleuses, des deux côtés, n'arrê-
tèrent guère leur tic tac meurtrier. Ce jour-là, les
blessés furent évidemment plus nombreux chez
nous que d'ordinaire, si les pertes des gros batail-
lons ennemis furent considérables. Presque tous
les régiments engagés connurent des moments
difdciles ; des compagnies entières se crurent
cernées et prises, mais réussirent pourtant à se
dégager et à rejoindre. Ce fut une retraite mou-
vementée pour tous, pour quelques-uns tragique,
mais rien ne ressembla moins à une déroute que
cette marche de la petite armée emportant son
matériel à peu près intact, et toujours assez forte
pour contenir un adversaire numériquement très
supérieur. De dire pourtant ce qui serait ad-
venu si l'unique piste, coupée de gués fréquents,
avait été déjà détériorée par les pluies abondantes
qui tombèrent quelques jours plus tard, nous
n'avons ni la mission ni la compétence; mais le
ciel nous fut clément et la terre macédonienne
392 IMPRESSIONS DE GUERRE
ne garda aucun des nombreux convois qui la fou
1èr ent.
Lorsque notre convoi personnel atteignit à pied
la frontière grecque, au soir du samedi 11 dé-
cembre, trois semaines après l'avoir franchie en
ce même point dans notre marche en avant, l'obs-
curité était déjà venue. Après avoir traversé la
voie du chemin de fer, nous nous arrêtâmes un
moment. Déjà les dépendances de la gare de Guev-
gueli flambaient dans la nuit. Il importait de ne
laisser rien d'utilisable aux Bulgares qui seraient
là dans quelques heures. Un vaste bâtiment s'allu-
mait progressivement, le feu couvait le long de sa
toiture, semblant de loin enflammer les cordons de
gaz d'un palais en fête. L'expédition serbe, tout
au moins l'un de ses chapitres, se fermait triste-
ment sur cette vision d'incendie. Alors nous avons
passé le Vardar sur le magnifique pont de fer déjà
miné par le génie et qui sauterait le lendemain
matin. Désormais nous sommes en territoire grec
où nous avançons toute la nuit.
Les Bulgares passeront-ils cette même fron-
tière? Telle était la question qui se posait immé-
diate et l'on s'est encore retourné pour attendre et
faire face. Nul n'a rien vu venir et le corps expé-
ditionnaire a opéré une nouvelle concentration.
Désormais c'est la période d'arrêt, après quelques
étapes faites sous la pluie torrentielle, c'est l'arrêt
dans la boue qui ne nous laisse rien à envier à nos
DE BRUXELLES A SALONIQUE 393
frères des trancliées françaises. Et revenus de
l'expédition où les nouvelles ne nous atteignaient
guère, nous avons lu quelques journaux locaux,
nous en avons reçu d'autres en nos courriers plus
ou moins tardifs. Nous avons vu que là-bas on
iliscutait notre cas et notre avenir, nous n'avons
pas encore bien démêlé quel serait notre sort. Ver-
rons-nous de graves événements ultérieurs ou
bien resterons-nous l'arme au pied, en laissant
faire le temps, à défaut d'une vaillance réelle mais
inégale à la tâche ? Que les responsables pro-
noncent, et que Dieu bénisse leurs desseins. Le
rôle du narrateur se termine ici.
Henri du P...,
Aumônier de la N' division.
Janvier 1915.
4. — Sur la frontière grecque.
NE VOlS-TU RIEN VENIR.'
Au bas du village dont les murs d'argile rouge
se détachent sur le tapis vert du sol, sur le fond
souvent violet des montagnes proches, il est un
ravin où poussent les mûriers et les vignes rede-
venues sauvages. Deux lilets d'eau s'y précipitent,
394 IMPRESSIONS DE GUERRE
affectant des allures de torrents sur des cascades
en miniature. Autour d'une petite place, posée
dans un élargissement du fossé, des tentes recou-
vertes de feuillage, des tonnelles, un pont rus-
tique. Quelques chevaux, quelques mulets sont
attachés aux arbres, une poule avec sa couvée de
poussins cherchant sa pitance. Est-ce un village
suisse comme on en montre parfois aux exposi-
tions parisiennes? Non, nous sommes en Macé-
doine grecque, les ruisselets déversent leurs eaux
dans le Vardar qui coule au bas de la pente, le
campement est celui des Français, nomades par
devoir, venus en ces régions lointaines pour com-
battre les Barbares.
Pourquoi ces combattants en expectative ont-ils
planté leur tente dans ce ravin peut-être pitto-
resque, mais sûrement inconfortable, où présente-
ment la pluie les inonde à moins que le soleil ne
les grille? Ce n'est point affaire de goûts bucoli-
ques maintenus même au milieu des heures belli-
queuses, mais il est à cette résidence plus d'une
raison valable. D'abord le village voisin est en
piteux état, comme presque tous ses semblables de
cette région macédonienne. Les guerres d'il y a
trois ans n'ont pas eu besoin d'engins perfectionnés
pour jeter bas nombre des mauvaises masures qui
formaient les agglomérations campagnardes. Au-
jourd'hui, toutes ces petites localités sont aux trois
quarts en ruines. Il en est une, par exemple, non
DE BRUXELLES A SALONIQUE 395
loin d'ici, où l'on chercherait en vain une toiture
en place, seuls des pans de murs délimitent encore
la surface des maisons d'autrefois. Les habitants
ont fui ces demeures trop incomplètes pour être
encore hospitalières, mais d'autres habitués du
village n'ont point voulu céder la place. Les cigo-
gnes ont bâti leurs nids dans les arbres qui bordent
la petite rivière ; placides et familières, elles ac-
cueillent dans leur domaine le troupier émigré.
D'ailleurs un trait au moins de leurs mœurs s'ac-
corde, de façon fortuite, avec le cadre de guerre :
rien ne ressemble au bruit de la mitrailleuse homi-
cide comme le claquement de bec habituel à ces
oiseaux de la paix.
Mais revenons à notre village, ou plutôt au vil-
lage qui pourrait être nôtre si nous ne nous en
étions écartés. Chez lui quelques maisons subsis-
tent encore, capables d'offrir un abri, surtout à des
gens qui n'ont plus connu, depuis six mois, le luxe
d'une bâtisse à peu près stable.
Seulement les villages sont endroits malsains
dans ce pays où ne passent point seulement les
cigognes en un grand vol plané. D'autres oiseaux,
d'humeur plus farouche, circulent fréquemment,
de jour et même de nuit. Icare, l'ancêtre des avia-
teurs eut, dit-on, en cette région, des expériences
malheureuses qui finirent par un plongeon dans
une mer voisine. Ses descendants, les hommes
volants d'aujourd'hui, passent et repassent, au
396 IMPRESSIONS DE GUERRE
contraire, sous le ciel de la Grèce et jettent un
coup (l'œil inquisiteur sur la région qu'ils domi-
nent. C'est pourquoi mieux vaut se tapir pour ne
point faciliter les choses à l'artillerie d'en face, ni
servir d'objectif à quelques bombes descendues du
ciel bleu.
D'ailleurs même les indigènes ont abandonné la
place et se sont retirés, pour la plupart, en des
zones plus calmes que celles des armées. Nous
avons assisté à leur exode pitoyable comme celui
des fugitifs de France devant l'invasion des pre-
miers mois. Eux aussi, les partants de Macédoine^
avaient entassé leurs trésors hétéroclites sur leurs
charrettes de culture. Mais les charrettes étaient
seulement de forme plus mérovingienne etl' attelage
des petits bœufs gris s'en allait lentement, comme
à regret, conduit par leur guide aux haillons ba-
riolés. Ces partants n'avaient point pourtant d'at-
taches bien profondes dans le pays même. Il y a
seulement trois ans, quand les Grecs se firent
adjuger cette portion de terre macédonienne, X...,
le petit village qui domine notre ravin, était habité
de Turcs et de Bulgares. Soit qu'ils aient fui, sans
esprit de retour, lors des luttes qui ont eu leurs
vallons pour théâtre, soit que les nouveaux maî-
tres leur aient signifié un définitif congé, tous ces
indigènes ont disparu. Alors la Grèce fit appel,
pour repeupler son nouveau domaine, à des élé-
ments de race hellénique qui avaient quitté la mère
DE BRUXELLES A SALONIQUE 397
patrie. Elle leur fît sans doute un tableau st'^duisant
des provinces offertes à leur zèle colonisateur. Les
émigrés revinrent, ils revinrent de Thrace, d'Asie
Mineure, des régions caucasiennes; pendant trois
ans, ils s'applaudirent (encore n'est-ce pas très sûr)
d'être entrés dans la terre promise. Mais aujour-
d'hui un nouveau départ s'impose à ces déracinés
Les Français ne sont pourtant pas les seuls à
occuper actuellement cette région frontière, le bleu
horizon et le kaki n'ont pas le monopole des vête-
ments qui se portent ici. Toute une phalange d'ou-
vriers a été recrutée pour la confection des routes
et quand ces cantonniers partent au travail, la pelle
ou la pioche sur l'épaule, c'est une variété de cos-
tumes qui défilent avec le bataillon. Les larges
ceintures rouges, les immenses fonds de culottes,
les fez ou les bonnets, les sandales, les gilets
bizarres et la peau des visages tannés, tout cela
demanderait les nuances d'une palette assortie et
tout cela désespère nos photographes dont les
plaques se refusent à enregistrer les couleurs.
Ces travailleurs sont, nous l'avons dit, des
étrangers au pays. Dans le village à peu près vide
de ses habitants normaux, un peu à l'écart et en
contre-bas, l'église est demeurée intacte, si les pa-
roissiens et le pasteur se sont éloignés. C'est une
église bulgare, puisque le pays était naguère
encore partiellement occupé par des Bulgares, tan-
dis que les Turcs avaient, sur la j)lace même du
398 IMPRESSIONS DE GUERRE
village, leur mosquée restée maintenant sans affec-
tation. Mais depuis trois ans, les Grecs ortho-
doxes installés à X .. avaient naturellement utilisé
l'église pour leur culte. Du temple lui-même, il
n'y a rien à dire. On y retrouve la disposition
ordinaire, beaucoup de bariolage sur les piliers de
bois et le plafond. Dans le bas, séparé du reste par
une cloison à claire-voie, se trouve l'espace ré-
servé aux femmes, espace surmonté lui-même
d'une tribune. Le chœur est évidemment séparé
aussi de la nef par la paroi de l'iconostase qui
porte toutes les figures de saints devant lesquelles
brûlent de nombreuses lampes. Au centre de cette
paroi un espace libre permet d'apercevoir l'autel,
mais un voile cache cet autel, suivant la coutume
grecque, au moment le plus solennel de la messe.
L'église était vide ; nous y avons installé une
table, bien en évidence, au milieu de la nef, devant
l'iconostase.
C'est là que, le jour de Pâques notamment, sur
un autel garni de feuillages et de fleurs cham-
pêtres, la messe a été célébrée, avec cette simpli-
cité que veulent les circonstances, mais qui ne
détruit pas la solennité religieuse. Et tous les pa-
roissiens d'un jour de cette paroisse d'occasion,
par cette matinée radieuse et chaude, songeaient,
sans doute, aux cloches de Pâques qui sonnaient,
malgré la tristesse, dans leurs clochers de France
et qui, de loin, leur donnaient rendez-vous pour
DE BRUXELLES A SALONIQUE 89»
l'ail procliain à pareille date... au plus tard. Celte
cérémonie presque régulière, dans une église véri-
table, n'était pas uni(jue pour la région.
Ici, plus que partout ailleurs, c'est l'exception
qui devient la règle, la voftte du ciel est à peu près la
seule que connaissent nos cérémonies religieuses,
à moins qu'une toile de tente ne protège des
atteintes directes du soleil heureusement presque
toujours fidèle à nos fêtes, du vent qui soufUe les
lumières. Pâques surtout vit s'improviser plus
d'un autel, au creux des rociiers, dans le fond des
ravins, et nombre de soldats vinrent s agenouiller
sur le sol pour recevoir leur Dieu.
Mais la guerre, oîi est-elle en tout ceci et quelles
en sont les manifestations? La guerre n'est pas ici
évidemment à l'état aigu. Les Allemands sont
devant nous, pas très loin, flanqués de leurs amis
les Bulgares. On sait (jue même ils sont en Grèce,
puiscju'en ces derniers temps ils ont franchi la
frontière qu'ils avaient respectée trois mois, après
la conquête de la Macédoine serbe et la retraite de
l'armée française. Maintenant ils ont pénétré de
quelques kilomètres et c'est peut-être (nous ne
sommes pas dans les secrets stratégiques) pour
empêcher le progrès de cette marche en avant que
nos troupes sont en partie venues du camp relran-
ciié de Salonique occuper des positions aussi plus
avancées.
Depuis que les adversaires se sont ainsi rappro-
400 IMPRESSIONS DE GUERRE
chés, il y a ce que nos communiqués pourraient
définir « activité moyenne de l'artillerie ». 11 y a
même une activité intense de nos avions. Les
autres, ceux de l'ennemi, viennent bien aussi nous
rendre visite et se font réaccompagner jusqu'à
leurs lignes par des obus souvent fort bien pointés.
C'est tout un art, et un art difficile que le tir à
l'aéroplane. Les artilleurs avouent y rencontrer
des problèmes ardus et ne disposent souvent, pour
les résoudre, que de moyens de fortune. Mais ici
(et, sans doute, ailleurs) se trouvent des spécia-
listes et des instruments spéciaux. La poursuite de
l'ennemi dans les airs devient un spectacle qu'on
admire d'en bas, en oubliant, plus ou moins volon-
tairement, que malgré tout l'ennemi est un
homme. Depuis nombre de semaines, alors même
que les troupes françaises étaient toutes encore
retranchées dans leur camp, les avions, de part et
d'autre, firent leur besogne. Les nôtres partaient
quelquefois, en bandes, comme des oiseaux migra-
teurs, et les échos lointains nous apportaient le
bruit des bombes lancées sur les campements de
l'adversaire. Les Allemands rendaient la politesse,
mais avec moins d'envergure. Les journaux, même
français, ont signalé leurs raids sur Salonique et
les environs, avec accompagnement de zeppelins.
Une nuit, l'une de ces lourdes machines, par un
ciel assez nuageux, vint ronronner autour de notre
campement personnel. On entendait très distinc-
DE BRUXELLES A SALONIQUE 401
tement le moteur, on ne pouvait distinguer l'appa-
reil lui-même. Les bombes dont il gratifia la cam-
pagne eurent moins d'effets meurtriers que celles
dont ses congénères arrosèrent la ville en d'autres
circonstances. Seul, un pauvre canonnier suc-
comba, au moins indirectement, sous leurs coups,
écrasé par l'éboulement (ju'un projectile avait
provo({ué.
Ces expéditions aériennes amènent des combats
entre avions. Les nôtres comptent plus de victimes
à leur actif (|u'ils n'ont subi de pertes. Tout à
l'heure nous exagérions tout de même la supério-
rité des temps nouveaux sur l'antiquité, quand
nous parlions des progrès accomplis depuis le vol
d'Icare. Par deux fois, les légers appareils, l'un
français, l'autre allemand, vinrent s'abattre, eux
aussi, dans les eaux d'un lac, tuant, hélas! les
passagers dans leur cimtc. Il est vrai que, dans
les deux cas, l'adversaire leur avait, plus ou moins
directement, brisé les ailes.
Tout ne se passe plus en l'air, maintenant que les
lignes sont en face l'une de l'autre. Le bombarde-
ment réciproque a conunencé,il se continue quand
l'un des adversaires aperçoit ou croit apercevoir
un objectif de choix. Et parfois les lourdes mar-
mites arrivent, hurlantes, pour s'écraser avec
fracas. Parfois aussi, dans la nuit, les patrouilles
avancées en viennent aux mains, y laissent qucl-
(jues-uns des leurs ou ramènent quelques-uns des
II. 28
402 IMPRESSIONS DE GUERRE
autres. Notre petit cimetière à X... contient une
douzaine de tombes fraîches, marquées, sur le tertre
même, d'une croix de cailloux blancs, et bordées
de gazon. Une autre croix de bois porte le nom de
celui qui est venu jusqu'ici tomber pour la patrie
lointaine.
Ces épisodes de guerre, tristes ou mouvementés,
nous rappelleraient, s'il en était besoin, le grand
drame où nous jouons un rôle momentanément
effacé. Durant trois mois, au camp retranché de
Salonique, la guerre active nous apparaissait plus
lointaine encore et les soldats maniaient la pelle
beaucoup plus souvent que le fusil. Les fossés se
creusaient dans un enchevêtrement calculé, les
uns parallèles à ce grand fossé plein d'eau, le
Vardar, la dernière des lignes défensives, les autres
s'en allant en zigzags multiples, le tout abondam-
ment muni de fils de fer. Derrière ces enceintes
rébarbatives, le camp dans l'immense plaine val-
lonnée s'aménageait presque pour le confort. On
y creusait des puits, on y délimitait des jardins •
où déjà poussaient les radis roses, où les salades
donnaient bon espoir. Plus d'un soldat même avait
abandonné les armes pour la houlette et quelques
bergers bleu horizon promenaient par la plaine le
troupeau de leur régiment. Les habitations affec-
taient toutes les formes, tentes oblongues ou ma-
rabouts ronds et pointus, cabanes de roseaux,
DR BRUXF.LLRS A SALONIQUR 403
huttes en terre, cavernes au liane d'un ravin,
quelcjues maisons môme en vrai ciment, en pierres
autlientiques. Un Decau ville aidait au ravitaille-
ment ordinaire des unités plus lointaines, en
attendant de servir au ravitaillement éventuel de
la grosse artillerie. Il avait fallu travailler ferme
pour mener à bien ces travaux de la guerre et, de
la paix, le troupier d'Orient n'a pas connu beau-
coup de loisirs.
Maintenant la plupart des auteurs de ces mer-
veilles ont dû laisser derrière eux et à des succes-
seurs le fruit de leur travail ; ils ont avancé,
comme nous l'avons dit. Le camp apparaît comme
la citadelle formidable où l'on reviendrait s'enfer-
mer en cas de besoin. Mais l'on songe plutôt à
partir plus en avant encore. L'on songe surtout,
sans regret pour cette terre, étrangère remuée au
prix d'un constant labeur, à l'autre terre quittée
depuis six mois et vers laquelle se tendent la
pensée et les vœux. Périodiquement circule, par
ici, le bruit du retour en France, et les moins naïfs
se défendent mal de s'y laisser prendre, parce
qu'on est toujours un peu dupe de ses propres
désirs. Quand le courrier se fait attendre, la poste
recueille une ample moisson de malédictions et
Verdun nous intéresse plus que tous les hameaux
grecs de la région frontière. Presque tous les sol-
dats d'ici ont connu le front français ou celui des
Dardanelles; dans l'attente d'un avenir incertain.
404 IMPRESSIONS DE GUERRE
ils s'amusent, un instant, du spectacle exotique
que les hasards de la guerre leur ont montré. Mais
le spectacle est monotone, les comparaisons con-
cluent à l'avantage du vieux pays que l'on aspire
à retrouver. L'herbe verdoie, les pistes poudroient
et l'on ne voit rien venir, tandis que le soleil
monte plus chaud à l'horizon. Les Serbes peut-
être? ou les Russes encore? Pâques est passé,
la Trinité s'approche. N'importe, si l'on grogne
parfois, l'on est prêt à marcher toujours, par le
chemin que l'on ignore, qui sera bon dès lors qu'il
mène à la victoire.
Henri du P...,
Aumônier de la N* division.
Mai 1916.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos.
LIVRE PREMIER
IMAGES DE LA GRANDE GUERRE
I. — En Cliampagne 3
1. — Rolèvc de blesses à la Butte de Taliure
(13-15 octobre 1915) 3
2. — DouK marsouins de 1915. 24
3. — La confession du Juif. . . 57
IL — En Artois 62
1. — Une Saint-Martin inouvementée (11 no-
vembre 1915) 62
2. — Au seuil de la terre natale (mai-avril 1915). 80
3. — Ma batterie pondant l'offensive {H-21 sep-
tembre 1915) 95
4. — Sur les pentes de Notre-Dame-de-Loretle
(juillet-septembre 1915) 107
8 1. — Lettres à Notre-Dame 107
I 2. — Leurs paroles 115
5 3. — L'abbé Jose(>b Régal, Savoyard 122
5. — Le prisonnier 139
III. — Dans la fournai!^e de Verdun (février-mars 1916).. 144
1. — La dernière barrière (26-29 février 1916)... 144
2. — En réserve sous les obus (l"-8 mars j916). 17»
3. — Retour de Verdun 199
406 IMPRESSIONS DE GUERRE
IV. - La guerre de détail (avril-juin 1916) 217
1 . — Le cadre et la vie 217
2. — Les actions militaires 240
3. — Un brave 271
LIVRE II
DE BRUXELLES A SALONIQUE
I. — La Belgique sous le joug (191 S) 291
II. — Avec les Anglais dans les Flandres (septembre 1914-
avril 1916) 339
III. — Lettres d'Orient (octobre 1914-mai 1916) 361
1 . — En route vers la Serbie 361
2. — Salonique 366
3. — En Serbie 377
4. — Sur la frontière grecque 393
Table pes matières 40&
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